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Mwaramutse, Léon!

La pluie battait la mesure tandis que le vent hurlait sa rage en s’engouffrant dans les moindres rues de la ville côtière. Cette ville qui avait troqué son nom contre un autre. Plus symbolique. Plus fédérateur. Pour rendre hommage à toutes celles et ceux qui avaient fui jusqu’à prendre racine dans ce nouveau port d’attache. Leur ville adoptive, tranquille, métissée, inspirante qui portait le très joli nom de Peuples. Cette nuit, nulle âme n’errait dans ses ruelles. La tempête bousculait les habitudes des habitants qui se terraient dans leurs maisons.

Léon, jeune exilé, fragilisé par des évènements passés et par sa récente traversée, venait de s’ancrer dans sa nouvelle ville. De sa fenêtre, il regardait la pluie tomber en étant convaincu que les éléments qui se déchaînaient, étaient les messagers d’une mauvaise nouvelle. Depuis qu’il avait posé le pied sur la terre de Peuples, Léon se méfiait de tout: des paroles murmurées dans son dos, des regards posés sur sa nuque, des sourires portés à son visage. Et pourtant…Pourtant, Peuples offrait tout. Le gîte, le couvert, la tranquillité. L’assurance d’une vie meilleure. Mais quelque chose troublait Léon. Pire, l’obsédait. Lui et ses compagnons étaient liés par un langage commun. Unique. Le français. Dont les habitants de Peuples les encourageaient à s’y déshabituer. Et cela, il ne parvenait pas à le comprendre.

Le lendemain, une certaine sérénité imposait sa cadence tandis que le soleil et une légère brise tenaient les rôles principaux de la scène climatique ambiante. Comme tous les matins depuis leur arrivée, Léon et ses compagnons participaient à des cours de soutien aux langues natales. Il s’agissait de revenir aux mots et à la musicalité dans lesquels ils avaient baigné durant toute leur enfance. La langue de l’amour, des berceuses, des premières histoires, des éclats de joie, des premiers pas. La langue appartenant aux souvenirs, enfouie dans un passé souvent tourmenté. Pourtant, les habitants de Peuples avaient la conviction que tous ces exilés devaient la retrouver car elle était le témoin de leur histoire, d’une filiation, d’une appartenance. Le signe qu’ils étaient tous et toutes sujets. Les différences n’étaient plus des stigmates, mais des richesses que tous les habitants de cette ville valorisaient. Les mines perplexes de certains obtenaient comme réponses sourires et regards bienveillants. Ils n’étaient plus habitués et avaient perdu depuis longtemps la saveur de la sollicitude à leur égard. C’était le cas de Léon. Il ne parvenait pas à accorder sa confiance à ceux et celles qui faisaient partie de son nouvel environnement. Il participait depuis plus de trois semaines au cours de langue maternelle, le kinyarwanda et progressait très lentement. Il avait dépensé tellement d’énergie à l’abandonner pour le français, qui lui était difficile de se mettre en chemin pour la retrouver. Il était pourtant bien accompagné et les professeurs lui témoignaient beaucoup de patience. Mais rien n’y faisait. Léon résistait. Pire, il ne comprenait pas la pugnacité des bénévoles. Ces derniers passaient de l’ambele à l’arabe, au lingala ou au kinyarwanda et à bien d’autres encore. Les mots se croisaient sans se heurter. Les barrières étaient levées et la magie opérait car toutes les langues cohabitaient. Mais Léon résistait.

— Sinon, comment va-t-on se comprendre?

— Personne ici ne vous empêche de parler français. Au contraire.

— Mais alors pourquoi vous nous donnez des cours de langue maternelle?

— Parce qu’elle fait partie de vous. De votre histoire. Il serait dommage de ne pas la pratiquer. Chaque langue est vivante et est l’égale d’une autre.

— Mensonge! Il y en aura toujours une pour dominer l’autre.

L’âpreté de la voix de Léon ne semblait pas offusquer la professeure du jour. Au contraire, elle lui offrit un sourire.

