top of page

Pas la queue d'une…

C’était tombé sur lui.

Ce qui s’appelle vraiment, abruptement, lourdement tomber.

Au tout début, il s’en était réjoui. Et puis, W. n’avait pu s’empêcher d’y voir comme un coup funeste du destin : comme un tirage mauvais du sort, et qui allait complètement changer le sien.

D’accord, il avait des antécédents. Il avait assisté à quelques réunions récentes, et sa présence avait semblé cautionner des propos débridés et sans nuances sur la nécessité de pérenniser la domination masculine, et la sacro-sainte répartition des rôles entre les sexes, validée par toutes les sociétés humaines ; et ainsi de laisser hors-champ les assauts contre le patriarcat, qui la fonde de toute éternité.

Il restait néanmoins circonspect : et ce qu’il se laissait aller à dire dans ces cénacles n’était qu’une répétition de lieux communs et de propos partout entendus qui, selon lui, restaient dans les limites de la bienséance. Car, étant animé d’une aversion profonde pour les débordements qu’on rencontre fréquemment dans ces sortes d’assemblées (les hommes entre eux, on sait quoi…), W. opérait une nette distinction entre « dire » et « proférer » : et son expérience lui permettait de voir de loin les inévitables dérapages. Assez vite, il se retirait en conséquence, en laissant ces tribunes aux adeptes des postures matamoresques et des mâles déclarations.

Était-ce cette retenue qui l’avait fait repérer, il ne pouvait l’affirmer. En tout cas, il avait été sincèrement surpris, quand on l’avait approché et transmis la proposition.

Et touché, bien sûr. Car W. avait ce qu’on appelle « une plume ». Il savait construire un raisonnement, charpenter une argumentation, tenir fermement la conduite d’un discours, en gommer les incohérences et en effacer les inconséquences, dans un langage châtié et dépourvu de fioritures. Et si cela devait passer par l’habillage, en termes seyants et dans une prose de bon aloi, de déclarations éculées ou de considérations simplistes, eh bien il l’assumait sans embarras. D’ailleurs, il n’avait jamais pris la peine de répondre à ses détracteurs, qui lui reprochaient pêle-mêle de contribuer, par sa plume trempée dans le fiel, à mettre à bas la logique et à distiller le doute sur le sens commun : et plus encore à ôter par avance tout crédit à un projet collectif. À peine avait-il consenti à glisser (en étant conscient du caractère ampoulé de la formule) qu’il « ne lui déplaisait pas de déplaire » : ce qui n’avait évidemment rien arrangé.

Sa mission, qui devait demeurer discrète, lui avait été confiée par un Comité, dont il ignorait jusque-là l’existence. On lui apprit incidemment que, s’il ne s’était constitué que dernièrement, la nécessité de sa création était depuis longtemps présente dans l’esprit de ses dirigeants. W. en avait rencontré quelques-uns. C’étaient des personnages plutôt pondérés, et manifestement issus de milieux aisés. Il comprit vite que, si l’origine des fonds nécessaires à organiser le travail était nébuleuse, il était clair qu’on ne lésinait pas sur les moyens : ses émoluments étaient plus que généreux et il put entreprendre aux frais du Comité plusieurs voyages pour rencontrer ce qu’on qualifiait de « correspondants étrangers » : de son propre aveu, ces rencontres-là ne lui furent d’aucun secours.

Cette mission était celle-ci : il s’agissait de « rajeunir », de « rafraîchir », de « civiliser », de « moderniser », bref de revoir de fond en comble les fondations de la domination masculine : de faire en sorte que cette domination soit perçue comme naturelle et que, désormais, elle ne soit pas constamment remise en cause. En somme, on le priait de trouver les moyens pour sortir d’une forteresse assiégée, et qui, à la longue, n’était plus sûre de résister aux assauts venant de toutes parts.

W savait que des entreprises, notamment transnationales, avaient créé en leur sein des « cellules », des « think tanks » ou des « laboratoires », composés de juristes, de techniciens et de scientifiques, chargés de livrer des scénarios crédibles « de crise » pouvant mettre en cause leur raison d’être dans les décennies à venir (en matière environnementale par exemple), et de déjouer ces contrariétés (l’armée française avait quant à elle innové en recrutant carrément des auteurs de science-fiction, priés d’imaginer les nouvelles menaces sur le territoire dans le futur, et les moyens d’y faire face). Ici, à proprement parler, ce n’était pas du même ordre, lui assurait-on : on n’était pas dans la prospective. Pour une raison simple : c’était maintenant que l’acharnement sur des idées qu’on qualifiait systématiquement de « rétrogrades » devait cesser, et que ces valeurs, forgées de longue date et qui avaient permis tant de progrès et tant de conquêtes à des civilisations diverses, devaient revenir en grâce.

Dès le début, W. avait senti la difficulté. Et celle-ci, non seulement se fit jour mais se manifesta d’une manière tout à fait concrète.

Il s’était entouré d’une importante documentation, avait beaucoup lu et élaboré un plan serré : à présent venait le moment de l’écriture. Moment de recueillement, moment sacré presque : où toute sa maîtrise, où toute sa science, où un peu de grâce aussi devaient s’incarner dans un texte bien pesé et bien balancé à la fois.

