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Au Paradis

Dans l’aube froide et brumeuse, il avançait dans une immense étendue déserte sans presque toucher le sol. Cette sensation de légèreté était plutôt agréable. Après un moment, les contours d’un long bâtiment sombre se dessinaient au loin. Mais il n’apercevait pas encore les bétaillères ni n’entendait les meuglements et les glapissements, les chocs des sabots. Les images suivantes étaient brouillées. Masses mouvantes qui descendaient les unes après les autres, démarches hésitantes, chutes sur les ponts glissants des camions… Puis le rêve le conduisait derrière les murs, dans la pénombre bleutée. De la tuerie, il n’aurait de visions qu’ensuite. À l’aube, il sentirait la main de Lucia sur son front : « Encore un cauchemar ? »

Cela faisait deux ans qu’Emilio travaillait au Paradis. Un salaire acceptable qui valait mieux que les aides sociales. Le premier mois de son embauche, un soir qu’ils étaient seuls – leur fils étant couché –, Lucia lui avait demandé s’il supporterait tout cela. Il avait haussé les épaules avec un vague sourire. Et pourquoi pas ? Un mec, ça supporte tout, non ? La force physique, il en avait à revendre. Quant au reste, mieux valait se vider la tête après le boulot, comme disait le sous-chef. 

Celui-ci avait Emilio à la bonne. « T’es un dur, tu traînes pas. Un jour, ce sera toi le boss, t’auras plus à te saloper, tu seras en costard-cravate à donner tes ordres. »  Un dimanche midi où des employés et leurs femmes s’étaient retrouvés pour un barbecue, un jeune homme fit remarquer que les cadences étaient infernales. Et dix minutes de pause toutes les trois heures, c’était beaucoup trop peu. Emilio répliqua : avec une moyenne de six cents bovidés et sept mille cinq cents porcs à traiter par jour, ça ne pouvait pas se passer autrement. Le sous-chef l’approuva avec vigueur. Après avoir subi quelques humiliations, l'apprenti fut renvoyé. La loi unique, la loi du plus fort. Ici, chez Viandy, lieu clos que les ouvriers avaient surnommé Le Paradis, il n’y avait pas de place pour les dégonflés.


Emilio était taciturne. Attentif, il observait ses compagnons de travail. Certains, à quarante ans, ressemblaient déjà à des vieux. Hernies, sciatiques, scolioses, tendinites chroniques, déchirures, séquelles d’accidents… Il ne voulait pas devenir comme eux. À la découpe, il restait des journées entières dans le froid, sur une nacelle à trois mètres de haut. Devant lui défilaient les corps massifs des bovins, suspendus la tête en bas. Carcasses tranchées en deux sur toute la longueur, dont il fouillait l’intérieur pour en extraire la graisse. Les reins rompus, les muscles tordus, il souffrait en silence dans sa combinaison rougie. Les sifflements stridents des scies tronçonnant les os lui vrillaient les tympans malgré le casque, l’odeur du sang et des excréments le prenait à la gorge, les gestes répétitifs le vidaient de ses forces. Lorsqu’il demanda à changer de poste, personne ne s’en étonna.

Il quitta la découpe et rejoignit ceux qui travaillaient à la tuerie. On le prévint : « Si t’as pas connu ça, t’as encore rien vu. » Il savait que ce serait dur, mais jamais il n’avait imaginé qu’il assisterait un jour à de telles scènes.

Parfois, des bovins, coincés dans le piège métallique, s’agitaient. Les yeux roulaient dans leurs orbites, les souffles rauques déchiraient l’air, la bave coulait, les corps tressaillaient. Le tueur appuyait le matador sur le front, entre les oreilles, et le coup partait. La pointe rétractable du pistolet automatique pénétrait dans l’os. Le crâne fracassé, l’animal tombait à genoux. Ensuite, tout se déroulait dans un processus qui semblait parfaitement orchestré. Il était suspendu par une patte arrière au rail horizontal qui avançait régulièrement. Les corps gigantesques se balançaient en une valse disloquée. Il arrivait qu’une vache encore consciente mugisse, se débatte en essayant de relever la tête et les épaules. Mais les chaînes d’abattage ne s’interrompaient jamais – porcs, bovins, moutons, chevaux –, mouvement perpétuel où chaque ouvrier devait agir le plus rapidement possible : planter le couteau, trancher les gorges pour faire jaillir le flot de sang, tronçonner les membres, ouvrir les carcasses et en extraire les entrailles afin que les bêtes, entrées vivantes dans le bâtiment, en ressortent sous forme de barquettes destinées à la consommation.

