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Un conte de fées

Je suis un petit chat enfermé dans une boîte, à la fois vivant et mort pour le monde extérieur. Moi que la physique passionne, j’ai tout mon temps pour réfléchir à ce paradoxe célèbre.


Sarah était inscrite en classe préparatoire aux grandes écoles au lycée du Parc à Lyon. J'avais choisi la filière littéraire dans le même lycée. Elle voulait faire de grandes études de physique, intégrer l’École Normale Supérieure et faire de la recherche, je rêvais comme beaucoup de mes condisciples de devenir un grand écrivain. Elle tentait de m'initier aux secrets des théories quantiques ou relativistes, je n'en comprenais pas le premier mot. J'essayais de l'encourager à lire autre chose que des revues consacrées à la science, mais elle s'endormait à la seconde phrase de Stendhal. À la fin de la classe de Terminale, nous étions suffisamment amoureux l'un de l'autre pour passer la journée à nous parler de choses qu'aucun de nous deux ne comprendrait jamais.


Ma famille m'a trouvé un mari, comme à toutes les femmes des générations qui m'ont précédées. Être née en France n’y a rien changé. Dans le monde où vivent mes parents, le mariage n'est pas une affaire d'amour mais une chose sérieuse qui ne doit pas être laissée au hasard. Le mari que mon père m’a trouvé est un homme honnête et honorable. Il règne sur sa femme comme c'est son droit le plus strict depuis des temps immémoriaux. Il a le droit de lui imposer son apparence, sa manière de se conduire en société, ses relations amicales et le périmètre de ses préoccupations. En échange, elle est la reine dans son foyer. Elle a l'immense privilège de porter et d'éduquer les enfants. L'ordre naturel des choses impose qu'une femme respectable ne peut pas s'écarter de ce schéma à moins d'être appelée prostituée.


Nous étions aussi différents que deux amants peuvent l'être et si l'autre est une découverte, alors notre vie serait une aventure. Nous allions pouvoir passer les deux années suivantes à échanger nos ignorances et nos passions, à nous forcer à découvrir ce qu'aucun de nous deux n'aurait jamais pu ni voulu aborder sans l'autre. Avant les grandes vacances, je lui avais confié Le rouge et le noir en lui faisant promettre de le lire. C'était un pur défi. Elle avait rechigné mais elle avait promis. Elle devait passer un mois dans le village natal de son père, un endroit froid et aride au milieu de nulle part, le genre de village où il n'y a jamais rien à faire : Madame de Reynal l'aiderait à supporter la lenteur des après-midis.


Jamais la vue du sang ne m'aura autant réconfortée. Chaque mois, le sang de mes propres règles a constitué ma seule lueur d'espoir. Ne pas devenir mère pour conserver la rage de m'échapper. Ne rien laisser derrière moi. Aurais-je eu la force s'il m'avait fallu abandonner mon enfant ? Est-ce que devenir mère fait accepter l'insupportable ? Dans ce pays on croit à l'instinct maternel, au destin et au rôle indépassable de la femme en tant qu’épouse et mère, à toutes ces bêtises qui ont conduit mes parents à détruire mon passeport et mon téléphone pour anéantir tout espoir de retour. J’entends encore ma mère me crier, en larmes, qu’elle n’avait agi que pour mon bien.


Sarah ne se présenta pas au lycée à la rentrée suivante. Elle devait rentrer la veille mais n'avait pas donné signe de vie, ni par téléphone, ni sur les réseaux sociaux. Elle m'avait prévenue que le téléphone passait mal dans le village natal de son père, et que sa grand-mère n’avait pas de connexion Internet, aussi laissai-je passer une journée avant de penser à autre chose qu'un avion retardé ou autre péripétie mineure. Mais au deuxième jour sans nouvelles, je me décidai à aller voir si la famille était rentrée.