W. commença ainsi :

« On le sait, la domination masculi… »

Et rien d’autre ne vint. C’était là le fait troublant, l’intrinsèque difficulté qu’il devait affronter, la très concrète anomalie qu’il décelait dès cet inquiétant début. Il butait sur un mot, il ne pouvait aller au bout de la formule. Comme si la plume se rebiffait, pesait soudain si lourd qu’elle ne pouvait plus être soulevée, ni rien tracer.

Bandant toutes ses forces, il parvint à un résultat très légèrement meilleur lors de la tentative suivante :

« On le sait, la domination masculin… »

Il renonça, au bord de l’épuisement et sachant qu’il était vain de poursuivre pour l’instant. C’était vraiment singulier : il éprouvait une véritable paralysie en traçant cette formulation en apparence si simple et dont il avait si soigneusement préparé le développement. W. avait remarqué que son esprit semblait s’atrophier à mesure qu’il en traçait les lettres, et que sa main ralentissait puis s’immobilisait, sans pouvoir glisser plus loin sur la ligne. Assurément, c’était un piège, mais d’un genre spécial : d’autant plus imparable que non seulement il ne l’avait pas remarqué avant de chuter dedans, mais, ce piège, il se rendait compte qu’il n’avait été dressé par personne.

W. résolut de lutter de toutes ses forces contre cette inertie redoutable, quoiqu’il ne vît pas du tout comment pallier sa propre défaillance : mais il lui fallait agir, tant la crainte de n’être considéré et de rester comme un pâle histrion se faisait soudain jour chez lui.

En cours de « travail », un soupçon lui vint. Était-il vraiment le premier à qui l’on s’était adressé pour écrire cette défense – et il comprit vite que non. Et, les autres, se pouvait-il qu’ils soient atteints du même mal ? Il supposa vite que oui. Il chercha les autres : tout autant qu’ils le cherchèrent.

Ils se réunirent pour confronter leurs expériences. Et ce fut édifiant, puisque c’étaient strictement les mêmes.

L’un d’entre eux exposa clairement l’étendue du problème :

— C’est quelque chose de l’ordre de la malédiction : et elle est sur nous, dit-il gravement.

Y. expliqua que, quelles que soient les ruses et les circonvolutions que l’on adoptait pour contourner le problème, celui-ci émergeait toujours au même instant, comme une borne impossible à franchir. Inutile de finasser, poursuivit-il. Et comme pour le montrer preuve à l’appui, il s’empara d’une feuille de papier et se mit à lire :

— Qu’on le veuille ou non, quelles que soient les critiques, parfois justifiées, qui s’abattent sur elle, et avant d’en tracer ici les perspectives, la domination mascul…

Et je suis coupé là, poursuivit cet Y. si au fait de la question. J’ai beau accumuler les mots d’introduction avant d’en arriver au fait, comme pour prendre un élan, je ne parviens pas à pousser plus loin. Entre nous, permettez-moi un conseil : ne pensez pas que « l’hégémonie » ou la « mainmise » pourraient remplacer le mot en question : quant à l’« emprise », ne tentez rien en ce sens (tandis qu’il prononçait ce dernier terme, le visage de Y. fut agité d’une sorte de spasme nerveux, qu’il parvint tant bien que mal à chasser).

On ne peut rien ajouter au-delà de cette formule ; et pourtant, il faut bien la citer.

Ce à quoi tous opinèrent.

Puis il conclut de la sorte : Messieurs, je ne vois qu’un mot pour caractériser ceci : que des mots se rebiffent et nous infligent cette rebuffade, c’est l’essence même de ce qu’on qualifie de spectaculaire.

Ce que tous approuvèrent également.

Les membres de cette compagnie se quittèrent fort marris, avec à l’esprit l’étrange sensation de ne pas s’être trompés d’époque, dans la mesure même où l’époque récusait tous ceux de leur espèce.

W. ne se dissimula pas son profond découragement après cette rencontre-là. Il tenta encore de trouver des parades à ce singulier et inégal affrontement, tout en étant intimement persuadé que ses efforts seraient infructueux.

Il en référa à ceux qui l’avaient engagé. Ils furent longs à lui répondre, mais finirent par l’appeler auprès de lui.

— Nous en sommes conscients, lui dirent-ils. Nous mesurons combien la tâche est difficile, et comme une reprise en mains paraît hors d’atteinte. Mais nous ne pouvons accepter que cette domination (notre domination), à laquelle s’attachent tant de privilèges, soit balayée. Pourtant, il faut au moins tenir contre tous les vents mauvais qui s’accumulent.

Ils lui signifièrent son congé avant terme, tout en lui laissant ses généreux honoraires. À l’heure de les quitter, W. ne les salua qu’à peine. Il savait qu’aucune ligne de lui sur le sujet n’était exploitable, pas la moindre trouvaille ne surnagerait, non plus qu’une quelconque fine remarque : pas la plus petite queue de rien.

C’était là la loi du genre : aussi dure que soit la sentence, il n’avait d’autre ressource que de se déclarer obsolète.

Pas la queue d'une…

?
Belgique
bottom of page