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Bim et… Bam

Vittoria, la porte-parole de notre association, l’avait dit: “Il faut frapper un grand coup.” C’était notre premier sit-in postcovid et il fallait leur montrer à tous ces ministres, à tous ces députés parlementaires, à tous ces présidents de parti qu’on était toujours là, nous, les mères d’enfants en situation de handicap lourd. On avait davantage morflé que les autres familles durant cette sale période, avec nos enfants autistes, IMC ou polyhandicapés coincés à la maison, mais on était de retour. Et prêtes à en découdre. Rien ne nous empêcherait plus de sortir de chez nous pour revendiquer, encore et encore, sous leurs fenêtres: des places en structure d’accueil pour nos enfants devenus adultes! Un enseignement inclusif! Des politiques transversales et une vraie coordination entre les ministères! Allocation plus élevée pour les personnes de grande dépendance! Et pour l’aidant proche (la mère, toujours)!

Moi, parmi tant d’autres.


Mon fils avait dix-huit ans quand j’ai rejoint l’association. L’âge où il aurait été majeur. Aurait fait le tour du monde, qui sait? Et entamé des études, ou pas. Peut-être se serait-il lancé dans l’ébénisterie, comme son père et… C’est aussi le moment où j’ai commencé à mener des actions terroristes, si, si, oh, sans tuer personne, mais pour en emmerder certaines: les responsables politiques susnommés. La nuit tombée, je m’emparais des langes souillés de mon fils et j’allais les déposer devant les portes de leur maison; je les glissais comme je pouvais dans la boîte aux lettres de leur immeuble; je les coinçais sous les essuie-glaces de leur voiture de fonction, discretos. Des fois, un élu en découvrait un dans la sacoche accrochée à son vélo — ce n’est pas parce qu’ils sont écolos qu’ils en font plus que les autres, faut pas croire. Quelques-unes de mes “victimes” ont fait part des désagréments subis auprès de notre association, la plus active et la plus revendicatrice du secteur, et se sont plaintes. Vittoria a mis la question à l’ordre du jour d’une de nos réunions mensuelles: mais qui était donc ce ou cette terroriste? J’ai avoué que c’était moi. Je n’ai pas su me retenir, j’ai dit. Certains ont ri. Vittoria, sans approuver la méthode auquel j’avais eu recours, a admis qu’il était temps de passer à la vitesse supérieure. Après tout, depuis 2013, date à laquelle la Belgique a été condamnée par le Comité Européen des Droits Sociaux pour ses carences en matière d’accueil et d’hébergement pour personnes handicapées, rien n’avait bougé. On a alors décidé d’intensifier le lobbying politique et d’augmenter la fréquence de nos sit-in devant les différents bâtiments publics concernés. D’alerter à chaque fois les journalistes en leur proposant l’ITW d’une énième maman au bord de la crise de nerf, et de distribuer des tracts aux passants. Avec des formules chocs. Tout en fournissant à tous des informations sourcées. Les inviter à visionner nos enquêtes filmées. Sensibiliser: après tout, personne n’est à l’abri du handicap, ça peut tomber sur n’importe qui, vous, ou un de vos proches.

Allez, je n’avais pas mené mes petites opérations nocturnes, profitant du sommeil de mon fils et priant chaque fois pour qu’il ne se réveille pas, pour rien.


Nous en sommes aujourd’hui à notre cent-vingt-cinquième sit-in. À notre cent-deuxième tract. À notre quatre-vingt-sixième intervention de Vittoria à la radio ou à la télé. À notre cinquième campagne publicitaire concoctée par une agence désireuse d’augmenter sa visibilité en défendant une bonne cause. On a organisé des groupes de paroles pour que les parents puissent échanger. Seules les mamans venaient (que faisaient les papas à ce moment-là? Organisaient-ils des réunions secrètes de leur côté durant lesquelles ils regardaient, entre deux échanges, un match de foot et buvaient de la bière?) On a donné des conférences autour de thérapies comportementales novatrices auxquelles n’assistaient, encore une fois, que les mamans. Ces méthodes (faudrait en inventer une qui fasse participer les papas) avaient fait leurs preuves ailleurs, au Canada par exemple, mais avant qu’elles ne se mettent en place ici, faute, comme toujours, de moyens, mais surtout de volonté politique, les poules auront des dents.

Et mon fils, des ailes.


Ce sera, si on a de la chance, pour les petits handicapés de 2050 (pour peu que la planète n’ait pas brûlé d’ici là)!


