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Avec son temps

Céleste n’aurait jamais cru qu’elle s’inscrirait un jour sur un site de rencontres. Romantique au dernier degré, elle avait toujours rêvé qu’elle rencontrerait l’homme de sa vie au cours d’une garden-party ou au mariage d’une de ses amies. Pour elle, l’amour doit surgir au coin de la rue au moment où on s’y attend le moins. S’exposer sur un site comme une vulgaire côtelette dans l’étal d’un boucher? Déclarer au monde entier qu’elle est en quête d’un peu de tendresse et de complicité? Très peu pour elle.

Mais il fallait bien se rendre à l’évidence: les années commençaient à marquer leur passage sur sa peau et dans son cœur solitaire. Elle avait aimé un homme autrefois. Il n’était pas aussi libre qu’il le prétendait. Alors, un soir où les gin-tonics avaient remplacé les tisanes, elle avait laissé ses deux meilleures amies la convaincre. “Il faut vivre avec son temps.”

Selon ses amies, chacun pouvait trouver chaussure à son pied sur Internet. Anouk, après avoir essuyé quelques déconvenues, avait déniché la perle rare. Ils filaient le parfait amour depuis près de six mois et parlaient déjà d’emménager ensemble. Petula, pour sa part, préférait papillonner. Aucun homme ne franchissait la barre des trois mois, et le site lui offrait un flot de nouveaux prétendants avec la régularité des marées.

Au deuxième gin-tonic, Céleste promettait à ses amies d’y réfléchir. Au troisième, elles l’avaient prise en photo et avaient créé son profil.

Submergée de demandes dès les premiers jours, elle avait voulu abandonner. Mais là encore, ses deux acolytes étaient intervenues.

— Tu es canon, c’est normal que tu attires autant d’hommes. Le mieux, c’est de faire le tri sans état d’âme. Tu le trouves moche? Tu vires. Tu n’aimes pas son hobby? Tu vires. Ne perds pas de temps avec des gars qui sont juste passables. Tu dois écrémer au maximum. 98 pour cent sont à jeter.

Céleste avait vite pris le pli. Elle trouvait assez libérateur de refuser toutes ces demandes, même si elle était flattée par leur nombre. De temps à autre, elle s’attardait sur un profil, acceptait de nouer une conversation… mais au bout de quelques échanges, elle décelait toujours une faille, le petit défaut qui la dissuadait de pousser plus avant la relation. Elle remerciait alors poliment le jeune homme et lui souhaitait bonne chance dans sa quête de l’âme sœur. Elle devait avouer qu’il était bien plus confortable d’éconduire un homme en restant cachée derrière son écran.

Un jour pourtant, elle reçut un message qui la laissa pantoise. Elle le relut à plusieurs reprises, mais n’osa pas y répondre tout de suite. Chaque mot semblait pesé, mesuré. La sonorité des phrases était harmonieuse, le message clair et concis. La perfection épistolaire à l’ère du numérique.

Elle se précipita sur le profil du jeune homme. Son portrait la subjugua. Il lui fallut plusieurs minutes pour arriver à détacher son regard du visage souriant et aller parcourir ses informations personnelles. Elle constata qu’elle avait affaire à un homme tout à fait équilibré, adepte d’une vie saine, amateur de poésie et — ô comble du bonheur! — de bonzaïs. Elle promena les yeux sur sa propre pépinière, qui envahissait peu à peu son appartement et murmura:

— Mes bébés, je crois que je viens de vous trouver un papa.

Elle s’apprêtait à lui répondre qu’elle serait ravie de faire plus ample connaissance quand ses doigts retombèrent à côté du clavier. Jamais elle ne serait capable de rédiger un message aussi beau que le sien. Dès qu’il constaterait la pauvreté de sa prose, cet éphèbe-poète la rejetterait comme elle l’avait fait avec des dizaines d’hommes depuis son inscription sur ce site.