— Je ne partage pas votre avis, mais je le comprends.

La jeune femme se leva et posa main sur son épaule.

— Je vous propose qu’on stoppe la séance pour aujourd’hui.

La douceur de la professeure laissa le jeune homme interdit.

— Je vous dis à demain Léon.

Il ne répondit pas. Il y avait si longtemps qu’une étrangère ne lui avait témoigné autant d’égards. Une étrangère qui l’avait appelé par son prénom.

Léon regagna son foyer tandis que diverses pensées papillonnaient dans sa tête. Lorsqu’il avait quitté son pays, il s’était résolu à se fondre dans la masse. À ne pas se faire remarquer et n’être qu’une ombre. Ils avaient trop entendu de discours négatifs sur l’accueil des étrangers. Or, depuis son arrivée on l’assignait à toute autre chose: être lui-même. Se différencier des autres, et cela tout en douceur. Mais pour lui, cela cachait autre chose, car tant de bonté et d’ouverture étaient étranges. Voire suspectes. Cette certitude lui donna de l’énergie. Non pas pour s’accommoder des cours et autres propositions de ses nouveaux voisins. Mais bien pour se méfier davantage de ceux et celles qui désormais l’entouraient.

Le soir venu, Léon retrouva Jorge, un de ses colocataires. Ce dernier répétait quelques phrases dans sa langue natale.

— Pourquoi tu t’entêtes?

— M’entêter à quoi? rétorqua Jorge.

—  Réapprendre ta langue.

— Parce que j’aime la reparler.

— Bêtise! s’écria Léon.

— Et toi? Pourquoi tu t’entêtes?

Léon ne répondit rien. À quoi cela servirait? Jorge comme les autres étaient contaminés. Il le laissa sans un mot et s’enferma dans sa chambre.

La nuit venue, Léon ne trouva pas le sommeil car une voix le tint éveillé: “Attention Léon, il n’est pas normal que ces gens s’acharnent à vouloir te faire réapprendre ta langue”. Il n’y avait pourtant personne dans la chambre. “Enfin, tu vois bien que tu ne peux pas leur faire confiance”. Tout en étant conscient d’être seul, Léon ne put s’empêcher de rétorquer: “Et s’ils étaient sincères? Qu’ils croient vraiment que réapprendre notre langue est une bonne chose?”. “Ne sois pas idiot”, lui intima la voix. “Tu sais très bien ce que ces étrangers veulent”. Léon hocha la tête. Il savait qu’il n’était pas stupide. “Ils veulent profiter de toi en se montrant gentils. Méfie-toi de leur douceur. Et rappelle-toi de ce qu’on t’a dit avant de partir”. Léon se souvint. On lui avait dit qu’à cause de ses origines, il ne ferait jamais partie des leurs. On lui avait dit que la vie serait meilleure que chez lui, mais que cela avait un prix. Parfois, d’être humilié. Souvent, d’être nié. “J’ai pas oublié”, murmura le jeune homme. La voix ne répondit pas et ne se manifesta plus de la nuit. Au bout de plusieurs heures, un sommeil agité s’empara de Léon.

Le lendemain matin, il eut des difficultés à se lever. Il avait mauvaise mine et était en proie à quelques nausées.

— T’as vraiment une sale tête. Tu veux que j’appelle un docteur? demanda Jorge.

— Certainement pas, répondit Léon. On sait jamais qu’il me donne quelque chose pour m’empoisonner.

— Non, mais t’es sérieux? Tu sais quoi? Reste seul avec ta paranoïa!

Léon marmonna quelque chose entre ses dents tandis que son colocataire sortit de la pièce. Parano, assurément il ne l’était pas. En revanche, méfiance et soupçon continueraient à être ses alliés.

La journée passa et Léon resta seul avec ses idées. Mais au fil des heures, la solitude lui procura plus de sérénité et le soir, il se sentit apte à sortir de son antre pour rejoindre la fête organisée par les habitants de Peuples. La fête des langues vivantes.