Un jour, Emilio osa dire au sous-chef qu’il fallait ralentir le rythme pour pouvoir au moins vérifier l’état d’inconscience des animaux. L’autre le toisa : « On n’est pas au jardin d’enfants, on a des directives d’en haut, pigé ? » Tuer vite, tuer toujours plus vite… Emilio opina. Prisonnier du Paradis comme tous ceux auxquels il ôtait la vie chaque jour, il s’endurcit devant la souffrance jusqu’à y être insensible. Obéissant – et combien la servitude rend aveugle ! – il accomplissait ses gestes de manière mécanique, sans état d’âme. Dans un univers où l’oppression des plus faibles faisait partie du quotidien, il était devenu une machine de guerre. 

Avec Lucia, il n’évoquait plus jamais son métier. Au début, elle l’avait houspillé : « Qu’est-ce que tu raconteras au gosse quand il sera plus grand ? » Mais bon Dieu, il n’y avait pas de réponse à cela, elle devait le savoir depuis tout ce temps ! À présent, leur vie était sereine, réglée et sans surprises. Avant de s’installer devant la télé, ils prenaient leur repas en famille avec le petit, un gamin vif et intelligent qui allait déjà sur ses six ans. Lucia avait un nouveau job de vendeuse, elle rêvait de leurs prochaines vacances au camping. Tous deux ne parlaient pas beaucoup, sauf des problèmes domestiques. Et c’était mieux comme ça. Une femme ne peut comprendre un monde d’hommes, se disait Emilio en repensant aux blagues du sous-chef qui raillait les nunuches écolos et leur sensiblerie à la con. 

Oui, c’était bien un monde d’hommes, avec ses codes de domination, et chacun devait y trouver sa place.

Il y trouva sa place, Emilio. Mais tout autrement qu’il aurait pu l’imaginer. 


Après avoir couché l’enfant, Lucia débarrassa la table. C’était le soir. Affalé devant la télévision éteinte, Emilio, la bouche entrouverte, un pli entre les sourcils, semblait ailleurs, comme ivre ou camé. Il avait grillé cigarette sur cigarette, elle détestait qu’il fume dans l’appartement.  

— Tout ça te mine ! lança-t-elle comme si elle cherchait la bagarre après des jours de silence. 

— Tais-toi, tu ne sais rien !

Elle continua à parler dans le vide, avec virulence. 

— N’importe qui aurait trouvé un autre boulot ! Et qu’est-ce qu’on lui racontera au petit, hein ? Que son père est un tueur ? 

Emportée par la colère, elle dit qu’elle avait vu un reportage qui dénonçait toutes ces horreurs et qu’il y avait des associations qui…

Il se leva, empoigna sa veste et sortit.

Longtemps, elle resta silencieuse, plongée dans ses songeries. Pourquoi leur existence était-elle en train de s’écrouler ? Pourquoi d’autres hommes que son Emilio décidaient-ils de leur sort à eux trois, l’enfant, elle et lui ? Quelle injustice ! Mais c’était sa faute, il rampait devant son sous-chef et s’était même fait humilier en public, elle l’avait su par la compagne d’un collègue d’Emilio, qui avait murmuré : ton chéri, y en a qui pensent que c’est un minable, t’auras une vie de merde avec lui, mais c’est ton problème, hein…  


Pendant des heures, il erra dans le quartier assoupi. Il était plein de rancune envers sa femme. Quant au gamin… Rien à leur dire, à ces deux-là ! Et pourtant, comme il les aimait ! Était-il devenu à ce point indifférent à la souffrance des siens comme il avait pu l’être à celle des animaux ?

Les rues sombres et silencieuses l’apaisèrent. Il n’entendait plus ni les sifflements stridents des tronçonneuses ni les cris des travailleurs s’interpellant d’un poste à l’autre. Il s’assit sur un banc, dans un square. L’endroit était désert, c’était une nuit d’été chaude et paisible avec des odeurs d’herbe coupée. Il ferma les yeux. Il se sentait impuissant, exténué comme s’il avait couru un marathon. Comment dire à Lucia ce qu’il dissimulait depuis des mois avec autant de précautions ? Comment lui avouer qu’il vivait dans une peur constante ? Celle d’être pris sur le fait et de ne pas avoir été capable de tenir ses engagements ?

