Résilience, résilence
Ce n’est pas comme cela que je travaille d’habitude ; mes projets photographiques sont préparés, j’ai une petite équipe qui m’accompagne, avec au moins un traducteur. Cette fois, à Wuhan, où mon père préparait un spectacle dans un théâtre flambant neuf, j’étais parti à pied, solitaire, avec comme unique traducteur mon iPhone et Google.
Je savais que pour le théâtre et le quartier – rue commerçante, cinémas… – avoisinant, il y avait eu des expropriations massives, des blocs et des blocs de maisons « délabrées » rasées pour laisser place à du neuf, du beau. Du cher. Mais j’étais loin de ce quartier, un peu perdu dans cette ville « moyenne » qui compte plus de onze millions d’habitants. Autant que mon pays tout entier… Mais ce savoir n’était qu’une idée abstraite ; je n’avais pas connu ces « taudis », je n’avais pu parcourir que cette artère dédiée au commerce et au loisir, propre, aux maisons européennes pour accroître l’attrait de ces boutiques de luxe que l’on retrouve partout dans le monde.
Je les ai d’abord aperçus de loin, de haut, au bord du fleuve envahi de navires marchands, en maillot de bain, prêt à plonger dans cette eau glauque et sûrement glacée. D’autres font du tai-chi, d’autres encore dansent.
Je poursuis ma route et débouche dans une ruelle. Une ruelle dévastée. Mon univers bascule, j’ai l’impression de me retrouver dans une ville bombardée. Mais contrairement à ce que cela pourrait impliquer, les environs ne sont pas vides. Des gens vivent ici. Des hommes, des femmes, des enfants. Ceux-là que j’ai aperçus au bord du fleuve. Ils me regardent. Un photographe n’est pas moins victime de cliché qu’un autre ; je m’attends à de la froideur au mieux, de l’hostilité au pire. Au contraire, ils me sourient, ne refusent pas que je fasse des photos. Nous commençons à parler, grâce à Google Translate. Ils sont accueillants, doux. Nulle part en Chine je n’ai encore eu l’occasion de faire une telle rencontre.
Que font-ils là, dans ces ruines ? Ils vivent. Chez eux. Ils s’accrochent à leur maison, leur appartement. Des agents immobiliers, soutenus par les pouvoirs publics, veulent raser pour construire de ces énormes tours d’habitation, toutes pareilles, qui ponctuent le paysage des villes chinoises. Mais les autorités imposent peut-être un simulacre de respect des lois et de la propriété privée. Le fameux mélange de politique planifiée et d’économie de marché ? Ou plutôt la preuve que lorsqu’un État fort se lance dans l’économie de marché, le cynisme est roi. Ces habitants ne sont pas expulsés ; ils peuvent rester. Mais on leur rend la vie impossible. Partout sur les murs, sur les vitrines d’une banque sur le trottoir en face, des affiches renseignent des numéros de téléphone ; un appel, et un employé dévoué vient proposer un prix dérisoire pour un logement. Plus qu’un logement : la mémoire d’une famille, la promesse d’une vie sociale. Et le prix, beaucoup trop bas pour espérer se reloger dans une construction nouvelle.
Mais voilà ; ils résistent. Une résistance passive, silencieuse. Une vieille femme vient ouvrir son magasin tous les jours, et l’on peut se demander, de loin, si elle vend des légumes ou des gravats. Les gens ne se plaignent pas ; ils font le gros dos. Pas de cris, pas de pleurs. Pas de protestations bruyantes ; juste le silence assourdissant de cette résilience. Résilence.
Je ne sais pas ce qu’ils sont devenus. Sans doute m’ont-ils oublié. Je n’ai pas pu les aider. Leur combat continue-t-il, ou ont-ils été balayés sous la fausse excuse du Covid, dont la ville aura subi la première vague meurtrière ? Mais quelle victoire peuvent-ils espérer à long terme, face à des lois bâties pour les démolir ? Rien, sans doute. Ou tout : la dignité.