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Bon appétit!

Les citrons, les pommes, les poires, les aubergines, courgettes et potirons, dansaient dans leurs cageots, rebondissaient à tout-va, tandis que, très prisés dans les bios Market, le quinoa blond, noir ou tricolore, le boulgour, les graines de courges et de pavot, de lin, de sésame et de tournesol s’agitaient frénétiquement. Les lentilles corail, le sarrasin et le millet débordaient des tonneaux dans lesquels, habituellement, ils reposaient en vrac, attendant la pelletée d’un client, d’une cliente, qui les enfermait ensuite dans un sachet de papier brun garanti recyclé. S’en donnaient à cœur joie les centaines de milliers de grains de riz complet ou blanc, les pâtes chiffres et sans gluten, le macaroni blé et les spirelli complets eux aussi, balancés par les rythmes remplis d’un tonnerre de basses proposées par Dj Deeon, Daniel Avery’s et Miguel Puente, passés maîtres dans la diffusion des fréquences super graves qui donnaient deux fois plus d’énergie à l’ampli. Les céréales, graines et légumineuses se remuaient jusqu’à en perdre complètement leur habituelle placidité.

Robin, lui, perdait la tête. Manon et Mélusine n’arrivaient pas à dormir et demain, eh bien, comme tous les lundis, reprenait l’école. Il arrivait à la fin de sa semaine de garde des enfants qu’il avait eus avec Diane, issue d’une famille anoblie autrefois, mais sur le déclin. Le père de Diane tenait un garage, mais fièrement, la tête haute, et réparait des ancêtres, ayant perdu les siens, comme cette jaguar XK 140 de 1955 qu’il avait faite sienne. De la même manière qu’un couple sur deux, Robin et Diane s’étaient quittés, à l’amiable, il y avait trois ans de cela, et leurs deux filles de 9 et 11 ans aujourd’hui, après des crises d’incompréhension, et certaines que le monde s’écroulait à leurs pieds, s’en étaient remises peu à peu en découvrant au fil du temps les avantages de la garde alternée.

Le bruit assourdissant qui traversait les murs de l’appartement n’arrangeait personne. Robin qui s’entendait bien avec sa voisine de palier, Miranda, svelte étudiante en pharmacie qui appréciait ses deux fillettes, s’en alla sonner chez elle. Par chance, elle ne traînait pas dans les rues, comme souvent le dimanche, au bras d’un petit ami, ni n’assistait à une séance au cinéma Palace tout proche, friande de films comme elle l’était. Tout dernièrement, elle avait vanté à Robin l’œuvre de Christian Petzold, le ciel rouge, mais il ne trouvait plus le temps de se rendre au cinoche, sauf avec ses filles qui l’avaient convaincu d’aller voir Nina et le secret du hérisson pas plus tard qu’avant-hier. Il avait bâillé, mais juste un peu.

Il expliqua à Miranda le problème des basses qui traversaient allègrement les murs et le double vitrage. Celle-ci s’en plaignait aussi, mais mollement. Il allait descendre les trois volées d’escaliers et partir à la recherche des fauteurs de troubles. Sa voisine pourrait-elle, en son absence, surveiller les fillettes? Oui, elle répondit oui:

— pas de problème, je relis un cours, je l’emmène avec moi.

— Je ne serai pas long, ajouta Robin, à tout de suite, j’arrive!

Il marcha d’un pas décidé jusqu’au coin de sa rue et s’engagea, sur sa droite, dans la ruelle adjacente. Boom, boom, la fiesta se poursuivait, non pas au café restaurant où l’on se déchaînait parfois, mais à côté, dans le bio Market envahi par une clientèle jeune et branchée qui ne se déplaçait qu’à vélo (les dizaines de bicyclettes sur le trottoir d’en face l’attestaient) et qui mangeait, il s’en apercevrait, végétarien. Devant l’enseigne, se bousculaient les bobos et des convaincus du végétalisme, et derrière une petite table en bois, assise sur un tabouret, une jeune fille distribuait, contre 5 euros, des tickets. Robin interpella la demoiselle.

— Ce bruit, qu’est-ce que c’est? Mes filles ne trouvent pas le sommeil.

— Attendez, répondit la caissière, laquelle quitta précipitamment son siège pour s’en aller prévenir quelqu’un.

Elle revint très vite précédée d’une jeune femme sûre d’elle, qui se campa devant Robin et qui s’expliqua d’emblée.

— Ce n’est pas une nouvelle boîte de nuit, rassurez-vous, il est 21 heures, à 22 heures nous arrêtons la musique.

Elle s’empara de deux tickets qu’elle offrit au plaignant, lesquels donnaient droit à une dégustation

— Vous êtes maligne, précisa Robin.

