Sanguis, cruor, dam
Pour Alain B.
Le propos de cette Ă©tude est de traduire et dâinterprĂ©ter un ensemble de textes dĂ©couverts dans le nord de la Syrie, Ă Tell Sabi Abyad (ŰȘÙ Ű”ŰšÙ ŰŁŰšÙ۶) par lâarchĂ©ologue belge Chantal Verstraeten Ă lâoccasion dâune campagne de fouilles menĂ©e en 2013-14 pour le compte de lâuniversitĂ© de Leyde. Les textes en question se prĂ©sentent sous la forme de douze tablettes dâargile parfaitement conservĂ©es et couvertes sur leurs deux faces de caractĂšres cunĂ©iformes. En raison de la guerre civile en Syrie, et de la prise de contrĂŽle par ISIS des territoires syriens frontaliers de la Turquie, le Prof. Verstraeten a dĂ» mettre un terme prĂ©maturĂ© Ă son chantier en janvier 2014. Elle a heureusement pris lâinitiative dâemporter les douze tablettes, lesquelles sont actuellement en dĂ©pĂŽt au MusĂ©e National des AntiquitĂ©s (Rijksmuseum van Oudheden) Ă Amsterdam, et cataloguĂ©es en tant que âpropriĂ©tĂ© de la RĂ©publique arabe syrienneâ.
Les douze tablettes proviennent dâun site situĂ© Ă un kilomĂštre Ă lâest de la Forteresse et du Palais dâIli-Pada. Il sâagit dâune modeste structure de forme carrĂ©e (approx. 6 m x 6 m) construite en briques crues et pourvue Ă lâest dâune absidiole en demi-cercle (approx. 2 m x 1 m), dans le pavement de laquelle est incisĂ©e une sorte de mandorle. Sur son flanc sud, la construction carrĂ©e est flanquĂ©e dâune piĂšce annexe rectangulaire (approx. 1,5 m x 1 m). Câest dans cette piĂšce que les tablettes ont Ă©tĂ© retrouvĂ©es. Chantal Verstraeten interprĂšte cette construction comme Ă©tant âun petit temple ou un sanctuaireâ. De nombreux indices permettent une datation de la structure aux alentours du rĂšgne dâAssur-nerari III (1192-1187), ce qui devrait nous autoriser Ă mettre nos textes en relation avec le corpus des 400 tablettes retrouvĂ©es dans le Palais des Archives.
DĂ©tail remarquable: selon lâarchĂ©ologue belge, il nâest pas impossible que les tablettes qui nous intĂ©ressent ici aient Ă©tĂ© enfouies intentionnellement, ce qui pourrait expliquer leur Ă©tat de conservation exceptionnel. Bien quâĂ©crites en syllabaire cunĂ©iforme, les douze tablettes ne sont pas rĂ©digĂ©es en akkadien, mais dans une langue jusquâici inconnue, le seul mot âintelligibleâ dans lâĂ©tat actuel de nos connaissances est dam (đ·đ), âsangâ en akkadien. Ce mot apparaĂźt soixante-deux fois dans nos textes, et tout le reste est incomprĂ©hensible. Dans un premier temps, le Prof. Verstraeten a supposĂ© quâil sâagissait de textes rĂ©digĂ©s en hittite ou en hourrite, deux langues couramment en usage dans le nord de lâempire assyrien Ă lâĂ©poque concernĂ©e, et qui ont Ă©galement utilisĂ© le systĂšme dâĂ©criture cunĂ©iforme. HĂ©las, il lui fallut rapidement se rendre Ă lâĂ©vidence, Ă©carter ces deux hypothĂšses, et admettre que la langue des tablettes Ă©tait inconnue. AprĂšs avoir rĂ©alisĂ© une translittĂ©ration complĂšte des textes, elle parvint Ă Ă©tablir quelques rapprochements phonĂ©tiques avec le lexique hittite et conjectura quâil pourrait sâagir dâune langue ressortissant Ă la famille indo-europĂ©enne. Câest sur base de cette hypothĂšse de travail quâelle nous sollicita en 2018, en vue de dĂ©chiffrer ce nouvel idiome.
Il nous apparut dâemblĂ©e que la premiĂšre intuition de rapprocher cette langue de la famille indo-europĂ©enne Ă©tait fondĂ©e. En effet, Ă la premiĂšre âlectureâ, nous avons rĂ©alisĂ© quâau moins 15 % des mots transcrits pouvaient ĂȘtre mis en relation avec des racines proto-indo-europĂ©ennes connues. NĂ©anmoins, pour dĂ©chiffrer lâensemble des textes, un long travail de recherches sâavĂ©rerait nĂ©cessaire.
