A Bruxelles, Anvers ou Quimper
Les mains de Patricia tremblaient. Sa respiration était plus brève, son cœur la pinçait à chaque battement. Dans un mois, ses enfants partaient passer deux semaines chez leurs grands-parents en Bretagne.
Ce ne serait pas la première séparation, les jumeaux avaient déjà passé plusieurs jours chez sa belle-mère à Namur, elle les avait aussi laissés à ses parents trois mois après leur naissance. Ses parents avaient aussi gardé leur chien tout un mois sans trouver à critiquer son éducation.
Mais les nourrissons et les chiens ne parlaient pas. À Bruxelles, Anvers ou Quimper, leurs signaux étaient compris. Twix ignorait les frontières: partout il se comportait en teckel. L’urine ne changeait pas d’odeur en passant les Ardennes. Les mots en revanche se métamorphosaient et depuis des semaines, Patricia répétait aux enfants de faire attention à ce qu’ils diraient à Papi et Mami Bretagne.
Ne jamais demander à aller au Delhaize, ne pas dire qu’Anderlecht allait gagner la ligue des champions, ne pas demander de l’aide pour fermer la tirette… Et attention avec les viennoiseries! Chez Papi et Mami Bretagne, il n’y avait ni couque, ni boule de Berlin ni gosette mais des pains au chocolat, des beignets et des chaussons.
Et soudain le drame.
Mathilde annonça qu’il n’y aurait plus jamais de vacances en France. Éric approuva sa sœur en silence, c’était elle la porte-parole du duo.
Aussitôt leur père se mit à crier et leur mère à les assommer de questions.
Patricia se demandait ce qu’elle devait dire à ses parents tout en soupçonnant sa belle-sœur d’une perfidie. Elle parvint à isoler Éric qui avoua, son doudou dans la bouche:
– Parce que les Français sont méchants.
Alors la vie des jumeaux changea. Leurs parents ne cessèrent plus de se disputer, la famille, les amis, les voisins, tous les gens qu’on connaissait téléphonèrent pour participer à cette conversation.
Mathilde et Éric ne voulaient plus rien dire, à part qu’ils n’iraient pas en France. Ils échangeaient des regards désespérés: pourquoi les adultes ne comprenaient-ils rien? Pourquoi parlaient-ils autant et avec des mots si compliqués?
Leur père parlait de raisons historiques, Mami Namur répétait que quelque chose de sale avait dû se passer, leur mère finissait toutes ses phrases par “mais que vais-je dire à mes parents, moi?”. Les enfants saisissaient des mots qu’ils ne connaissaient pas: Umtiti, Waterloo, décolonisation… Ils essayaient de les répéter en caressant Twix pour repousser les émotions tristes qui avaient envahi la maison.
Mathilde demanda à leur cousine Amélie: Waterloo était une ville à côté de Bruxelles où habitait sa tante Dominique. Le reste, elle ne savait pas non plus, elle n’avait que dix ans.
Un soir, Patricia éclata en sanglots en mettant les jumeaux au lit!
– Mais enfin, vous n’aimez pas Papi et Mami Bretagne!
Bien sûr que si, c’était pour cela qu’ils voulaient les faire venir en Belgique.
– Ils pourraient habiter à Waterloo…
Mathilde n’eut pas le temps d’ajouter “avec la tante Dominique d’Amélie”, sa mère était partie en criant que c’était historique. Leur père cria plus fort et partit en claquant la porte.
Leur mère pleura longtemps mais se laissa lentement consoler par Twix.
Les jumeaux ne savaient pas quoi faire: tout était pourtant si simple! Mais les adultes parlaient si vite, se trompaient tellement et surtout ne les écoutaient jamais.
Leur mère prit soudain le temps de s’agenouiller devant eux et leur parla doucement:
– Qui vous a dit que les Français étaient méchants?
Mathilde et Éric se regardèrent: enfin une question qui avait du sens…
– Tonton Damien.
Leur mère à nouveau sembla ne plus les écouter. Elle leur demanda de dormir et se mit à téléphoner en répétant le mot trahison.
Patricia avait toujours pensé que sa belle-sœur était son ennemie, son beau-frère en revanche s’était toujours montré accueillant. Il avait étudié en France, il ne s’était jamais moqué de son accent… Et voilà ce qu’il disait ça à ses enfants derrière son dos!
Bien sûr il niait.
Il n’avait jamais dit ça. Il n’avait pas vu les enfants depuis plusieurs semaines… La dernière fois c’était pour l’anniversaire de sa mère… Il avait promené Twix avec les enfants et ils étaient très contents à l’idée de passer deux semaines chez leurs grands-parents bretons.
Patricia insista: alors que s’était-il passé??
Damien se souvint qu’ils avaient parlé du chien, de Saint Nicolas et des brocolis.
– De Saint Nicolas?
– Les jumeaux ont fait la liste de tout ce qu’il leur apporterait cette année… Chez vous, chez moi, chez Maman et en Bretagne… Et je leur ai dit que Saint Nicolas ne venait pas en Bretagne.
Patricia remercia et raccrocha… Elle fonça dans la chambre des jumeaux qui ne dormaient pas. Éric s’était couché dans le lit de Mathilde et ils jouaient avec leurs doudous.
– Est-ce que c’est à cause de Saint Nicolas si vous ne voulez pas aller en France?
Les enfants hochèrent de la tête soulagés.
Tonton Damien leur avait dit que Saint Nicolas ne venait pas en France, alors ils en avaient déduit que les Français étaient méchants et voulaient faire venir Papi et Mami Bretagne en Belgique pour les sauver…
Patricia embrassa ses enfants, leur dit qu’elle comprenait et que tout irait bien. En s’asseyant dans le salon, son cerveau se remit à tourner à toute vitesse: Comment expliquer à ses enfants que ses grands-parents français n’avaient pas besoin d’être sauvés sans leur dévoiler la vérité sur Saint Nicolas?
Ses mains tremblaient. Sa respiration était plus brève, son cœur la pinçait à chaque battement. Elle en avait assez de cette anxiété. Peut-être qu’elle devrait montrer davantage son côté français à ses enfants, peut-être qu’elle devrait laisser ses enfants montrer leur côté belge à leurs grands-parents… Et peut-être qu’en parlant tranquillement, la famille pourrait trouver de nouvelles traditions…