Il faisait doux et le jeune homme savourait la plénitude de cette soirée. Au loin, il entendit les éclats d’une musique. Attiré par la mélodie, ses pas redoublèrent de cadence comme un insecte hypnotisé par la lumière d’un néon. Il parvint sur la place centrale de la ville et découvrit une mixité de personnes où exilés et natifs se confondaient. Des musiciens jouaient tandis que d’autres chantaient. Tantôt en français. Tantôt avec des mots venus d’ailleurs. La chanson métissée était mélodieuse. Vivante. Harmonieuse. Vibrante. Comme toutes ces personnes sur cette place. Il ne fallut pas beaucoup de temps pour que Léon la reconnaisse. Une chanson aux accents lointains, flirtant avec le français. Cela le plongea dans une vague de souvenirs. Indéniablement, sa langue maternelle n’était pas si éloignée que cela. “Ne l’écoute pas. Ne l’écoute pas”. La voix était revenue. “Ils veulent juste t’amadouer. Te rendre plus faible”. Léon essuya d’un revers une larme qui s’était échappée puis se fondit dans le décor, au milieu d’une foule joyeuse qui pétillait. Dans ses déambulations, il épiait les moindres mouvements de ceux et celles qui étaient à ses côtés. Sourires, rires et gestes doux tenaient les premiers rôles sur la place. Ils n’étaient que des flèches empoisonnées et Léon s’évertuait à les éviter. Alors qu’il poursuivait sa marche, il tomba sur la professeure qu’il avait eue la veille.

— Mwaramutse Léon! Mumeze mute uyu munsi?[1]

Léon comprit, mais ne répondit pas.

— Nishimiye kukubona.[2]

Le fait qu’elle insistait l’énerva, mais fit comme s’il n’avait pas entendu et poursuivit son chemin. Mais la jeune femme n’en resta pas là. Elle le suivit dans un recoin de la place. À l’ombre des regards.

— Byose ni byiza Léon? [3]

Mais qu’est-ce qu’elle voulait? “Attention Léon”. La voix était de retour.Méfie-toi”. La douceur du regard de la jeune femme le perturbait. “Ne te fie pas à elle”.

— Byose ni byiza Léon?

Puis elle enchaîna avec d’autres mots, familiers, emprunts d’amour et de nostalgie. “Arrête de l’écouter! Elle te fait du mal. Arrête, là”. La jeune femme poursuivait sa narration tout en posant sa main sur son épaule. “Stoppe là. Cela te fait du mal”! La douceur de la jeune femme se confrontait à la voix et Léon ne souhaitait qu’une seule chose, du silence. Mais cela continuait. Encore et encore. Tantôt la voix. Tantôt la jeune femme. Des effractions qui ne lui laissaient aucun répit. Il n’en pouvait plus. Mais pourquoi, insistait-elle? Pourquoi continuait-elle à lui parler? Quand est-ce que cela allait s’arrêter? Dans un geste éperdu, il mit sa main sur la bouche de la jeune femme en l’implorant de se taire.

— Ceceka! Ceceka! Ceceka[4].

Les larmes et des tremblements se mêlaient à sa plainte. La voix se manifesta en lui hurlant des ordres, mais il choisit de les nier. La jeune femme enleva délicatement la main de Léon, et ce dernier face à la douceur de la jeune femme, s’enfuit comme une ombre s’évaporant au milieu de la nuit.

Le lendemain, Léon fut assailli par un mal de tête et des acouphènes. Il ne se sentait nullement reposé et éprouvait des difficultés à se souvenir de ce qu’il avait fait avant de se coucher. Peu à peu, des images revinrent, accompagnées de quelques notes musicales. D’abord floues puis de plus en plus nettes. Son pouls s’accéléra. Une phrase. Un sourire. Une jeune femme. Alors qu’il commença à se cogner la tête avec son poing fermé, Jorge entra dans sa chambre.

— Bon dieu Léon, qu’est-ce que tu as?

Léon ne répondit rien.

— Hé, mon pote. Qu’est-ce qui t’arrive? T’es trempé de sueur.