Mon fils va avoir trente-cinq ans. Il vit toujours avec moi, à la maison. J’en ai cherché, pourtant, des structures pouvant l’accueillir. Pendant deux années consécutives, j’ai sillonné toute la partie francophone du pays — jusqu’au fin fond de l’Ardenne. Je l’emmenais avec moi, pour que les directeurs et les directrices puissent tout de suite voir à quel type de client (on doit dire bénéficiaire) ils avaient affaire. À cause de la demande tellement supérieure à l’offre, les lieux de vie pouvaient se permettre de sélectionner les candidats, écartant les cas les plus difficiles. J’avais l’impression d’être un représentant de commerce vantant son savon. Certes, disais-je, mon fils ne marche pas bien, n’est pas propre, ne parle pas, MAIS il communique en pointant les lettres de l’alphabet sur un carton AZERTY. Pas avec tout le monde, je le reconnais, mais l’éventail des heureux élus s’élargit. Un jour, un directeur, papa pourtant d’un enfant en fauteuil roulant, mais porteur d’un handicap “glamour”, vous savez, ceux qu’on exhibe au Téléthon, qui présentent bien, parlent et font de jolis sourires au public, a osé me demander si mon fils était agressif (motif majeur d’exclusion). S’il mordait. S’il pinçait. J’ai été à deux doigts de l’étrangler (mon fils a de qui tenir). Certaines personnes nous ont aimablement reçus, mais se sont contentées d’inscrire mon fils méchant sur leur liste d’attente, longue comme le bras. D’autres me demandaient d’envoyer son dossier, avec les points obtenus après reconnaissance du handicap et la catégorie, A, B ou C (il n’y en a que trois) dans laquelle le médecin-conseil avait jugé bon de le placer.


Quand mon fils a dû partir de son école spécialisée à cause de la limite d’âge, je n’avais toujours pas trouvé de structures d’accueil adulte. J’ai été obligée d’arrêter ce travail de réceptionniste mi-temps que j’avais trouvé, via une connaissance. Mon mari, le père de mon fils, avait depuis longtemps déserté le domicile conjugal. C’est le cas de 85 % des papas d’enfant handicapé. Et s’ils restent, ils se contentent, si on a de la chance, d’être de bons exécutants: ils sont d’accord d’ouvrir la porte à la logopède qui vient à la maison si vous êtes sous la douche, par exemple. Éventuellement, ils conduiront l’enfant à une thérapie, mais ce n’est pas eux qui gèrent le day to day — d’ailleurs aucun n’encode jamais les coordonnées des différents intervenants dans leur téléphone. Ce qui ne les empêche cependant pas de se vanter auprès des amis d’être là pour leur compagne, et de l’aider dans la mesure de leurs moyens. Les plus culottés vont jusqu’à se proclamer féministes! Une étude américaine l’a pourtant montré: c’est sur les mères que pèse toute la charge mentale. Celles dont l’enfant est en situation de handicap subissent un stress équivalent à ceux des soldats sur un champ de bataille (je me suis peut-être prise pour l’un d’entre eux lors de mes attaques terroristes).

Il n’y est, dans cette étude, aucunement fait mention des pères.

Depuis le départ du sien, nous vivons mon fils et moi grâce à l’allocation handicap auquel il a droit, mais qui n’est, vous vous en doutez, pas grasse. Nous avons été obligés de déménager dans un appartement moins cher, et plus petit. En échange d’un loyer peu élevé, je fais la concierge pour les autres locataires, et je nettoie les communs. Le jour où, miracle auquel je ne crois plus, mon fils est accueilli quelque part, ce revenu le suivra. Intégralement. Et je me retrouverai sans le sou.

J’essayerai de retrouver un travail, mais à presque soixante ans: bonne chance.


