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À la fortune du mot

Certains signes, dûment répertoriés et interprétés, ne trompaient pas.

Il régnait une grande effervescence dans les couloirs de cette agence de communication: et plus encore, si possible, dans les bureaux. Cela sentait la trouvaille: plus, L’idée qui change tout, “à plein nez”, selon la formule de l’un des “créatifs” les plus en vue, aussitôt reprise et répercutée par ses comparses. L’allégresse, la liesse presque, étaient palpables, comme si elles circulaient sans retenue à l’air libre: pour un peu, on aurait fait sauter les bouchons et sablé le champagne. Mais avant de se noyer dans les bulles, il fallait vérifier une dernière fois des paramètres pourtant déjà déclarés bons.

Dans cette agence, on se piquait de rendre visibles et de dicter les tendances du moment: imposer l’image d’un produit, rajeunir “la marque”, détecter, capter, saisir l’air du temps: et le fin du fin (qui, par définition, ne se produisait pas souvent), c’était de pouvoir capturer “quelque chose” qui pourrait tenir plus longtemps que le moment même, qui allait ajouter du sens à ce qui, d’ordinaire, dans le flot de l’actualité ne surnage que l’espace d’une seule saison.

Et maintenant, il semblait bien qu’on tenait le mot qui allait définir l’époque: celui que chacune et chacun allait désormais placer, comme une sorte de sésame, dans chaque conversation: le mot magique à intercaler dans n’importe quelle situation de la vie courante, un mot à imposer dans le langage de tous les jours.

Le Ressenti.

Les études fouillées des différents départements de l’agence insistaient toutes, dans leurs conclusions, sur le potentiel de ce mot: au-delà du temps qu’il fait et de la température “ressentie”, au-delà du “ressenti” d’une communauté déterminée qui pourrait s’offusquer, voire souffrir des conséquences d’une théorie scientifique fût-elle démontrée, il était clair que le terme était destiné à une immense fortune. Qu’on pense aux sondages sur la cote de popularité des hommes et femmes politiques, qui auraient désormais deux colonnes (chiffres réels et chiffres ressentis, 23% et 27% par exemple), ce qui ne pourrait qu’aider les états-majors des partis à définir une stratégie plus adaptée à leurs ambitions; qu’on songe aux divers comptages, toujours en concurrence, des participants à une manifestation — des chiffres qui pouvaient être gonflés ou revus à la baisse selon les parties et leurs “ressentis” propres.

Le plus “créatif” de ces communicants voyait déjà se répandre partout en ville, par tous les canaux d’information disponibles, ce slogan: Ressentez-vous! — absolument imparable, ajoutait-il en rugissant, au diapason de l’exaltation générale qui l’entourait.

En somme, lança quelqu’un, on se demande bien ce qui pourrait ne pas être “ressenti”.

Cette remarque donna le signal d’une de ces réunions improvisées où, dans une sorte de défoulement collectif, chacun apporta son écot, c’est-à-dire son terme à associer au concept qui émergeait souverainement: “calme ressenti”, dit l’un; “chagrin ressenti”, émit l’autre; et les suivants: “plaisir”, “passion”, “vie”, “climat”, “choc”, “beauté”, “dignité”, “détresse”, “genre”, “valeurs”, “censure”, “réalité”, ou alors “superficie ressentie d’un appartement” (à cette dernière formule, les rires fusèrent de tous côtés), tout y passa, dans une franche gaieté.

Quand l’euphorie retomba quelque peu, certains membres de cette fine équipe abordèrent un autre aspect de la question: et poussèrent les feux. Selon eux, il était vraiment temps de pousser un autre mot vers la sortie: et c’était l’occasion rêvée d’y parvenir.

Clairement, argumentait-on, pas un jour ne passe sans que l’on n’entende ou qu’on ne lise que “c’est surréaliste”, qu’une scène ou qu’une situation sont “surréalistes”: et par là, on veut désigner n’importe quoi de vaguement étrange, d’incongru ou d’inhabituel, aussi minime que cela puisse être.Bien sûr, le recours à tout bout de champ à ce mot répond à une volonté de désamorcer son sens originel de libération de l’inconscient, et ainsi sa charge éminemment subversive. Eh bien, concluait-on, maintenant que le mot est réduit à une signification tronquée et bénigne (c’est le prix à payer pour qu’il passe dans le langage courant), considérons qu’il a fait son temps.

Nul besoin de savoir lire les arrière-pensées: on voyait se dessiner, dans ces considérations, la possibilité qu’une opération du même genre pourrait se pratiquer avec le nouveau mot fétiche. Oui, c’était nettement cette impression qui ressortait.

Well, au travail, finit par dire le “créatif”, en levant la séance.


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Voir aussi cet article de Libération relatant la fine astuce d'une agence immobilière parisienne pour contournée une superficie étriquée.

À la fortune du mot

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