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Aérogare

Coincé entre une femme au sourire pincé et un homme large, bouteille de coca devant lui, je me suis demandé ce que je foutais ici. Je jouis de certains privilèges en tant que membre du management intermédiaire d’une entreprise automobile allemande. Je ne m’étendrai pas là-dessus. Il faut dire que je ne mets aucune conviction dans ce que je fais, juste je jouis d’un confort plus que notable. J’ai une vie agréable qui m’a permis d’acquérir un appartement de 200 m² au cœur de Bruxelles et d’entretenir avec un certain clinquant et une certaine désinvolture des relations avec des femmes. J’ai eu quarante ans, un début de calvitie, quelques rides autour des yeux et une propension de plus en plus aiguë à l’alcoolisme. Un cadre moyen européen en soi. C’est mon patron qui m’avait proposé de manière quelque peu appuyée de profiter du Mondial en cette fin d’année 2022. “Ça vous fera des vacances”, avait-il dit la main sur mon épaule. Ce qu’il n’avait pas dit c’est qu’un des membres de l’équipe devait s’y rendre afin d’honorer l’invitation de nos investisseurs qatariens. J’étais la personne idéale, sans famille, relativement bien placée dans l’entreprise. Je n’aime pas le foot et encore moins ces avions étriqués. Une semaine plus tôt, la secrétaire était venue me voir avec un air désolé. Elle n’avait pas réussi à avoir un vol direct en classe business. J’étais donc là avec une faune entassée, à me sentir à l’étroit à côté de cet homme qui débordait de son siège. En plus de ça, on ne sait jamais sur qui on tombe. Le voyage aérien est une loterie. Pourtant c’est une donnée importante quand on partage quelques heures de grande proximité avec des inconnus. On entre dans leur champ. On ne peut pas éviter la série qu’ils regardent, les odeurs pourtant à la base discrètes de leur sandwich ou même les contacts physiques.

Une hôtesse de l’air au rouge à lèvres trop soutenu annonça le menu. Une légère agitation se fit sentir dans la section économique. Et mon voisin de gauche toujours trop grand et trop large. Je ne pouvais pas le blâmer, il semblait être dans un espace inadapté pour son gabarit. J’en ai eu un peu pitié, je me décidai à créer un contact poli.

— Vous allez à Doha pour le travail?

— Non! dit-il d’une voix fluette, dissonante avec sa corpulence. Je viens pour le Mondial.

— Oui, bien sûr, le Mondial. Moi aussi, mais dans le cadre du travail.

— Vous avez de la chance. Je suis fonctionnaire au niveau communal…

— Ah! Vous logez à Doha?

— Non! Je loge à Dubaï. Bien moins cher!

— Je suppose que les correspondances se font facilement.

— Plus rapide que d’attendre un bus. Et vous?

— Je reste à l’aéroport. Je ne passerai qu’un après-midi en ville pour le travail et une soirée de match.

— Mmmh. Je pensais que c’était pour les gens en transit.

— Je ne supporte pas la chaleur. Je préfère donc éviter le plus possible les mouvements. Et à ce qu’il paraît, l’aéroport est très agréable.

Nous fûmes coupés par la même hôtesse qui était passée à la promotion des produits duty-free. Elle forçait le sourire alors qu’elle savait que ce serait une défaite. Peu de gens croient encore au gain de ces produits détaxés. Cinq ventes au mieux pour plus de deux cents passagers. Elle avait fait son boulot comme j’allais faire le mien. Ma voisine de droite emballée dans une couverture bleue et portant un masque sur les yeux semblait déjà aux confins de tout état de conscience. Mon voisin se décida à regarder un film. Notre conversation s’arrêta là, ce qui m’arrangea et me permit de lire l’actualité de la Bourse.

