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Access denied

14 septembre 2022


Il s’en est fallu d’un rien pour que ça n’arrive pas, pensa le général. Il se pencha sur le cercueil pour décorer à titre posthume l’aviateur Arnaud Martin de la médaille du mérite militaire, regrettant que le soldat décédé n’ait pas su tenir compte de l’avertissement qu’il lui avait donné quelques mois plus tôt.


12 octobre 2021


“Access denied”, afficha la machine.

— Comment ça? s’exclama Arnaud, retapant son code d’identification à quatre chiffres sur le clavier fermant la porte du centre d’essais d’aviation de Toulouse, pour la troisième fois.

— Accès refusé, vous n’êtes plus habilité à entrer, fut la seule réponse, en français cette fois-ci, de la machine. 

— Ce n’est pas possible! s’énerva Arnaud, capitaine sur la base aérienne de Toulouse Blagnac. Il est bon mon code. S… de machine! Tas de ferraille!

Curieusement, la machine ne réagit pas et resta stoïque. Elle avait été programmée pour laisser entrer ou pas les pilotes d’avion et non pour répondre à une quelconque provocation de leur part. Se permettre de faire une remarque aux aviateurs sur la correction de leur langage, n’entrait pas encore dans le champ de ses attributions. Sinon, il y a fort à parier qu’elle ne s’en serait pas privée.

Arnaud tapa du plat de la main, sur la porte, sentant l’énervement le gagner. Il devait décoller d’ici dix minutes pour effectuer une mission de reconnaissance au-dessus de la Méditerranée, et cette fichue machine allait certainement le mettre en retard. 

— Accès refusé, répéta la machine avec obstination.

— Désormais c’est la machine et plus l’être humain qui décide! s’exclama Arnaud. Je ne sais pas vers quelle société on se dirige, mais ça craint un max!

Devant l’impossibilité de pénétrer dans l’enclos de la base, préservé par un grillage militaire, Arnaud se décida enfin à appuyer sur l’interphone, bien visible, qui le narguait en silence. Parler à un humain serait plus simple que de tenter de dialoguer avec une machine, le premier étant censé être plus compréhensif et capable d’interpréter toutes les nuances du langage à la différence de la machine pour laquelle le monde était binaire ou manichéen. Arnaud appuya sur le bouton rouge d’urgence situé en haut à gauche de la porte du centre d’essais.  

— Soldat Fred Loutin, je vous écoute.

— Bonjour, soldat Loutin. Je suis le capitaine Arnaud Martin. Il doit y avoir un problème avec le portail d’entrée. J’ai tapé mon code comme d’habitude, mais la machine persiste à me refuser l’accès au centre.

— C’est tout à fait normal, mon capitaine. Vous êtes déclaré “obsolète” par la machine.

— Pardon?

— Je répète: “déclaré obsolète”, fini, terminé, inutile, trop vieux, indésirable. Mis au placard, si vous préférez.

— Je ne préfère rien du tout. Je voudrais juste comprendre. 

— Ça va être difficile! Bon, pour cette fois, je vous laisse entrer, mais ce sera la dernière. De plus, je ne peux pas vous laisser pénétrer seul dans le centre d’essais. Je dois vous accompagner jusqu’au bureau du général qui vous expliquera lui-même pourquoi l’accès vous est refusé. Acceptez-vous ces conditions?

Arnaud se demanda s’il avait bien entendu avant de répondre que oui, il acceptait. D’ailleurs, que pouvait-il faire d’autre? L’accès de la base lui était désormais interdit. Il ignorait pourquoi. Il devait pourtant y avoir une raison, comme une erreur de programmation ou une confusion de personnes, et le seul moyen de la connaitre était d’accepter l’invitation du soldat Loutin afin de pénétrer dans le centre et de demander au général ce qui se passait. 


En attendant que le soldat Loutin arrive et l’invite à entrer, Arnaud chercha les possibles raisons de ce refus d’accès au centre. Avait-il atteint ses limites physiques? Il était grand, massif, carré d’épaules, encore très musclé et se sentait en forme. Ancien sportif de haut niveau, il avait représenté la France lors des jeux olympiques de Barcelone au siècle dernier, en 1992. Il avait couru un marathon de légende, était arrivé huitième derrière des Kenyans, des Éthiopiens et des Érythréens, et n’avait aucune raison de rougir du temps qu’il avait mis pour réaliser sa performance. Jusque-là, le meilleur représentant national français de cette épreuve avait obtenu la trente-quatrième place. Arnaud pouvait être fier de lui. Il avait alors été recruté par l’armée de l’air pour accomplir des missions de reconnaissance aérienne ainsi que de nombreuses opérations de combat. Plusieurs fois blessé, toujours “réparé”, comme il s’en amusait lui-même, il était surnommé affectueusement “Robocop” par ses collègues. Il est vrai qu’il ne subsistait plus grand-chose du modèle d’origine, lui faisaient remarquer ses frères d’armes en riant: deux prothèses de hanche, une de genou, un filet sur l’abdomen pour contenir une hernie inguinale, trois prothèses cervicales, plusieurs lames métalliques pour tenir ses vertèbres lombaires ainsi qu’une greffe osseuse pour réparer une fracture du fémur. Sans compter, en cherchant bien, un implant métallique dans le crâne, souvenir d’une explosion dans un village du Sahel et qu’il serait beaucoup trop dangereux de tenter de lui ôter par une quelconque intervention chirurgicale. Avec un tel palmarès médical, il était d’ailleurs étonnant qu’il soit toujours en service, surtout dans l’aviation. C’était peut-être cela que la machine essayait de lui dire: qu’il était temps de s’arrêter et qu’il fallait passer à autre chose.

