Alesia, ou Nos ancêtres les Gaulois
Le car les avait débarqués un peu au-delà de Venarey et du canal de Bourgogne, à Alise-Sainte-Reine, dans un grand parking en bord de route.
Alise, Alésia! Il y était enfin. Alésia! Ce nom que lâchaient tant d’albums d’Astérix. Gergovie et Alésia. Deux batailles antiques. La grande victoire et la grande débâcle. Le nom qu’il fallait dire et redire, avec allégresse, fierté; celui qu’il fallait taire, ignorer. Mais, lui, il trouvait qu’on ne disait rien ou tout.
— Nos ancêtres les Gaulois…
Drossard, le professeur d’histoire, questionné sur le voyage scolaire à venir, avait entamé sa tirade avec emphase, les yeux décollant vers l’azur à travers la vitre. Mais il s’était vite repris en retombant sur les mines bistrées de ses ouailles. Karim, Abdel, Mous…
— C’est pas vraiment nos ancêtres, avait gloussé Ahmed.
— On n’est plus à l’époque de Tintin au Congo, M’sieur, avait renchéri Hassan.
Il tournait la tête en tous sens, avide. Une vallée verdoyante enserrée entre des collines. Des fortifications un peu plus loin, du bois et de la terre, derrière des fossés, rien de bien spectaculaire. L’une des lignes de défense romaines pourtant. Et il avait lu avant le voyage. Pas un jour sans Wikipédia.
— Normal qu’on lise pas, avait un jour lâché son frère. Les parents n’ont pas de biblio, et le père aime pas trop nous voir fouiner dans des papiers…
— On n’a jamais d’excuse pour rien, avait-il répliqué. Avec Wiki, avec le Net, on peut quitter ses pénates et entrevoir le monde, bon sang!
Sa sœur et son frère avaient haussé les épaules, passé leur chemin dans leur trois-pièces. Pourquoi étaient-ils si différents? Comment pouvait-on choisir de traîner, s’ennuyer? De brouter. Il n’en avait jamais fini, lui, avec le savoir, les questionnements.
— N’est-ce pas ce qui me fait homme et me distingue de la vache? soliloquait-il en zappant sur Arte pendant que ses parents débarrassaient la table.
Et il avait lu avant le voyage, donc. Buté contre une image: des femmes et des enfants quittent un oppidum gaulois assiégé, à bout de ressources, se cognent à la palissade romaine, voûtés et décharnés, implorent le droit de passage, et César refuse, les laisse mourir lentement de faim dans le no man’s land, gémir et hurler à désespérer les époux, les pères au sommet du mont. La civilisation romaine?
Au cœur du musée, circulaire, à plusieurs niveaux, impressionnant, il peine à se concentrer sur les explications de la jeune guide, sexy mais trop démagogique, trop condescendante.
— Non, merci!
Il n’a pas envie de se prêter aux jeux proposés. Glisser sa tête dans un costume gaulois ou soulever un bouclier? Non, non, non! Il dévore les panneaux explicatifs. Savoure l’évaporation des clichés: les Gaulois, loin d’être des sauvages arriérés, échangeaient des produits avec des pays lointains; ils se rasaient soigneusement; leurs armes n’étaient pas très différentes de celles des Romains; ils ont importé des monnaies en Grande-Bretagne; ils avaient des moissonneuses; ils…
— Oh, des phrases en gaulois!
En lettres grecques… Hybridité, métissage, survie par l’altérité.
Au moment du pique-nique, mademoiselle Dechaume se tourne vers l’une des collines avoisinantes et lève un bras potelé.
— La suite de la journée se déroulera à 3 km d’ici, tout en haut, à Mont-sur-Auxois. C’est là, en surplomb, que se dressait l’oppidum des Gaulois. Nous irons voir les vestiges de la cité gallo-romaine qui lui a succédé. Et la statue de Vercingétorix, bien sûr.
— Une sorte de martyr gaulois? interroge Loubna.
Notre accompagnatrice hésite. Que répondre? Doit-elle en passer par une analyse de la cause palestinienne? Il sourit et n’écoute pas la suite, les rires, les protestations. Il voit déjà Vercingétorix. Dressé sur son socle, au sommet d’une butte. Qui était-il vraiment? Que représente-t-il? Il a lu. Napoléon III a tout déclenché. Cet engouement pour le site. Il y a plus de cent ans. Il n’a pas tout compris. L’empereur français voulait promouvoir l’empire, la civilisation, la nécessité de la colonisation peut-être. Il s’identifiait à César. Mais le sculpteur a pu donner ses traits à Vercingétorix. Parce qu’il voulait aussi s’identifier à la cause nationale, à l’héroïsme de la résistance. Romain face aux Gaulois, gaulois face aux Allemands?
— Que penses-tu de tout cela, Hicham?
La voix de mademoiselle Dechaume l’a arraché à sa rêverie. Il méditait devant la statue de sainte Reine, à l’entrée du village, une dernière halte juste avant le retour vers le lycée. Une martyre chrétienne. Décapitée pour avoir refusé les avances du gouverneur romain Olibrius, au troisième siècle.
— J’en pense…
Hicham scrute les visages de ses condisciples et se sent marginal. Leurs histoires familiales, à tous et toutes convergent, mais…
— Je ressens des choses étranges, Mademoiselle.
Des choses étranges, oui. Il se sent solidaire de Reine et de Vercingétorix, des Gaulois assiégés, de cette femme et de ces guerriers qui résistent. Au rouleau compresseur de la force, de l’opinion générale, des majorités. Ils sont ses véritables ancêtres, sourit-il, ceux qui lui serviront de modèles, qui l’aideront à façonner son esprit, à structurer sa vie. On choisit ses ancêtres, pense-t-il, et ils ne relèvent pas de la génétique.
Il va paraître prétentieux, s’il exprime les pensées qui le traversent. Prétentieux, ou pire encore, traître, apostat, allez savoir… D’un autre côté, le Prophète lui-même a prêché dans le désert, comme Jésus, comme… Les gens de Médine ne le croyaient pas, on lui versait des déchets sur la tête. Mais qui sait tout cela autour de lui?
Hicham hésite. Se décide. Être digne.
— Eh bien, mademoiselle Dechaume, à dire le vrai, je pense que “nos ancêtres les Gaulois”, enfin ces Gaulois-là, pour ce qu’ils ont fait et représenté…