Alors que Jorge s’apprêtait à lui dire quelque chose, quelqu’un sonna à la porte d’entrée. Le colocataire se leva et alla ouvrir. Léon perçut le son de deux voix puis des pas se rapprochèrent.

— Léon, y a un policier qui veut te parler.

Le jeune homme le regarda, se leva et le suivit. La fin venait-elle se présenter à lui?

L’homme assermenté se tenait debout au milieu du salon. Il lui adressa un “Bonjour Monsieur,” en lui tendant un objet. Le ton n’était ni menaçant. Ni sec. Ni condescendant.

— C’est à vous?

Léon baissa les yeux sur l’objet. C’était un portefeuille en cuir marron usagé. Son portefeuille. Avec ses papiers d’identité.

— Oui.

— C’est Pauline qui nous l’a ramené.

— Pauline?

— Oui, Pauline. Elle donne des cours de langue vivante.

La jeune femme de la veille n’était plus qu’une simple professeure. Elle avait désormais un prénom.

— Merci, ne put s’empêcher de dire Léon au jeune gendarme.

— Oh, moi je n’ai rien fait. C’est Pauline que vous devriez remercier.

Le gendarme lui adressa un dernier regard, un dernier sourire puis le quitta en lui lançant, “Belle journée à vous”.

Léon regagna sa chambre qu’il ne quitta pas de la journée. Je dois partir. Je dois partir. Il répétait en boucle cette ritournelle depuis que le gendarme l’avait laissé avec sa culpabilité. Je dois partir. Je dois partir. Pauline dirait qu’il l’avait agressée la veille. C’était imminent. Léon lança quelques affaires dans un sac puis attendit. Ils vont venir me chercher. Il attendit. Mais personne ne vint. Il attendit. Et le jour fila sans que personne ne vienne se présenter à lui.

La nuit venue, Léon n’était plus que l’ombre de lui-même et sans bruit, il quitta la maison qui l’avait accueilli depuis plusieurs semaines. La fuite était la seule issue et il foula chaque pavé jusqu’au port où une petite embarcation l’attendait. Il s’y glissa et à force de rames, il s’éloigna et abandonna Peuples. Mais comme son départ, il n’avait pas prévu le reste. Un vent s’éveilla et la mer d’huile se métamorphosa en une masse déchaînée. Des vagues se formèrent et se fracassèrent contre la bicoque de Léon. Ce dernier batailla contre les éléments, mais les forces l’abandonnèrent peu à peu. Il abdiqua, ferma les yeux et entonna une chanson. Une chanson en kinyarwanda.

— Monsieur?

Une voix.

— Monsieur, vous m’entendez?

Léon ouvrit un œil. Puis l’autre. Il était allongé avec une couverture dans une embarcation. Une autre que celle qu’il avait empruntée la veille.

— Nyakubahwa, urashobora kunyumva?[5]

Léon hocha la tête.

— Waduhaye ubwoba bukomeye[6].

Il ne rêvait pas. On s’inquiétait vraiment de lui en lui parlant dans sa langue natale.

— On va vous amener à Peuples. Tout ira bien Monsieur. Tout ira bien.

Léon referma les yeux et abdiqua. Il savait qu’il était vain de lutter car face à lui une nouvelle fois, une puissance s’était élevée. Non pas la mer. Non. Non pas la tempête. Non. Une autre contre laquelle il ne pouvait rien. Trop incarnée. Trop forte. Trop personnalisée et bien présente depuis qu’il avait foulé le sol de Peuples. Elle habitait le ton de cet homme, le regard de Pauline ou encore le sourire du policier. Elle empruntait les noms de douceur, solidarité, empathie ou encore fraternité et, aujourd’hui, elle l’avait sauvé.



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[1]Bonjour Léon! Comment vas-tu aujourd’hui?

[2]Je suis contente de te voir.

EEst-ce que tout va bien Léon?

[4]Taisez-vous! Taisez-vous! Taisez-vous!

[5]Monsieur, vous m’entendez?

[6]Vous nous avez fait une belle frayeur.

Mwaramutse, Léon!

?
France
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