Une fois encore, Anouk et Petula vinrent à la rescousse. Pourquoi n’utiliserait-elle pas ChatGPT? Il lui suffisait de donner les directives, et l’algorithme se chargerait de rédiger le message dans le style qui lui plairait. Céleste rechignait à l’idée de tricher de la sorte, mais Petula balaya son objection d’un revers de la main:

— Pourquoi se compliquer la vie quand le progrès nous offre des outils pour la rendre plus simple?

Un dernier “Il faut vivre avec son temps” assené par Anouk finit de la convaincre.

Il ne fallut que quelques minutes pour créer un compte sur le chatbot et faire une première tentative: “Écris un email de trois lignes pour dire que je voudrais faire sa connaissance. Le style doit être poétique, moderne et épuré.”

Quelques secondes plus tard, l’intelligence artificielle lui généra une réponse:


Cher [Prénom],

Telle une étoile naissante, ton éclat a éveillé ma curiosité. En ces mots brefs, je nourris le désir simple de tisser nos histoires, d’apprendre l’un de l’autre. Accepterais-tu de faire naître cette nouvelle aventure?

Bien à toi,

[Votre Prénom]


Céleste ne fut pas convaincue par le résultat, mais ses deux amies l’incitèrent à l’envoyer. Que risquait-elle après tout? De perdre un homme à qui elle n’avait jamais parlé?

Le jeune homme poursuivit la conversation avec enthousiasme. Après avoir épuisé toutes leurs connaissances sur la taille, l’arrosage et la ligature des bonzaïs, ils abordèrent des sujets de plus en plus personnels. Céleste se sentait en confiance avec lui et les messages qu’elle demandait au système de rédiger en dévoilaient de plus en plus sur elle. Elle était séduite par l’intelligence artificielle. Jamais elle n’aurait été capable de parler d’elle-même aussi bien.

Les semaines passant, leur complicité virtuelle ne faisait que grandir. Céleste hésita cependant lorsqu’il l’invita à boire un verre. Elle n’avait encore jamais franchi l’étape de la rencontre physique depuis son inscription sur ce site. Elle lui en fit part et il se dit honoré d’être le premier — et, espérait-il — le dernier. Il finit de la convaincre en lui donnant son vrai prénom: Félicien.

Félicien, cela sonnait comme une promesse de bonheur. Comment le firmament pouvait-il refuser de rencontrer la félicité?


***


Ce soir, c’est le grand soir. Céleste a pris soin d’arriver avec quelques minutes de retard, comme le lui ont suggéré ses amies. Elle s’arrête devant la brasserie et balaie l’intérieur du regard. Félicien est déjà là. Il a choisi une table un peu à l’écart. Son attitude est calme et posée, il semble l’attendre sans impatience. Le serveur dépose deux verres de vin blanc devant lui. Félicien le remercie d’un sourire. Il a pensé à commander deux verres de Riesling, son préféré. Elle a décidément trouvé l’homme parfait.

Au moment où elle s’apprête à pousser la porte pour le rejoindre, une vague de panique l’envahit. Dès qu’elle ouvrira la bouche, il se rendra compte que ce n’est pas elle qui a rédigé tous ces messages. Elle n’a ni le vocabulaire, ni le style. Comment réagira-t-il lorsqu’il se rendra compte qu’il discute depuis des mois avec une machine? Elle ne peut pas se présenter devant lui ce soir, elle a trop honte de ce qu’elle a fait.

Une larme coule le long de sa joue. Elle observe une dernière fois celui qui aurait pu être l’homme de sa vie… Il n’est pas aussi beau que sur la photo. Ses cheveux sont plus clairsemés, son menton moins franc, et il a des cernes. Aurait-il utilisé Photoshop comme l’avait suggéré Petula? Au moment où elle se fait cette réflexion, le jeune homme tourne la tête et l’aperçoit. Il lève la main pour capter son attention. Un sourire illumine son visage. Céleste lui répond d’un petit signe peu convaincu. Elle chasse la larme du bout des doigts et entre dans la brasserie. Après tout, aujourd’hui, tout le monde triche un peu.


(Remerciements à ChatGPT pour sa contribution à cette nouvelle.)

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