Ou alors, la raison en était tout autre. Cependant Arnaud ne voyait pas ce qui pourrait l’empêcher de piloter. Bon sang de bonsoir, pourquoi lui interdisait-on l’accès au centre? Il avait toujours fait son travail correctement, avec le plus grand sérieux et une rigueur toute militaire. C’était un bon camarade, parfois moqueur ou blagueur à ses heures perdues, mais toujours respectueux de ses frères d’armes. Il n’y avait donc aucune raison objective à lui interdire l’accès à son lieu de travail. Arnaud soupira. D’ici quelques minutes, il aurait la réponse. En présence du général, face à un homme, on pouvait toujours discuter et tenter de s’entendre. Ce n’était pas la même chose de parler à une personne que de tenter de convaincre une machine qui raisonnait avec des 0 ou des 1 et répétait toujours la même chose, sans s’apercevoir que parfois, son interlocuteur ne la comprenait pas.


Après avoir suivi avec un peu d’appréhension le soldat Loutin dans le dédale de couloirs de la base aérienne, Arnaud s’arrêta devant une porte peinte en bleu. Le soldat Loutin frappa trois coups discrets, puis s’effaça pour le laisser entrer. Arnaud franchit le pas et salua respectueusement le général.

— Installez-vous, Arnaud, dit son supérieur. Tout va bien?

— Parfaitement bien, répondit Arnaud, à part cette imbécile de machine qui refuse de me laisser entrer.

— Ce n’est pas une imbécile, mais une IA.

— Une quoi?

— Une intelligence artificielle, expliqua le général à Arnaud comme s’il s’adressait à un enfant, un programme qui analyse les données et qui est capable de prendre des décisions murement réfléchies à votre place.

— En êtes-vous si sûr? demanda Arnaud. Parce que je voudrais bien savoir pourquoi mon accès à la base m’est refusé.

— C’est très simple, énonça le général: c’est parce que vous allez mourir demain. Ou plus exactement, pour ne pas vous inquiéter, parce que vous risquez de mourir demain, d’après les calculs effectués par la machine. En présence d’un risque, elle refuse de le prendre et vous déclare obsolète. Elle vous met de côté pour ne pas avoir votre mort sur la conscience.

— Pardon? Je ne comprends pas.

— Quel âge avez-vous Arnaud?

— Quarante-trois ans, pourquoi?

— Et combien de jours?

— Je n’en sais rien.

— Vous avez exactement quarante-trois ans et trente-et-un jours, trente-deux demain, ce qui sera exactement, à une année près, l’âge auquel est décédé Antoine de Saint Exupéry.

— Je ne vois pas le rapport.

— Vous non, moi pas vraiment non plus, car vous n’avez que très peu de choses en commun avec Antoine; mais la machine, elle, le voit très bien. D’après les statistiques des accidents de pilotage, l’analyse des trajets des missions de votre carrière, votre personnalité, votre expérience, votre fort caractère et votre futur probable ou possible, la machine a calculé que vous avez demain 99,999 99 % de “chances”, si l’on peut l’appeler ainsi, de ne pas revenir de mission. Alors la solution la plus simple pour éviter cela est que vous ne partiez pas.

— C’est idiot!

— Pas pour l’IA. Moi, je vous aurais bien laissé partir, mais elle s’y refuse obstinément. J’avoue que cette obstination me laisse perplexe, mais je ne peux rien y faire. Il y aurait bien une exception possible pour la faire changer d’avis, mais vous ne remplissez pas les conditions.

— Dites toujours.

— Si vous aviez produit une œuvre de qualité égale à celle de Saint Exupéry, la machine vous aurait laissé voler, calculant que la gloire posthume était plus rentable que la prolongation de votre existence. Mais, et c’est une chance pour vous, vous n’avez jamais écrit une seule ligne de roman; alors vous allez tranquillement pouvoir rentrer chez vous et regarder une série à la télévision. Prenez donc une semaine de vacances ou deux pour vous détendre aux frais de l’armée. D’ici un mois, il n’y aura plus aucun souci avec l’IA et vous pourrez reprendre vos missions tranquillement.

— Et si je refuse? 

— Il ne me semble pas que vous ayez le choix! s’énerva le général. Je n’ai aucune envie d’en arriver à vous mettre aux arrêts pour vous faire respecter ce que la machine a décidé. Maintenant, rompez!