Je n'étais jamais allé chez Sarah. Ses parents possédaient un grand appartement dans un quartier résidentiel de Villeurbanne, non loin de Flachet. Je sonnai à l'interphone par acquit de conscience, sans trop d’espoir qu’on me répondît. Une voix de femme grésilla pourtant dans le rectangle métallique, à qui je criai le plus poliment possible que je souhaitais parler à Sarah. Les quelques centièmes de secondes de silence qui suivirent ma question solidifièrent ma conviction que quelque chose n'allait pas.

— Sarah ? crachota l'appareil.

— Oui, Madame, vous êtes sa Maman ? hurlai-je à l'interphone impavide. Je suis Thomas, un camarade de sa classe. Est-ce que Sarah va bien ?

— Sarah n’est pas là, affirma sèchement le haut-parleur, avant de replonger dans le silence dans un ultime craquement.

La colère battait maintenant dans mes tempes.

Je n'eus aucun mal à entrer dans l'immeuble en profitant de la sortie d'un autochtone. Je gravis les quatre étages d'un bond et sonnai à la porte de l’appartement de Sarah. J'entendis un étrange brouhaha à l'intérieur, comme si plusieurs personnes se conciliaient avant d'ouvrir, mais la porte resta close. Je sonnai, puis tapai à la porte sans retenue. Je me discréditais pour des années si jamais on devait me dire que Sarah avait simplement contracté une gastro-entérite carabinée, devait rester plusieurs jours chez sa grand-mère en convalescence et ne reviendrait qu'un fois ses intestins refaits à neuf. Mais l'homme qui finit par faire apparaître sa tête furibarde dans l'encadrement de la porte ne me parut pas devoir me fournir ce genre de bonne nouvelle. Celui que j'identifiai comme son père me cracha à la figure que Sarah était restée au pays pour se marier avec un homme comme il faut, qu'elle vivait maintenant heureuse dans son foyer et qu'elle ne reviendrait pas en France. Puis il claqua la porte en aboyant :

— Allez-vous en ou j'appelle la police !

Je restai sur le pallier, pétrifié, tandis que la lumière s'éteignait dans un claquement impitoyable. Sarah, mariée ? Sarah, s'installant au pays alors qu'elle doit devenir une grande physicienne ? Alors qu'elle doit m'enseigner la relativité générale et que cela doit lui prendre une centaine d'années ? Alors que je dois lui faire lire La Comédie Humaine à la petite cuillère ?

— Vous mentez ! m'entendis-je crier de toutes mes forces, et c'est moi qui vais aller à la police, vous m'entendez !

Seul le silence accueillit mes paroles.


Je l'ai observé chaque jour. J’ai espionné à la dérobée le schéma de déverrouillage de son téléphone, bribe par bribe, jusqu'à être absolument certaine.

Il aura fallu trois mois.

Chaque nuit, j'ai patiemment composé le message dans ma tête. Lettre après lettre. Essoré les mots pour qu'il n'en reste que le minimum. Chaque lettre serait un coup de plus dans une partie de roulette russe.

Deux mois.

J'ai répété chacun de mes gestes. Dix mille fois dans ma tête, pendant toutes ces nuits d'insomnie, je me suis vue contourner le lit sans faire le moindre bruit. Ai repéré les lattes du parquet qui auraient pu me trahir. Me suis entraînée à soulever des objets sans racler le support sur lequel ils se tiennent, à les reposer sans déplacer un atome d'air.

Trois autres mois.

J'ai patiemment attendu le jour où il oublierait d'éteindre son téléphone avant de se coucher. Le jour où j'en serais catégoriquement sûre. Puis absolument certaine qu'il est profondément endormi. Totalement convaincue que ce serait le bon jour.

Quatre mois.


Je fonçai directement au poste de police. Les agents m'écoutèrent poliment, prirent ma déposition, mais quand j'eus fini ils me firent comprendre diplomatiquement qu'on ne peut pas partir à la recherche d'une jeune femme majeure qui s'est mariée dans un pays étranger. Que Sarah fût mariée de force et possiblement retenue contre son gré, ils pouvaient parfaitement le comprendre ; mais sans aucune plainte de la personne concernée ni de sa famille, et à défaut de la moindre bribe de preuve, tout cela échappait au périmètre de la police française.