La mĂ©thode que nous avons adoptĂ©e repose sur lâutilisation dâune intelligence artificielle appelĂ©e root-itÂź et spĂ©cialement conçue pour travailler sur lâĂ©volution phonĂ©tique des langues indo-europĂ©ennes. Ce logiciel fonctionne sur la base de schĂ©mas dâĂ©volutions possibles de radicaux primitifs en une multitude de variantes et dĂ©rivations phonĂ©tiques. Nous avons âlancĂ©â notre logiciel root-itÂź sur un rĂ©pertoire de 1â800 racines proto-indo-europĂ©ennes pour obtenir un corpus gigantesque de plus de trois millions de dĂ©rivĂ©s phonĂ©tiques possibles. Dans un second temps, nous avons converti les phonĂšmes des textes de Tell Sabi Abyad, retranscrits du cunĂ©iforme, en structures phonĂ©tiques de base compatibles avec celles utilisĂ©es par root-itÂź. Pour cette Ă©tape, il nous a fallu tenir compte dâun degrĂ© dâincertitude important quant Ă la valeur phonĂ©tique de certains caractĂšres cunĂ©iformes, lesquels ne sont pas toujours adaptĂ©s Ă noter des langues Ă©trangĂšres. Ce problĂšme est particuliĂšrement gĂȘnant dans lâinterprĂ©tation des voyelles, lâakkadien Ă©tant une langue sĂ©mitique, sa âvocalisationâ est assez flottante. La troisiĂšme Ă©tape du dĂ©chiffrement a consistĂ© Ă Ă©tablir pour chaque mot des tablettes une probabilitĂ© de rapprochement phonĂ©tique avec une ou plusieurs de nos dĂ©rivations phonĂ©tiques âcalculĂ©esâ, et subsĂ©quemment, avec sa âracine mĂšreâ proto-indo-europĂ©enne pour espĂ©rer lui assigner une signification ou un usage. Ă lâissue de cette opĂ©ration, la quasi-totalitĂ© du lexique prĂ©sent dans nos textes, Ă lâexception de dam bien sĂ»r, a pu ĂȘtre mise en relation avec une ou plusieurs racines connues, et ce, avec une probabilitĂ© de convergence en moyenne supĂ©rieure Ă 85 %. Ne restait plus quâĂ traduire et faire parler les textes! Pour le dĂ©tail de cette opĂ©ration, nous invitons le lecteur Ă nous suivre dans le corps de cette Ă©tude. Nous y proposons les textes des douze tablettes en six versions: un ensemble de photographies haute rĂ©solution; leur transcription cunĂ©iforme; la translittĂ©ration rĂ©alisĂ©e par Chantal Verstraeten; leur conversion dans le systĂšme de notation phonĂ©tique utilisĂ© par root-itÂź; les racines proto-indo-europĂ©ennes associĂ©es; et enfin la traduction des textes en anglais et français. Cette partie est complĂ©tĂ©e par lâappareil critique et les discussions philologiques habituelles.
Forts du succĂšs de notre entreprise, et non sans fiertĂ© â ce nâest pas tous les jours, dans la carriĂšre dâun linguiste, que lâon peut se permettre âdâinventerâ une langue inconnue â, nous avons baptisĂ© la langue des douze tablettes de Tell Sabi Abyad, le sabi-abyadien, pour faire court (jâavais proposĂ© Ă Ravi âsabir-abyadienâ, mais il trouvait que ça faisait trop franco-françaisâŠ).
Avant de passer aux conclusions que lâon peut tirer de la lecture de nos textes, il nous a semblĂ© opportun de faire une rapide digression sur ce qui nous est apparu comme une Ă©nigme remarquable: la prĂ©sence incongrue dâun seul mot issu dâune langue sĂ©mitique dans un ensemble de textes rĂ©digĂ©s dans un idiome indo-europĂ©en, le fameux dam, pour dĂ©signer le sang. Dam, le mot akkadien apparaĂźt comme une gemme, une semĂ©e de pierres prĂ©cieuses qui scintillent Ă la surface dâun entrelacs de mots illisiblesâŠ
Il existe en effet deux racines proto-indo-europĂ©ennes que lâon peut rattacher au concept de âsangâ.
