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Azzurro

Ce que j’ai à répondre ne peut pas s’écrire. À un moment du parcours, la rhétorique s’épuise, l’art de bien parler s’enlise. Il nous faut bien vivre nos propres réponses. Ainsi vont les questions. De même, une histoire peut en rappeler une autre.


« Sur son lit de mort, Bridget la mère de O’Shawn, supplia son fils unique d’abandonner la poésie et de devenir représentant en aspirateur. O’Shawn ne voulut rien promettre et se sentir coupable tout le reste de sa vie, bien que, lors de la Conférence internationale de poésie à Genève, il ait réussi à vendre un Hoover à W.H. Auden ainsi qu’à Wallace Stevens », Woody Allen.


Devant le poêle à charbon, ma mère prépare la pâte à pizza, en chantant « Azzurro », interprété par Celentano. J’ai quel âge, douze ans, par là. Peu importe. Comme Bridget, ma mère s’inquiétait de ma tendance recluse à gribouiller des pages. Par diversion, je tapais le ballon avec les potes du quartier. Sans m’arrêter de rouvrir mon cahier bleu Clairfontaine, en douce. Plus tard, je ne vendrai pas d’aspirateur mais j’étudierai la chimie clinique. Je suis un parfait exemple de désorientation scolaire.

Parallèlement à mon travail « alimentaire », des années durant, j’ai tissé de mots la part du destin qui dépend de ma pomme (ne croyant pas la volonté divine), pour lui donner une forme. Un destin dans lequel je dispose d’une marge en équilibre : la destinée. Cette dernière, plus intérieure, plus portée, me semble-t-il, sur le sens. Plus éloignée du hasard avec son nœud de causes.

Destinée. Mot féminin. Ce qui m’arrange bien. La destinée, je la perçois comme une fatalité à laquelle j’ai tenté de donner du sens. Sans toujours y parvenir. J’ai toujours eu, dans la solitude de l’écriture et dans ma vie, des moments intenses de joie et de mélancolie blanche. Non pas la bipolarité, car il y a chez moi une basse continue, ce qu’on nomme en musique le continuo, mais plutôt une nature globalement disposée au « bonheur ».

Ne tournons pas autour du thème. C’est la mère qui sculpte le totem du mâle. Son terreau, sa besace, ses menottes, sa perte, sa chance, son envol, c’est selon. Première femme de la vie d’un mec, elle façonne (in) consciemment sa destinée amoureuse.

Le totem serait-il l’attribut immuable du pouvoir politique ? Angela Merkel n’était pas très poupoupidou, mais sans jouer au camionneur, elle assurait. Barak Obama et ses larmes. Homme ou femme la compétence n’a pas de sexe. S’insurger, s’opposer par la force à celui ou à ceux qui emploient des moyens violents, n’a pas de genre. Résister à un agresseur à un assaut, de même. « Créer, c’est résister. Résister, c’est créer » écrivait Stéphane Hessel, un homme. « Le mot résister doit toujours se conjuguer au présent », disait Lucie Aubrac, une femme.

Mère amoureuse, langoureuse, hyperactive, vautrée, angoissée. Surprotectrice, plombée, plombante, affairée, distante, éthérée, blessée, dominée, dominante, épuisée, épuisante, castratrice, dirigiste, inspirante. Bref, typée ou dans les nuances, les options ne manquent pas. Encore aujourd’hui, alors que je suis devenu grand-père, j’hésite à propos de ma mère. Était-elle amoureuse de son fiston ? Je ne pense pas. Son regard, ses gestes, ses mots témoignaient-ils de l’admiration amoureuse vouée à son fils ? Non. Joyeuse et triste, triste et joyeuse, sortie de l’émigration, de la Sicile de Mussolini, de la misère, c’était d’abord une travailleuse. À la fois culpabilisante et rassurante, c’était plutôt une compliquée. Mais ça n’allait pas jusqu’au sac de nœuds.

Avec le temps, le recul, le travail du deuil aussi, je pencherais pour la mère bienveillante. Je pense que ma mère a vécu des moments heureux avec mon père. Suffisamment pour ne pas projeter sur son unique fils des attentes excessives, en les enrobant d’un idéal peu accessible. Attentive à son enfant, anxieuse c’est vrai, mais pas au point d’être en recherche de réparation narcissique. Dans notre famille, elle était notre veilleuse du bien-être. Une femme de caractère, comme on dit. Au foyer, mais atypique pour sa génération, dans une Sicile très patriarcale. La soumission : pas pour elle. Mais elle laissait à mon père toute sa place de père. Bref, je n’étais pas l’unique centre d’intérêt de ma mère, ni sa seule raison de vivre. Ce qui était clair, c’est qu’elle voulait le meilleur pour moi.

Une complice, en somme. Surtout lors de mon adolescence. Elle m’a dit un jour, une phrase décisive : Mon fils, n’oublie jamais qu’une femme est avant tout une personne.