Quelques heures plus tard, l’avion engagea sa descente. Par le hublot, je voyais une terre bien ordonnée, des spirales de gazon et de bitume dans un monde minéral. J’aurais pu croire à un tableau. Un bâtiment en forme de demi-cercle, une sorte d’œuvre architecturale futuriste, dominait un désert détaillé et domestiqué.

Des centaines d’arbres et de plantes sous un dôme de verre nous accueillirent. Un jardin tropical entourait les voyageurs. Je m’arrêtai devant une cascade. Ça devait être la première fois que j’en voyais une. Je ne voyageais que rarement. Si je me déplaçais, c’était pour profiter d’un hôtel en bord de mer à une saison et dans un pays aux températures clémentes, jamais au-delà de 25°. J’y mettais un point d’honneur. Sur une plaque étaient mises en évidence quatre étoiles décernées par un label de développement durable. Le Qatar et les autres pays du Golfe investissaient aussi dans la durabilité. Je longeai des boutiques aux enseignes luxueuses suivies de celles plus quelconques. Toutes les bourses pouvaient s’y retrouver et tout y était bien compartimenté. L’entrée de mon hôtel se situait au-dessus de la boutique Hermès. J’étais assuré d’être dans la bonne catégorie. Une jeune femme habillée d’un tailleur bleu nuit m’accueillit. Dès qu’elle entendit mon accent, elle passa au français, un français presque impeccable avec un léger accent arabe. Elle venait peut-être du Maghreb. Elle faisait remarquablement son travail. Ça devait être la millième fois cette semaine qu’elle prononçait la même litanie. Malgré ça, elle rendait la chose proprement attrayante et acheva son discours “en soi, des kilomètres carrés de découverte au sein de l’aéroport”. Je me réjouissais de ne pas devoir en sortir avant le lendemain après-midi. Fin novembre, les températures frôlent déjà les trente degrés. Grâce à l’air climatisé, l’aéroport conserve une température ambiante qui n’engage aucun inconfort.

Je décidai de commencer ce séjour par quelques longueurs dans la piscine et peut-être même d’aller taper, ou devrais-je dire de simuler, quelques balles de golf. Malgré une certaine immobilité, j’étais certain de garder la forme.

La chambre était d’un luxe attendu, standard et propre. Sur le fascicule d’accueil de l’hôtel, le terme sustainable avait dû être écrit quinze fois. L’hôtel contribuait à un avenir plus durable en commençant par proposer des articles à usage unique en bambou et non plus en plastique. Ils avaient même osé l’entreprise délicate de troquer une des marques de la qualité d’une maison, le papier de toilette. Il était dit qu’il était recyclé bien qu’il restât épais, constitué de plusieurs feuilles de papier.

18 h. Le simulateur de golf me permit de travailler mon swing. Je m’y étais mis deux ans plus tôt. Des relations de travail m’avaient convaincu. J’étais l’homme désigné, un homme seul, sportif, n’ayant pas grand-chose à faire de mes week-ends et gagnant bien ma vie.

À la sortie de la douche, je pensai à ma mère et à son anniversaire qu’elle fêterait la semaine suivante. Il devait encore rester une heure avant que les boutiques ferment. Je ne dus pas aller très loin, une bijouterie se situait en contrebas de l’hôtel. L’unique vendeuse vint vers moi. Elle portait un voile de couleur pourpre qui ne couvrait que partiellement sa tête. Sur une plaquette dorée qu’elle portait sur la poitrine était inscrit le nom Tala. Je balbutiai que je cherchais un cadeau pour une femme qui allait fêter ses septante ans. Elle me dirigea vers des boucles d’oreilles en or blanc surmontées de fines perles. Elle connaissait son métier. Je me laisserais entièrement guider. Pour s’assurer du bon choix, elle me posa quelques questions sur le style et les goûts de ma mère. La conversation entamée, je me risquai à l’interroger sur ses origines.

— Je viens des Philippines.

— J’ai l’impression que je ne verrai pas beaucoup de Qataris dans cet aéroport. En dehors des voyageurs, bien sûr.