La premiĂšre est *hâĂ©shârÌ„. Elle est le plus souvent associĂ©e au sang quand il circule dans le corps, et par extension, elle a donnĂ© des mots qui dĂ©signent la descendance ou la filiation. On la retrouve en latin, associĂ©e Ă la racine *hâengÊ·-, oindre, qui a donnĂ© unguen, -inis, pour dĂ©signer la graisse, lâhuile ou encore le beurre, lâonguent. Plus parlant pour nous, *hâĂ©shârÌ„ a donnĂ© ÄĆĄáž«ar, en hittite; assyr, en latin archaĂŻque; áŒÎ±Ï, en grec ancien, asáčj (à€ à€žà„à€à„) en sanskrit; mais aussi sap et Sapf, en nĂ©erlandais et allemand pour âjusâ.
La seconde est *krewhâ- . GĂ©nĂ©ralement, elle sert Ă dĂ©signer le sang versĂ©, le sang de la violence. En latin, elle nous a donnĂ© cruor, -is, mot que nos mĂ©decins utilisent encore pour dĂ©signer un caillot sanguin, ou la partie solide du sang, par opposition au sĂ©rum, et qui en français a survĂ©cu dans les mots âcruâ et âcruelâ. Le grec ancien possĂšde ÎșÏÎαÏ, pour dĂ©signer la chair, la viande ou la carcasse; le sanskrit kravĂs (à€à„à€°à€”à€żà€žà„), pour chair, charogne; et lâadjectif krĆ«ra (à€à„à€°à„à€°), cruel, sanglant, dur (au sens dâimpitoyable), ou blessĂ©; et des tas dâautres encore: lâanglais raw; lâallemand roh; le nĂ©erlandais rauw; le suĂ©dois rĂ„; le russe ĐșŃĐŸĐČŃ; bref, la litanie sans fin de la cruautĂ©âŠ
Le mot dam est commun Ă la plupart des langues sĂ©mitiques dans lesquelles il dĂ©signe invariablement le sang: en hĂ©breux ŚŚ; en arabe ŰŻÙ ; en aramĂ©en ŚŚŚ ou ÜÜĄÜ; en amharique á°á. Il a souvent Ă©tĂ© associĂ© Ă Adam, le premier homme (ŚÖžŚÖžŚ), et Ă sa crĂ©ation Ă partir de lâargile, le sang lui donnant sa couleur rouge. Par extension, le mot a aussi donnĂ© Adamah (ŚŚŚŚ) qui dĂ©signe la poussiĂšre Ă partir de laquelle Yahweh façonne le premier homme avant de lui insuffler la vie, ou encore la terre quâAdam devra travailler pour survire hors du Jardin dâEden. Remarquons que le mot pourrait ĂȘtre considĂ©rĂ© comme la dĂ©sinence fĂ©minine dâAdam, mais câest impossible: il sâagit en rĂ©alitĂ© dâun substantif fĂ©minin Ă part entiĂšre que la thĂ©ologie associe frĂ©quemment Ă la femme que lâĂ©poux doit fĂ©conder comme il cultive la terre pour quâelle lui donne ses fruits.
Notons au passage que le mot akkadien, dam, quand il est Ă©crit đ·đ, nâa pas de valeur phonĂ©tique, il sâagit dâun ancien sumĂ©rogramme repris tel quel en akkadien pour sa seule valeur sĂ©mantique, mais nous nâavons pas de raison de penser quâil aurait pu ĂȘtre prononcĂ© autrement que âdamâ.
Parmi les soixante-deux occurrences du mot dam dans nos tablettes, pas moins de quarante-cinq sont associĂ©es Ă un autre mot, toujours le mĂȘme, et que nous avons eu beaucoup de difficultĂ©s Ă interprĂ©ter. Chantal Verstraeten lâa translitĂ©rĂ© en yawnit. Impossible de relier ce mot Ă lâune de nos racines proto-indo-europĂ©ennes, et donc, en partant du contexte, nous avons proposĂ© de lâassocier au mot sanskrit yĆni (à€Żà„à€šà€ż) et supposĂ© quâen sabi-abyadien, il dĂ©signe aussi le sexe fĂ©minin, la vulve ou lâutĂ©rus. Remarquons aussi que lâassociation dam-yawnit se prĂ©sente majoritairement sous la forme dam-yawnitsah, que nous supposons utiliser la forme du gĂ©nitif pour yawnit, ce qui donne inĂ©vitablement le sens de âsang menstruelâ. Nous verrons plus loin lâimportance de cette interprĂ©tation. Nous avions initialement envisagĂ© une autre possibilitĂ© pour donner un sens au substantif yawnit, elle consistait Ă le rapprocher de la racine *hânÌ„gÊ·-en-, dont le dĂ©rivĂ© latin est inguen, -inis, qui dĂ©signe lâaine ou les organes sexuels, et qui en français a donnĂ© âinguinalâ. Nous avons Ă©cartĂ© cette analyse, car la probabilitĂ© de convergence entre yawnit et la racine *hânÌ„gÊ·-en- nâ Ă©tait que de 5 %, en outre, le rapprochement avec yĆni nous semblait infiniment plus convaincant.