La jeune femme qui s’appelait Chloé, son badge l’indiquait, afficha un beau sourire, et elle se trouva soulagée de voir l’enquiquinant voisin entrer dans cet antre bruyant à l’occasion, il le découvrait, de la promotion d’un livre de recettes: 100 recettes végétariennes par cent chefs, qui ne l’étaient peut-être pas (végétariens). Dans ce cas, comme Chloé d’ailleurs le lui dira, si l’on ne se privait pas entièrement de viande, qu’un écart fût permis, on devenait flexitarien. Il valait mieux même, car la barbaque nous apporte la vitamine B12 indispensable dans la formation des globules (rouges). Boom, Boom, aux sons épais programmés par une animatrice, les fruits dansaient, se démenaient les céréales, vibrionnaient les pâtes, gigotaient les graines, tournicotaient les potirons, contrairement aux visiteurs hypnotisés par cette musique (c’était là sa fonction) qui recevaient contre un rectangle de carton, un tacos de Frijol, une aubergine teriyaki, un Quinotto de chez Cantina Valentina ou, plus classiquement en apparence, comme Robin, une croquette au chèvre + olive dont le menu précisait, assez curieusement, “from the sea”. Les frites d’Halloumi n’étaient pas mal non plus: 800 grammes d’halloumi, 80 grammes de farine, 2 œufs, 80 grammes de chapelure, 4 grammes d’origan et d’ail en poudre. Chloé, qui accueillait ses invités, en jean et pull-over noirs, avait écrit le livre qu’on célébrait, et en avait imaginé toute la présentation. Petite femme volontaire aux longs cheveux châtains, elle n’avait ni froid aux yeux ni aux oreilles. Un grand gâteau rectangulaire recouvert d’un glaçage royal rose croustillant fit son apparition, dessert porté par deux gourmandes, et sur celui-ci, en très grand, en lettres chocolatées, se lisait BRUXELLES. Bruxelles, capitale de l’Europe, qui devait fédérer autour d’elle cette cuisine nouvelle livrée à vélo chez les nouveaux gastronomes urbains, ou à déguster dans les récents et dynamiques hotspots, lesquels proliféraient. Le marché de la foodtech prenait, de fait, de l’importance, pour le plus grand plaisir des “foodies” bruxellois. La scène “no-meat” de la capitale allait s’étendre à toute l’Europe.

— Question de santé et d’engagement écologique, lui avait dit Chloé, avant de se joindre à des amateurs plus avertis.

Robin entrevit justement un couple de foodies s’embrasser un peu à l’écart de la foule, jusqu’à ce que l’amoureuse, assaillie de baisers perde l’équilibre et entraîne avec elle au milieu des oranges et des citrons verts arrivés là en circuit court, l’être adoré. Ce lit d’agrumes les accueillit, comme dans leurs rêves les plus fous, et, fermant les yeux, ils se voyaient courir nus entre les orangers, le corps mince, purifié par toute une saine et idéale nourriture, laquelle favorisait un transit intestinal parfait. L’imagination de Robin s’emballait. Plus loin, beaucoup moins romantiques, des chapardeurs remplissaient leurs sacs de canettes d’eau naturelle ou aromatisée sans additifs, simplement parce qu’une pancarte signalait “servez-vous”.

— Profitons-en, c’est gratuit! lança à ses amis ce bourgeois bohème.

À cet instant, un homme rougeot, égaré dans cette assemblée, dit à sa femme distinctement, de manière à ce qu’il soit entendu:

— Plus de viande? Il faut bien manger quelque chose à la fin! Des chenilles, c’est ça?

— Mince, les filles! Miranda! lâcha tout haut Robin dont le trop de fromage dans les croquettes de chèvre lui collait aux dents.

Les décibels s’affaissaient qui n’étaient déjà plus qu’une ancienne contrariété. Une heure avait passé, à toute allure. Il fila chez lui. À peine entré, il remercia:

— Merci, Miranda, de m’avoir dépanné. Après d’âpres négociations, j’ai obtenu des fêtards qu’ils arrêtent leur musique.

Ce mensonge qui devait justifier sa trop longue absence fut cru, du moins l’estima-t-il.

— Mélusine ne dort pas encore, elle vous attend. J’ai laissé la lumière allumée dans le couloir et entrouvert la porte de sa chambre comme elle me l’a demandé.

— Vous avez bien fait. Voici pour vous, ne refusez pas, je vous prie. C’est mérité.

Miranda enfonça avec difficulté le billet de 10 euros dans la poche trop serrée de son jean extraslim, et s’en retourna chez elle, sans oublier ses notes de cours.

Robin rejoignit Mélusine, assise, le dos contre le dossier de son lit. Manon, dans le lit-bateau hérité de son arrière-grand-mère, sommeillait.

— C’était quoi tout ce bruit? Je n’ai pas su dormir et demain je serai fatiguée à l’école. Et quand maman viendra me chercher, elle va le voir.

— Elle ne verra rien si tu t’endors tout de suite. Sinon tu lui expliqueras que papa a affronté une meute de végétariens. C’est fini maintenant ce tapage. On n’entend plus rien. Ils étaient très gentils là-bas, tu sais, ils ne se rendaient pas bien compte, c’est tout. Veux-tu que je te raconte une histoire? Non? Tu vas dormir alors?

— Oui papa. Quand est-ce qu’on ira au cinéma avec maman et toi?

— Oh, je ne sais pas, je vais lui en parler, promis.

— Dis papa, on fera quoi dans quinze jours?

— Tout ce que tu voudras si c’est raisonnable. Du saut à ski, du surf sur une plage à Hawaï… Je plaisante. Ah, avant d’oublier, il faut que je te dise: les prochaines semaines nous allons varier nos menus. Nous allons manger sain, pour être en très bonne santé, et aussi pour sauver la planète. Une idée qui me vient, comme ça, tout à coup. Vendredi, ce sera pesto à base de crème de courgette, ricotta et noisettes. Samedi, carottes confites avec crème de cajou, et dimanche herbes fraîches et pistaches rôties. C’est juste dingue, tu verras. Bientôt nous serons des flexitariens.

— Flexitariens? Ils sont où dans l’espace?

— Hum, très proches, vraiment proches. Je t’expliquerai. Dors maintenant.

Robin quitta la chambre, et dans le couloir il éteignit la lumière. Il murmura à Mélusine, derrière la porte entrebâillée:

— il est temps de se mettre “aux goûts” du jour…

Mais Mélusine n’entendit pas, écrasée de fatigue.

Bon appétit!

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