Tout ce que je gagnai fut la certitude qu'il me faudrait la retrouver moi-même.

J'entrepris de contacter les amis de Sarah. J'en connaissais peu. Tous tombèrent des nues lorsque je leur annonçai son mariage, plusieurs s'indignèrent violemment, parlant de lancer une pétition, d'écrire aux journaux, de parler à la télévision, de contacter les associations de défense des droits des femmes. J'approuvais chacune de ces initiatives dont je pressentais pourtant l'héroïque inutilité. Elles n'étaient que des marques d'amitié. Personne ne sut me dire dans quelle ville Sarah était allée pendant les vacances.

Il me fallut me résigner.


Ce jour-là je me suis levée et j'ai mis ma vie en jeu. J’ai progressé vers la table de nuit sans faire bouger l'air autour de moi. Focalisé mon attention sur le téléphone. M'en suis saisie aussi doucement que s'il était entré en lévitation miraculeuse, l'ai déverrouillé par ce geste cent mille fois répété, ai ouvert l'application d'envoi de SMS, ai composé chaque caractère comme on administre goutte un goutte un médicament qui peut tuer le malade. Chaque signe est une accusation contre moi. Chaque seconde qui s'écoule augmente le risque qu'il se réveille et qu'il me voie. Le risque d'être prise en flagrant délit d'utilisation du téléphone interdit, de désobéissance à mon mari, de trahison manifeste. Je ne dois pas penser aux conséquences.

J'ai composé le numéro.


Je retournai en classe mais ne parvins pas à travailler. Je passai mes nuits à collecter des lambeaux d'information sur Internet mais n'arrivai à rien. J'envoyai des dizaines de courriels à des associations mais celles qui me répondirent ne purent qu'avouer leur impuissance et me témoigner leur sympathie. Mes notes s'effondrèrent en même temps que ma joie de vivre.


Qui apprend encore les numéros de téléphone par cœur ? Le numéro de téléphone de Thomas n'était constitué que de nombres appartenant à la table de sept, si on excepte le premier. Un numéro facile à apprendre par cœur. Mon destin entier tient à cette coïncidence. Si je ne me faisais pas violence, je me laisserais aller à croire en Dieu rien que pour cela. J'ai envoyé le message puis, avec des gestes aussi froids que j'en étais capable, je l'ai effacé de l'historique. Aussi légère et intangible que la poussière soulevée par mes pas, je suis retournée dans le lit que je partage avec ce mâle inconnu. J'ai gardé les yeux ouverts. Bientôt le jour se lèverait.


Une longue nuit blanche plus tard, un message arriva sur mon mobile. Un SMS, très court, venu de l'étranger. Le nom d'une ville, une adresse. Et un prénom : Sarah.

J'achetai mon billet pour le premier vol disponible.

Dès lors, mon existence ne fut plus qu'une course tendue vers un unique objectif. Je louai une voiture et fonçai directement à l'adresse qu'elle m'avait envoyée. C'était un immeuble de trois étages absolument quelconque, au milieu d'une rue résidentielle où quelques commerces apportaient un semblant de vie, ici un vendeur de journaux, là un café. Cela aurait pu être n'importe où, en face de chez moi ou dans la Pologne de mes arrières-grands-parents, dans les tréfonds de l'Amérique profonde, en Israël, au cœur de l’Afrique ou au fin-fond du Maghreb. En face de cet immeuble anonyme, j'ai trouvé un banc miteux, un de ces vieux bancs en bois élimé où les graffitis disputent la place aux crottes de pigeons. Je me suis installé. J'ai sorti un livre de mon sac. Le rouge et le Noir, évidemment. Exemplaire tout neuf. J'ai commencé ma lecture.