— J’en suis désolée, dit-elle la tête inclinée.

— Je ne voulais pas dire ça… Il me semble juste que les étrangers sont nombreux sur cette petite bande de terre.

— C’est le cas. Plus des trois quarts de la population, je pense.

Tala se risqua timidement à m’en dire plus sur sa venue. En fin de compte, la journée était achevée. Elle était seule dans la boutique, personne pour la juger d’être trop volubile avec un client. Arrivée cinq ans plus tôt, elle avait commencé à travailler comme femme de ménage dans une famille. Elle y avait tout fait, de la couture à la cuisine. À la question si elle n’avait pas le mal du pays, elle répondit que ses employeurs avaient toujours été corrects avec elle. Une fois par mois, elle avait une journée de repos qui lui permettait d’aller à une église catholique en périphérie et de paresser dans un centre commercial près du centre. Elle me conseilla de m’y rendre, spécifiquement celui que l’on nomme communément le Villaggio. Elle précisa la distinction de l’architecture italienne et du choix des boutiques. Une partie du mall était à ciel ouvert, traversée par des canaux sur lesquels des gondoles embarquaient les badauds. Une autre partie était fermée et jouissait de la fraîcheur de la climatisation. Ses employeurs étaient si bons, précisa-t-elle, qu’ils lui avaient même donné la possibilité d’être plus ambitieuse. Le mari, son tuteur officiel, l’avait placée dans cette boutique. Elle avait rapidement appris l’arabe, parlait un bon anglais et était une femme naturellement élégante. Elle était faite pour un tel emploi. J’eus un étrange sentiment d’avoir eu droit à un discours rodé. Finalement, je n’étais qu’un client qu’on doit satisfaire. Je tendis mon passeport et payai. Tala me salua d’un hochement de tête et me conduisit à la porte. Les boutiques fermaient l’une après l’autre. La frénésie de l’aéroport de cet après-midi s’était transformée en un murmure. Je me décidai à marcher à travers les kilomètres de halls et de couloirs. Je m’arrêtai devant des sculptures de bronze transformées en plaine de jeux. Une inscription mentionnait qu’il s’agissait d’une œuvre de Tom Otternes. Je supposai qu’il devait être un artiste connu pour se retrouver dans un tel endroit. L’aéroport était décidément un espace qui n’avait rien à envier à un autre. Il répondait désormais à la diversité appréciée de nos vies modernes et aux standards de consommation mondiale.

Le choix d’un restaurant fut épineux. Ils étaient si nombreux que je pris du temps à me décider d’entrer dans l’un d’eux. Il proposait une cuisine locale. En fin de compte, j’étais à l’étranger. Mes collègues me poseraient des questions sur ce séjour, peut-être même sur cette culture. J’aurais ainsi quelques informations qui pourraient les satisfaire.

À côté de ma table, un homme était assis devant une table jonchée de petites assiettes de mets de couleurs avenantes. Il semblait y en avoir un nombre bien trop important pour une unique personne. Il me salua. Le menu proposait deux pages A4 de plats. Mon voisin dut voir mon embarras. “Si je puis me permettre, j’ai deux-trois conseils à vous donner.” Je le laissai faire. Il avait un goût sûr. J’eus droit aux détails de chaque plat dont il avait connaissance.

— Je m’appelle Chris, me dit-il en me tendant la main.

— Marc.

— Pour le Mondial?

— Quelque chose comme ça.

— Moi, ça fait une semaine que je suis ici. Là, je rentre.

— Vous n’étiez donc pas ici que pour le Mondial.

— En effet.

— Le travail?

Mon voisin prit calmement une bouchée et reprit après un long silence.

— Y échapper devient difficile. Le foot est devenu un phénomène incontournable.

— Je suppose.

— Il est un des événements les plus intéressants qu’il soit aujourd’hui. Regardez tout ce que ça a mis en lumière! La corruption politique, les droits de l’homme bafoués, les aberrations écologiques. Tout y est passé.