Il se leva, marcha encore au hasard, s’éloignant toujours plus de chez lui.

Quand Emilio rentra à l’appartement, il était plus de trois heures du matin. À pas de loup, il se dirigea vers la chambre que sa femme et lui partageaient avec leur fils. Près de la fenêtre donnant sur la cour, l’enfant dormait, le souffle régulier, le visage en partie éclairé par un croissant de lune. Mais le grand lit était vide. Dans la salle de séjour, plongée dans la pénombre, il n’aperçut pas tout de suite la silhouette de Lucia, de dos. Elle était assise dans un coin de la pièce. De là où il était, il ne pouvait distinguer les images défilant sur l’écran qui lui faisait face. Il s’approcha. Elle se leva, alluma. Le visage bouleversé, elle le dévisageait avec des yeux pleins d’épouvante.

— Tu collectionnes ce genre de trucs ? Mais c’est sordide ! Toutes ces vidéos avec les dates et les heures où elles ont été tournées ! Des animaux tronçonnés, décapités… J’en ai vu qui bougeaient encore ! Ça ne te suffit pas de faire un boulot répugnant, il faut en plus que tu prennes ton pied à regarder ces horreurs ?

— Tu as fouillé l’ordinateur ?

— Ne retourne pas la situation ! Comme le petit était agité, je l’ai laissé devant un dessin animé. Un instant, je suis sortie de la pièce, et il a dû s’amuser à cliquer n’importe où. Quand je suis revenue, il hurlait. Je lui ai caché les yeux, j’ai pu le calmer, il dort enfin. Mais moi, après, j’ai vu tout ça !

Il la saisit par les épaules. Elle s’abattit sur sa poitrine en sanglotant et ils restèrent collés l’un à l’autre, tremblants, apeurés, incapables de parler. Elle le quitterait, il en était sûr. Mais d’abord, il fallait qu’il lui montre tout. Après un temps infini, il la prit par la main et lui demanda de s’asseoir devant l’écran, de l’écouter une dernière fois. Anéantie, elle obéit.

Alors il fit défiler devant elle des articles de presse dont les titres ne laissaient aucun doute sur le contenu. Tous dénonçaient les conditions d’abattage et la situation pénible des employés. Certains évoquaient une association très active dans la protection des animaux de boucherie. Elle ne lut que les titres, le vertige la gagnait.

Il se mit à parler, très vite. 

— Il y a quelque temps, j’ai téléphoné à cette association. J’ai dit que je bossais chez Viandy, que je pouvais les aider. Mais dénoncer, ça ne sert à rien, il faut des preuves, montrer ce que personne ne peut voir, à part nous, les ouvriers. On m’a tout expliqué. À un moment où mes collègues prenaient leur pause, je devais me débrouiller pour cacher la caméra vidéo qu’on m’avait prêtée. Dès qu’il y avait assez d’images, je les récupérais et les envoyais à l’association. Après, j’accrochais la caméra à un autre endroit. 

— Tu as fait ça ? Toi ?

Stupéfaite, elle le dévisagea avec une admiration mêlée de crainte.

— Pourquoi pas moi ? dit-il.


Il poursuivit son travail de sape. Il communiquait à l’association les informations recueillies. Plusieurs chaînes de télévision en retransmirent des extraits. Les images étaient assemblées, commentées, entrecoupées d’interviews. Les réseaux sociaux firent le relais. Lucia était fière de lui, même si elle savait que ça s’arrêterait un jour. Elle se montrait aimante et joyeuse, l’enfant grandissait et la vie d’Emilio changeait. Il récupéra les derniers films, les confia à l’association et rompit son contrat avec Viandy, sans aucune certitude sur l’avenir. Mais il était heureux. Quand pour la dernière fois, il quitta le Paradis pour ne plus jamais y revenir, une incroyable sensation de liberté s’empara de lui. La nuit venue, il fit un rêve étrange. Il se trouvait au milieu d’une vaste étendue où se mouvaient dans la brume des corps massifs qui avançaient en troupeau dispersé. Peu à peu, les souffles puissants des bêtes lui parvenaient comme un chant. Il s’allongeait dans l’herbe haute et attendait qu’elles s’approchent de lui à pas lents jusqu’à le flairer de leurs mufles humides. Immobile, il s’imprégnait de leur odeur, de leur chaleur, de leurs âmes. Et, dans le ciel immense, les étoiles veillaient sur eux. 


Au Paradis

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