La nuit est mon espace de liberté. Après avoir usé des droits qu’il possède sur mon corps, il s’endort. Je suis alors libérée de mes devoirs d'épouse. Je me lève, doucement, contrôlant le moindre de mes gestes, dans un silence toujours plus profond. Je connais chaque atome de cette pièce aussi intimement que les organes de mon propre corps. Je sais par où je dois passer pour ne pas émettre la plus petite onde acoustique. Je vais à la fenêtre, presque sans toucher le sol. Je guette Thomas. Il viendra. Comme dans les contes de fées. J'en suis réduite à attendre que mon prince charmant vienne me délivrer du méchant dragon. À m’accrocher à ces conneries machistes. Mes yeux sont braqués sur la rue et mon esprit s'évade.


Le soir est venu. J'ai entendu passer des dizaines de voitures, aperçu du coin de l’œil des passants indifférents, des moineaux déçus sont venus mendier quelques miettes d'un sandwich que je n'avais pas apporté. J'ai continué ma lecture. J'étais certain d'être au bon endroit. La nuit est tombée, j'ai à peine senti le froid qui descendait sur mes jambes immobiles. J'ai risqué un coup d’œil sur les fenêtres de l'immeuble. Je n'ai pas relevé la capuche de mon manteau pour ne pas risquer de ne pas être reconnu. Peu avant minuit, la pleine lune s'est levée, j'y ai vu un signe. Je n'ai pas bougé.


J'étais à la fenêtre depuis près d'une heure cette nuit-là. La lune s'est levée et je l'ai vu. Il était sur le banc en face de mon immeuble. Il lisait. Sa silhouette frêle et parfaitement immobile avait un côté irréel, comme un spectre venu m'apporter un message de l'au-delà. Je l'ai regardé lire quelques secondes, pour profiter de cet instant où mes chaînes se dissolvaient en silence par la seule présence de cet homme, de son livre, de son calme.

J'ai contrôlé ma respiration pour ne pas me précipiter. J'ai rassemblé mes forces. J'ai marché jusqu'à la porte sans me retourner. Je l'ai ouverte plus délicatement qu'elle ne le sera jamais, je suis partie pieds nus, sans prendre le moindre bagage. Je l'ai rejoint.


Vers deux heures, j'ai vu une ombre émerger du porche de l'immeuble et j'ai su immédiatement que c'était elle. L'ombre est devenue silhouette, furtive, elle marchait en touchant à peine le sol comme un jeune chat. Je me suis levé. La silhouette m'a suivie sans une parole. Nous avons rejoint ma voiture. Même à l'abri de l'habitacle nous n'avons pas dit un mot, pas eu un geste, nous avons regardé droit devant nous, j'ai démarré, nous avons roulé, silencieux, tendus vers l'unique direction qui nous était offerte : le consulat de France. Je savais qu'il faudrait un peu plus de deux heures pour y parvenir. Nous devions y être avant le réveil du mari, avant qu'il ne s'aperçoive de l'absence de son épouse, avant qu'il ne donne l'alerte à une police qui aurait toute légitimité pour nous barrer la route et nous traiter comme des criminels. Nous avons réservé nos forces à l'accomplissement des gestes qui nous sauveraient, comme deux naufragés nagent en silence vers le rivage aperçu du bateau en déroute. Ne pas perdre de temps, ne pas attirer l'attention. À côté de moi, Sarah, tendue, fixait la route avec tant d'intensité qu'on aurait pu penser que son seul regard entraînait la voiture vers sa destination.

Le reste de l'histoire, le rapatriement, les soucis administratifs et judiciaires, Sarah n'en parle jamais. Ce sont des choses qu'elle a été capable d'oublier, contrairement aux douze mois passés dans son enfer. Sarah et moi vécûmes ensemble quelques merveilleuses années puis nous nous éloignâmes, chacun vivant sa vie sans jamais vraiment quitter l'autre, sans l'accaparer non plus. Elle devint la grande physicienne qu'elle était déjà, connut d'autres hommes, vécut heureuse et n’eut jamais d’enfants.

Un conte de fées

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