Une décision gouvernementale datant du 6 février dernier est à l’origine de celle que je prends aujourd’hui. Ce 1er juillet, elle entre en application: les BIM, c’est-à-dire les Bénéficiaires de l’Intervention Majorée de l’assurance soins de santé, 500 000 personnes concernées dont mon fils et moi, n’auront plus droit au tarif préférentiel gaz-électricité. Cette décision qui va plonger les familles dans la précarité inquiète les CPAS. Des milliers de ménages, de familles monoparentales qui se maintenaient de justesse au-dessus du seuil de pauvreté vont se retrouver en dessous. Les réductions seront progressives. J’aurai droit à 75 % du tarif social pendant tout un trimestre (merci, merci, vous êtes trop bons) puis 25 % jusqu’au 1er septembre. Après, ce sera fini. Ce tarif me garantissait un prix régulé, le plus bas du marché. Il me protégeait contre sa volatilité (alors que cela devrait être un bien commun, l’énergie, comme l’eau, et géré par l’État plutôt que les marchés). Je pourrais faire jouer la concurrence et changer régulièrement de fournisseur, mais vous croyez que je n’ai que ça à faire? Mon fils me prend tout mon temps! Je vais être obligée de couper le chauffage, lui qui est si frileux, pas sûre que quatre pulls et deux Damart suffiront. Évidemment, inutile de préciser que l’immeuble que nous habitons a une faible performance énergétique — on lui a aussi octroyé une lettre, tiens, comme la catégorie de handicap dans laquelle se trouve mon fils, qui le place tout en bas de l’échelle: G.

Les producteurs d’énergie ont engrangé des bénéfices records historiques depuis quelques années; alors cette mesure était-elle nécessaire? Bien sûr que non. Profits et efficacité marchande priment sur tout le reste. Ainsi va maintenant le monde.

Sans moi.


Et donc, dans ma prochaine vie, la deuxième décision que je prends, je me lance dans la politique. Ou je deviens terroriste pour du vrai: j’adopte la méthode des colis piégés d’Unabomber, ce militant anarchiste américain de la fin des années 70, et place de la dynamite dans les langes de mon fils. Je fais tout péter. Mais là, dans cette vie-ci, à l’âge que j’ai, je renonce. À l’impossible nul n’est tenu. Cette annonce du gouvernement, ça a été le coup de grâce. Ce matin, j’ai donc annoncé à mon fils que nous irions au sit-in organisé par l’association. Il m’a souri. Il aime bien aller à ces mini-manifestations parce qu’alors il est autorisé à crier s’il veut crier, et à taper sur la table les fois, rares, où nous sommes reçus par les politiques concernés. Je n’essuie pas la bave qui coule le long de son cou. Je me souviens de cette petite fille. Elle devait avoir une douzaine d’années et souffrait d’une infirmité motrice cérébrale ayant entraîné des troubles autistiques (ça arrive souvent). La mère n’était pas intervenue quand elle s’est mise à tirer les cheveux du ministre (c’est ses oreilles qu’elle aurait dû tirer, mais cela aurait exigé une motricité fine qu’elle ne possédait pas). C’était un de ces sit-in mémorables où Vittoria avait demandé aux familles de venir en force, et d’amener leurs enfants handicapés, les plus chelous devant, en front line, plus ils font peur mieux c’est, en avant le freak show, que nos responsables les voient, qu’ils se rendent compte de ce que c’est!


Ce cent-vingt-cinquième sit-in le serait aussi, mémorable. Dommage, je ne serai plus là pour entendre les journaux télévisés et les radios en parler, Facebook partager l’information, et Twitter.


J’ai habillé mon fils. L’ai assommé avec des somnifères. Nous avons pris l’ascenseur et nous nous sommes retrouvés dans la rue. Dans le sac accroché au fauteuil roulant, les deux bouteilles de bioéthanol achetées en grande surface la veille, et un briquet. Une lettre, écrite durant la nuit. Dans laquelle j’explique mon geste, précisant qu’il s’agit d’un acte politique. Désespéré peut-être, mais politique avant tout. Un sacrifice utile comme ceux qui, avant moi, se sont automutilés: Mohamed Bouazizi qui a déclenché la révolution de 2011 en Tunisie; les salariés d’Orange dont le PDG fut incriminé. Tant d’autres. Dénoncer. Faire bouger les choses. Le bus arrive à l’heure. Je dois tenir la tête de mon fils pour qu’elle ne ballotte pas de droite à gauche, les somnifères ont rapidement fait leur effet — peut-être est-il déjà mort. Nous descendons à l’arrêt Botanique. Devant la Tour des Finances, les membres de l’association sont tous là. Il y a aussi des journalistes. Des curieux. Parfait. Je prends la sacoche contenant la lettre et la dépose quelques mètres plus loin. J’embrasse mon fils, je lui dis que je l’aime de tout mon cœur. De toute mon âme. J’ouvre la bouteille de bioéthanol. Je l’asperge. Je m’asperge. Je vois Vittoria qui accourt, mais peine perdue. J’allume le briquet. Je hurle un dernier slogan.

Et puis BAM!

Bim et… Bam

?
Belgique
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