Arnaud salua par habitude, militairement, portant la main à sa tempe, puis retrouva à la porte le soldat Loutin qui l’attendait pour le raccompagner. Celui-ci lui raconta qu’il n’était pas le seul à avoir subi les décisions parfois incompréhensibles de l’IA. Lui-même n’avait pu sortir de la base un soir car l’IA avait détecté qu’à cette heure-là, au vu son passé médical, en raison de la chaleur qui régnait dehors et de la présence importante de poussière sur la route, il avait toutes les “chances” de faire une crise d’asthme sévère et de terminer sa journée à l’hôpital. Lorsque l’IA avait enfin accepté d’ouvrir la grille vers cinq heures trente du matin, sous une pluie torrentielle, le soldat Loutin, qui devait prendre son service à six heures, avait préféré rester sur place et s’octroyer à la cantine un mauvais café et deux croissants ramollis en guise de petit déjeuner plutôt que d’attraper une pneumonie.


Rentré chez lui, Arnaud alluma la télévision et choisit, sur les conseils du général, une série au hasard. Il ne regarda même pas la moitié du premier épisode avant de sombrer dans un sommeil agité. Il se réveilla une demi-heure plus tard, se leva du canapé et décida d’aller chercher à l’épicerie d’en bas, une bouteille de bordeaux qui lui tiendrait compagnie pour la soirée.

Lui qui ne buvait jamais se sentit très vite gai dès le deuxième verre et se mit à chanter à tue-tête. Au troisième verre, il eut une idée saugrenue: pourquoi ne pas écrire comme Saint-Exupéry? Éméché, il se mit à danser au milieu du salon, en hurlant que, comme ça, il pourrait voler à sa guise et s’écraser en mission si ça lui chantait. Son vœu fut exaucé rapidement; il atterrit de travers, son verre encore à la main, sur le canapé du salon. Une tache lie de vin prit rapidement ses aises sur le cuir blanc.

Dégrisé, Arnaud s’assit derrière son bureau pour réfléchir. Il avait au minimum deux semaines devant lui. Il ne savait pas quoi faire de tous ces moments de liberté, étant habitué à passer son temps à obéir: au général, au caporal, au capitaine, à ses frères d’armes, et même parfois à une machine.

Sans y avoir pensé, il attrapa un stylo, un bloc puis écrivit sur la première page de sa plus belle écriture: “Fin de la mission”. Il allait, comme Saint-Exupéry l’avait fait avant lui pour Pilote de guerre, raconter ses souvenirs de combats et de survols en territoire ennemi. 

Arnaud enchaina facilement les phrases et raconta son histoire.


Quinze jours plus tard, il prétendit avoir perdu sa grand-mère, qui par ailleurs se portait comme un charme, pour bénéficier de quelques jours de congé pour raisons familiales. Au bout d’un mois, il prolongea son temps d’absence par un congé maladie arguant que son médecin l’avait trouvé légèrement déprimé. Trois mois plus tard, il déposa une demande de congé sans solde pour six mois supplémentaires, le temps que sorte en librairie Fin de la mission, qui fut un immense succès commercial.

Fort de ce succès, Arnaud décida de réintégrer la base aérienne, afin de recueillir de nouveaux éléments pour un nouveau roman. Voler était une passion et même si l’écriture lui avait apporté beaucoup de plaisir, il avait hâte de se retrouver dans les airs. Il prévint sa hiérarchie de son désir de retour. Celle-ci ne marqua aucune opposition.


Presque un an après avoir quitté la base, Arnaud y revint. Sûr de lui, il tapa son code, qui n’avait pas été désactivé. La machine le laissa entrer. Il salua le général qui ne trouva rien à redire à ses nouvelles demandes, dit bonjour à ses collègues et monta dans l’avion qui s’apprêtait à effectuer une reconnaissance au-dessus de la Méditerranée. Arnaud se mit aux commandes avec un plaisir non dissimulé. Désormais, aucune machine ne pourrait décider à sa place, choisir pour lui ou l’empêcher de réaliser ce qu’il avait envie de faire.

L’avion décolla doucement. Bientôt Arnaud croisa le Cap Corse, regarda vers le large et sourit. Que la mer était belle, vue d’en haut! Soudain l’appareil eut un raté, suivi d’un autre, puis d’un autre encore. Le moteur toussa, cala et prit feu. Arnaud piqua droit vers les flots sans avoir le temps de comprendre ce qui lui arrivait. Le lendemain, tout le personnel de la base aérienne s’inclina devant le corps pour une cérémonie d’hommages militaires.


14 septembre 2022


Le général s’inclina sur la dépouille et pensa que la machine avait eu raison contre l’homme, une fois de plus, mais que cela devenait sérieusement inquiétant pour l’avenir de l’humanité. “S… de machine!” pensa-t-il en son for intérieur. 

Le monde changeait. L’IA décidait désormais à leur place. Elle avait laissé partir Arnaud au même âge que son glorieux prédécesseur. Devenu un écrivain de renom, Arnaud pouvait désormais entrer dans l’histoire, risquer sa vie et bâtir sa légende. Sa mort en vol, juste avant la parution de son deuxième roman, allait faire de lui un mythe, ce qui était plus important que de le laisser en vie.


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