Une personne, donc. Pas l’individu interchangeable. Plutôt l’être multiple. Pas seulement la dialectique du corps et de l’esprit mais le sens moral. La femme n’est pas avant toute chose une mère. Ni cette niche de marché. Ce que sous-entendait ma mère, c’est que l’amour physique est cette rencontre d’une humanité avec une autre. D’une personne avec une autre. Du même sexe ou pas. Plus ou moins consciemment, ma mère me montrera un chemin. Qui n’était pas forcément le sien. Mais un chemin qui pouvait peut-être me convenir. Lequel ?

Il y a plusieurs formes d’amour. La mienne est ancrée en moi et forcément dans ce que j’écris (si on considère l’écriture comme un démantèlement patient de la tricherie). Je suis dans ce que les grecs appelaient la philia. L’attachement lié à un sentiment d’amitié. Aussi étendue au couple. La réciprocité, la beauté en faits et gestes. L’amour associé à des valeurs partagées. L’aimée à part égale. Je te respecte, parfois je t’admire. J’aime nos élans communs, mais aussi nos différences. Il m’arrive d’être cool sans toi, mais je suis mieux avec toi. Quand j’écris, je me retrouve seul, j’aime aussi écrire quand tu es là. La philia n’est pas asexuée, elle est un feu rebelle, un feu de veines contre les rapports de force. Je ne vais pas cracher dans la soupe de l’éros : l’amour qui prend. Mais ce n’est pas toujours l’amour qui donne. Quant à l’amour total dans lequel ce n’est pas seulement moi qui aime, mais l’Amour qui irradie à travers moi, il n’est qu’une allégorie à mes yeux. Et l’amour à sens unique, celui qui (se) donne gratuitement, même unilatéralement, c’est beau, mais désolé c’est trop « sage », trop chrétien pour moi. J’aime le partage. Non pas par vertu, mais parce que c’est dans ma nature, je ne peux pas fonctionner autrement.

Douze ans, donc, le jour de la pizza et de la chanson « Azzurro », chantée dans les yeux. Ensuite, je suis devenu un jeune adulte. Je lisais Henry Miller. Au mieux, je voyais des Anaïs Nin partout. Au pire du vague, je consommais. Un jour, j’ai rencontré la femme avec laquelle je tisse encore le fil des jours, et je suis entré sans m’en rendre compte, dans l’amour/amitié qui ne « manque de rien », qui donne, reçoit et (ré) conforte. Ce qui n’empêche pas le plaisir de retrouver olfactivement la peau de l’autre.

La femme qui partage mes jours aime les tableaux de Telemaco Signorini, un maître de la lumière, qui appartenait au mouvement des Macchiaioli au XIXᵉ siècle. Une peinture figurative, à la fois singulière et universelle.

Un couple change s’il demeure encore un couple et non une juxtaposition. Entre carte postale et réalité du terrain : rejoindre son double de lumière. Femme & homme. Homme & femme. Cultiver les fraises des bois sur le terreau de la complémentarité. Trier son sac de billes. Repenser le jeu. En dehors de l’Apollon du belvédère. Ou du macho : cet enfant meurtri irrécupérable. Ou des panthères mal dégrossies, chez les filles. Alors qu’il s’agit d’égalités en droits et en faits. Apprécier la liberté davantage que son propre camp/genre à tout prix. Le débat plutôt que l’emprise. Le goût du paisible plutôt que celui du victorieux à tout crin. Au besoin relire le chapitre consacré à l’amitié amoureuse. Ou se quitter plutôt que de perpétuer la tromperie par bassesse, confort ou faiblesse.

Il est temps de se quitter, je ne vais pas vous refaire le coup de la madeleine de Proust. Si je reviens à la pizza de ma mère, celle aux aubergines du jardin, ce n’est pas tant sur cette sensation de nostalgie provoquée par une odeur, une couleur ou un lieu. C’est moins de la nostalgie que de la gratitude. J’ai rarement retrouvé la pizza de ma mère, sauf une fois, peut-être. J’étais en résidence d’auteur à Rome. Quasi à la fin de mon séjour, je suis allé au Pommidoro, dans le quartier du San Lorenzo. Je ne m’attendais pas à manger une pizza aussi travaillée, la pâte était à la fois épaisse et légère, avec des fleurs séchées d’origan pour la note finale. Je m’étais rendu à cette adresse comme n’importe quel touriste. Parce que c’était un des restaurants préférés de Pier Paolo Pasolini. L’endroit n’avait bien sûr plus rien à voir avec l’un des bastions de la gauche populaire romaine, à l’époque de l’auteur de Ragazzi di vita. Pasolini, un pédé, aurait pu narguer son père, Carlo Alberto Pasolini, bien en vue dans l’appareil fasciste italien. Mais ce n’est pas lui que l’histoire retiendra.

Azzurro

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