Il convient de souligner un autre trait original de la langue sabi-abyadienne: elle ne semble pas connaĂźtre dâautres conjugaisons que celle du prĂ©sent de lâindicatif, tout semble sây exprimer dans un perpĂ©tuel prĂ©sent, rien nây est relatĂ© au passĂ© ou au futur, rien nây est rendu avec les nuances du conditionnel ou du subjonctif.
Donc, nous sommes au nord de lâempire assyrien, pas trĂšs loin de la frontiĂšre hittite, au XIIĂš siĂšcle avant notre Ăšre, face Ă une population mystĂ©rieuse qui rĂ©dige des textes dans une langue indo-europĂ©enne inconnue, mais qui emprunte un seul mot aux langues sĂ©mitiques alors en usage dans la rĂ©gion: dam, pour lâassocier Ă un autre mot, lequel semble apparentĂ© Ă celui qui dĂ©signe le sexe fĂ©minin en sanskrit, yĆni.
Que nous disent ces textes alors? De qui nous parlent-ils? Et bien, la totalitĂ© des textes incisĂ©s dans lâargile de nos douze tablettes sont des textes religieux, pour la plupart, des aphorismes dâune extrĂȘme concision, Ă cet Ă©gard, seule la tablette n° 6 fait exception: elle prĂ©sente un seul texte continu sur ses deux faces, une longue priĂšre que nous qualifions de âcirculaireâ, en effet, la fin de la derniĂšre phrase de sa face A est aussi le dĂ©but de la premiĂšre phrase de sa face B. Les textes dont nous disposons en sabi-abyadien ne contiennent que des priĂšres, des oraisons, et des hymnes dont nous pouvons tirer quelques Ă©lĂ©ments thĂ©ologiques pour dresser le portrait-robot dâune religion inconnue. Pas lâombre dâun texte diplomatique ou commercial comme on en a dĂ©terrĂ© des centaines Ă moins dâun kilomĂštre de lĂ , dans le Palais aux Archives. Notons au passage que cette dĂ©couverte dâun corpus de textes exclusivement religieux confirme bien lâintuition du Prof. Verstraeten quant Ă lâinterprĂ©tation de la structure en tant que temple ou sanctuaire.
Les auteurs de nos textes se dĂ©signent eux-mĂȘmes par plusieurs expressions mĂ©taphoriques telles que ânous qui sommesâ, ou encore ânotre peuple de lâorigine et de toujoursâ, que nous avons choisi de traduire par âLes Immortelsâ. Qui sont-ils? DâoĂč viennent-ils? La langue dans laquelle ils sâexpriment et la position de leur âtempleâ en dehors de lâenceinte fortifiĂ©e de la ville â chef-lieu de province, rappelons-le â, laisse penser quâil sâagit dâune population immigrĂ©e, mais tolĂ©rĂ©e, Ă condition quâelle se maintienne Ă la marge du pouvoir assyrien. Peut-ĂȘtre, en sâappuyant sur lâorientation Ă lâest de lâabsidiole du sanctuaire, faut-il chercher leur lieu ou rĂ©gion dâorigine vers lâorient? le long des routes caravaniĂšres, en particulier celles qui se rejoignaient Ă Karkemish pour traverser lâEuphrate, ville sur laquelle Tell Sabi Abyad avait autoritĂ©. La prĂ©sence dans leur langue de mots proches du lexique hittite plaide pour lâhypothĂšse dâun peuple apparentĂ© aux habitants de lâAnatolie. Ă dĂ©faut de pouvoir associer aux Immortels dâautres traces archĂ©ologiques, la question restera sans rĂ©ponse. Tout au plus, pourrions-nous conjecturer dâun peuple nomade, ou semi-nomade descendu des plateaux dâAnatolie, du Caucase ou de lâAsie centrale qui, au contact de la civilisation mĂ©sopotamienne, aurait adoptĂ© lâĂ©criture cunĂ©iforme pour noter sa propre langue.