J’en avais bien sûr entendu parler, mais je décidai de ne pas relever. Je n’aime pas la polémique, elle ne mène généralement qu’à un peu plus de confusion. Face à mon silence, Chris continua.

— Le Qatar aurait acheté le vote de la Fifa, les ouvriers étrangers sur les chantiers du Mondial travaillent dans des conditions si lamentables qu’une part se retrouve démuni ou encore six pieds sous terre, et enfin les dépenses énergétiques sont aberrantes. Tout ça pour un monde essentiellement artificiel. Et rien ne change. On s’agite et puis on se calme. Et le monde continue à rouler dans le même sens qu’avant. Enfin, il n’est pas bon de parler de ça ici.

Il me tendit une carte professionnelle sur laquelle était inscrite “Chris Sullivan, independant journalist”. Demain, vous pourrez lire mon article en ligne sur le site du The Independent. Il se leva et me tendit la main. Je conclus qu’il devait être un homme dont l’agitation allait grandement s’accentuer avec le temps. Les aspirations de confort du plus grand nombre d’entre nous l’emporteraient. Même si ça nous coûtait la justice sociale et écologique, le monde ressemblerait plus dans une décennie à cette aérogare qu’à quoi que ce soit d’autre.

Dans le hall à l’avant de l’hôtel, l’écran diffusait le match de la soirée. Sénégal–Pays-Bas. Sans le son, les mouvements des joueurs ressortaient mieux, tout particulièrement ceux portant le maillot orange qui monopolisaient le ballon. En cette fin de match, la défaite des Sénégalais était inéluctable. Le moment de délivrance pour tous les spectateurs. Notre catharsis, celle dont nous avons besoin et celle que nous apprécions, surtout si elle se lie au divertissement et à l’argent. Je ne faisais pas exception, que du contraire. Même si le football ne m’intéressait pas, j’aimais le simulacre et le confort que promeut ce monde. Plus jeune, j’avais eu d’autres ambitions, mais très vite j’avais compris que j’allais vivre bien trop agité, que je ne gagnerais le calme et un sentiment de sécurité qu’en acceptant l’adage mondial.

Dans la chambre, prenant conscience que je n’aurais pas ma rasade d’alcool, je décidai d’aller immédiatement me coucher.

Il était encore tôt quand je me réveillai. Le soleil était haut dans le ciel. Les températures devaient déjà être élevées. À la sortie de l’hôtel, le match Sénégal–Pays-Bas avait été remplacé par des spots publicitaires. L’un d’eux faisait la promotion d’un nouveau quartier pour les ouvriers. D’agréables immeubles immaculés jouxtaient des espaces verts où l’on pouvait se prélasser. 

Dans un large hall dont la baie vitrée donnait sur le désert, je décidai de m’assoir à un bar et de commander un café. J’ouvris la page du The Independent. L’article de mon compagnon de la veille était sur la première page. Chris comparait le monde du football et de la politique avec celui des ouvriers immigrés au Qatar. Il avait passé une semaine à interviewer clandestinement des hommes qui avaient travaillé sur les chantiers du Mondial. Des hommes vivant dans des quartiers éloignés du centre, loin du regard des voyageurs, entassés dans des chambres manquant d’hygiène et dont les climatiseurs ne fonctionnaient pas, même lorsque les températures avoisinaient les 45 degrés. Hier soir, Chris avait parlé de droits de l’homme bafoués. Je fermai la page, songeai au match de ce soir qui ne commencerait que tard. “Je ne devrais pas souffrir de la chaleur”, pensai-je.

Je repassai devant la bijouterie où Tala s’affairait derrière le comptoir. Je ralentis le pas. Elle tourna la tête et me salua. Je continuai mon chemin jusqu’à l’hôtel. J’avais encore un peu de temps avant de me mettre au travail. Si le simulateur de golf était libre, j’opterais pour une partie.

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