Si nous ne connaissons rien des activitĂ©s sĂ©culiĂšres des Immortels â agriculture? commerce? Ă©levage pastoral? â, en revanche, nous savons quâils sont monothĂ©istes. Ils vĂ©nĂšrent une unique DĂ©esse. Ils ne lui donnent pas de nom, mais la dĂ©signent par ce que lâon devine ĂȘtre une forme majestative de la deuxiĂšme personne du singulier. Elle crĂ©e le monde sui generis dans le flux continu et perpĂ©tuel de ses menstruations (tab. 2A-56). Elle baigne les hommes dans le sang âde lâorigine Ă toujoursâ (tab. 2A-61). Elle est vierge et intouchable, par lĂ mĂȘme elle est lâincarnation de la vertu. Elle nâa connu ni le pĂ©chĂ© de la chair ni celui de lâesprit (tab. 4B-28), expression Ă laquelle il semble difficile de donner un sens prĂ©cis. Son sang est âsource de la vieâ, et il est âabsolument purâ (tab. 6B-14). Son temple est placĂ© sous lâautoritĂ© exclusive de femmes, un groupe de prĂȘtresses qui lui portent chaque jour leur sang menstruel en guise dâoffrande (tab. 12B-2). Si lâune dâelles est enceinte, elle est bannie de lâenclos sacrĂ© jusquâau douziĂšme mois qui suit lâaccouchement (tab. 5A-29). Les hommes ne sont pas admis dans le sanctuaire, et celui qui se risquerait Ă y pĂ©nĂ©trer serait puni de mort (tab.12B-6). La Grande PrĂȘtresse est toujours une femme qui a fait le vĆu de rester vierge. Lorsquâelle atteint la mĂ©nopause et que ses rĂšgles se tarissent, on la vend comme esclave aux Assyriens, et comme elle est trop ĂągĂ©e pour servir, souvent, ils la laissent mourir emmurĂ©e dans une grotte (tab. 2A-1 et 5B-49). Avant de âprendre sa retraiteâ, la Grande PrĂȘtresse a soin de dĂ©signer celle qui la remplacera parmi les jeunes filles encore vierges de la communautĂ© des Immortelles (tab. 7B-21). Une fois par an se tient une cĂ©rĂ©monie somptueuse en lâhonneur de la DĂ©esse. Elle se termine par un banquet au cours duquel la Grande PrĂȘtresse dĂ©signe dans lâassemblĂ©e un homme qui sera Ă©masculĂ© (tab. 4A-11). Le sang qui rĂ©sulte de ce sacrifice est ensuite mĂȘlĂ© Ă celui des menstrues des gardiennes du temple et versĂ© dans la reprĂ©sentation de la vulve (yawnit) de la DĂ©esse. Si le âcastrĂ©â survit douze jours et douze nuits, il est banni. Sâil meurt, il est incinĂ©rĂ© devant le temple et ses cendres sont versĂ©es dans un plat en or que lâon dispose ensuite dans lâabsidiole pour que la DĂ©esse puisse sâen nourrir (tab. 1A-54). Le jour qui suit celui du banquet-sacrifice, tous les hommes doivent boire le sang de la dĂ©esse. Le sacrifice arbitraire dâun membre de la communautĂ© des Immortels semble viser Ă les prĂ©munir du meurtre, de la guerre et du viol (tab. 9B-6).
Comme on peut le constater, lâinterprĂ©tation du corpus de textes disponibles en sabi-abyadien permet de mieux comprendre le recours Ă un mot Ă©tranger, dam, pour dĂ©signer le sang menstruel, et en particulier, celui de la DĂ©esse. En effet, aucune des racines existantes dans le lexique proto-indo-europĂ©en ne leur aurait permis de faire du sang un Ă©lĂ©ment central de leur thĂ©ologie en lâassociant Ă la crĂ©ation, Ă la vie, et en lui assignant le rĂŽle dâun garant de la stabilitĂ© sociale et de la paix. Il ne nous appartient pas dâessayer dâĂ©tablir ici des parallĂšles avec dâautres cultes fĂ©minins qui auraient pu exister par ailleurs ou en dâautres temps ni dâĂ©tudier les rapports complexes qui pourraient exister entre le culte de la DĂ©esse sabi-abyadienne et la religion des HĂ©breux Ă la mĂȘme Ă©poque. Humblement, nous laisserons ce loisir aux spĂ©cialistes de lâhistoire des religions. En dehors des quelques Ă©lĂ©ments concrets repris plus haut et liĂ©s au culte de la DĂ©esse, nous ne savons rien non plus de la structure sociale des Immortels, mais Ă la lecture des textes disponibles, il apparaĂźt clairement que les femmes y tenaient un rĂŽle prĂ©pondĂ©rant.
Vincent DUPLESSIS (PhD.)
Professeur de linguistique historique Ă lâuniversitĂ© dâOrlĂ©ans
Ravi ARDHANARI (Ing.)
Researcher at the Computer and Artificial Intelligence Lab (CAIL), MIT, Boston, Massachusetts
(Merci à Frédéric Blondieau, qui a eu la gentillesse de faire une 'peer review' de ce texte.)
