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Bulleville

Il n’y avait plus rien à faire à Bulleville. Nous étions tous guidés par une sorte d’appareil lumineux greffé à l’avant-bras. “Aujourd’hui, nous sommes lundi 18 mai, il est actuellement 8 h 40, veuillez accélérer la cadence s’il vous plaît”. Voilà à peu près ce que j’entendais tous les matins quand je me rendais au Centre de gestion des archives historiques (C.G.A.H). 

Je ne me suis pas présenté: moi c’est Arnaud. Ne m’en voulez pas, c’est que… voyez-vous, j’ai perdu l’habitude le faire. Tout le monde savait qui j’étais ici, à Bulleville. Tout le monde connaissait mes petites habitudes, mes goûts, mes manières… Les Bipournous savaient tout. Chaque Bullevillois en possédait un. Le mien s’appelait Arnaud, comme moi, c’était très pratique. Les Bipournous portaient le même nom que leur propriétaire si bien qu’on oubliait parfois… 

Nous étions amnésiques et excités comme des puces. Les Bipournous nous injectaient de la dopamine et nous privaient d’acétylcholine. 

Les Bipournous contrôlaient les neurotransmetteurs et les hormones de notre cerveau. Le stress, l’angoisse et l’anxiété n’existaient plus. Tout le monde, ici, à Bulleville, était heureux. Le Présimonde nous l’avait promis: “La société heureuse” disait-il, “la société heureuse”.

Le Présimonde gouvernait sur toutes les zones du Globe. L’influence et le pouvoir politique de Bulleville recouvraient toute la surface de la Terre. 

La société de Bulleville était divisée en trois pôles: l’Administration exécutante (l’A.E), chargée du pouvoir exécutif, le Centre des données scientifiques (C.D.S) dont le travail constituait à créer une espèce humaine immortelle et le Centre de gestion des données historiques (C.G.D.H) dont la mission était de réécrire l’Histoire: le récit officiel de Bulleville. “L’Histoire juste”, disait Monsieur Rimoir, “l’Histoire juste”. 

Tous les Bullevillois travaillaient dans l’un de ces trois pôles. Je travaillais au C.G.D.H en tant qu’assistant archiviste auprès de Monsieur Rimoir, historien officiel du régime. 

Les Bipournous pensaient à notre place. Nous n’avions plus l’impression de travailler. Ou plutôt… le travail était devenu un plaisir. Nous ne faisions qu’obéir aux ordres des Bipournous sans même nous en rendre compte. Après chaque tâche correctement effectuée, nous recevions une dose de dopamine, notre récompense en quelque sorte. Nous ne le savions pas encore, mais nous étions à leur merci. Notre activité cérébrale était faible, très faible. 

Il était d’ailleurs quasiment impossible de réfléchir. Tout Bulleville était régi par trois principes inviolables: plaisir, désir et stabilité. Il fallait s’adonner aux plaisirs les plus immédiats. Les relations sexuelles étaient répertoriées sur une plateforme: en moins de cinq minutes, on pouvait commander ce que l’on voulait consommer. 

Plus personne ne lisait et n’écrivait depuis longtemps. Ces activités étaient devenues ringardes. Seuls les Bipournous s’en chargeaient. Les Bullevillois restaient cloisonnés chez eux. Les bars, les cafés et les restaurants avaient fermé; il était devenu impossible d’entretenir des lieux de convivialité: les Bullevillois ne parlaient plus. Si, si, je vous assure, nous ne parlions plus, les mots ne sortaient plus, ou si mal. 

Les dirigeants de Bulleville, le Présimonde, le Professeur Rimoir et la Professeure Glaudy (responsable du C.D.S) savaient pertinemment que l’écriture et la lecture représentaient la principale menace contre leur régime. Les Bipournous étaient à leur service. Les dirigeants n’en possédaient pas. Je compris, plus tard, pourquoi. Laissez-moi vous raconter. 

Un matin, je me rendis comme d’habitude, sous les ordres de mon Bipournous, au C.G.D.H. Mon travail constituait à brûler les archives historiques compromettantes pour le régime. Nous avions interdiction formelle de les lire. Les assistants archivistes étaient recrutés en fonction de leur taux de servilité. Le mien, paraît-il, était élevé. Tous les livres ayant un rapport quelconque avec le concept de liberté devaient disparaître: Montesquieu, Voltaire, Hugo… ces écrivains n’avaient jamais existé. Aucun Bullevillois n’en avait entendu parler. 

Monsieur Rimoir, un matin donc, m’ordonna de jeter dans la grande zone à ordure une pile de vieux bouquins. 

— Tiens, toi là-bas, jette-moi ça dans la benne. Après tu me donneras un coup de main pour le recensement des livres, j’ai beaucoup à faire aujourd’hui. 

La demande de Rimoir était exceptionnelle et s’expliquait sans doute par sa charge de travail. La cérémonie officielle de Bulleville, dont il devait prononcer le discours d’ouverture, approchait à grands pas. 

— Bien Monsieur Rimoir, répondis-je, étonné pendant que les autres assistants continuaient leur travail machinalement.

Je m’exécutai et revins vers lui. 

— Rassure-moi, tu n’as jamais lu un livre de ta vie? me demanda Rimoir. 

— Non, pour quoi faire?  

— Tant mieux. Tiens ce stylo deux minutes je vais recenser les auteurs que j’ai rayés ce matin de ma liste. J’ai besoin de faire un point sur le travail qu’il me reste à faire. Tu es prêt? 

— Oui, Monsieur. 

— Je vais te les énumérer. 

— Bien, Monsieur.  

— Voltaire, Hugo, Georges Sand, Simone de Beauvoir… tu suis? 

— Oui, Monsieur Rimoir.

Et à mesure que j’écrivais, je sentis une sensation étrange, comme une bouffée de chaleur. 

— Camus, Sartre et Duras. C’est déjà pas mal pour aujourd’hui. Mon pauvre vieux, tout ceci doit être du charabia pour toi, n’est-ce pas?

Monsieur Rimoir ne se doutait pas qu’une simple inscription au crayon entraînerait des conséquences dramatiques. 

— Oui Monsieur Rimoir, le rassurai-je. 

En effet, ça l’était. Mais, pour la première fois depuis longtemps, je sentis mon esprit moins lent que d’habitude. 

En rentrant chez moi, je voulus retrouver cette nouvelle sensation. Je pris donc un morceau de papier et un vieux crayon. Je me mis à réfléchir sur mon travail, ma vie… Bien sûr, mon esprit était encore engourdi mais, à mesure que je pensais, l’influence de mon Bipournous sur mon cerveau diminuait. Je compris alors pourquoi les dirigeants de Bulleville n’en possédaient pas: les Bipournous nous rendaient stupides.

Le jour suivant, je voulus rééditer l’expérience. 

— Monsieur Rimoir, voulez-vous que je vous aide à recenser les livres comme hier? 

Monsieur Rimoir me regarda, d’un air suspicieux. 

— Pourquoi veux-tu m’aider? Mêle-toi de tes affaires, veux-tu? N’écris plus jamais, on perd son temps avec ces bêtises. Compris?

— Oui, Monsieur Rimoir. 

L’historien officiel du régime venait de prendre conscience de son erreur. Il était trop tard. Rimoir avait stimulé, malgré lui, les connexions neuronales d’un Bullevillois. 

Le soir même, je réécrivis quelques mots sur une feuille de papier. Je voulais retrouver la sensation de la veille. Je luttais contre l’endorphine (le Bipournous). En rédigeant quelques phrases, une image vint à mon esprit: je me revis enfant, assis face à mon bureau dans, ce qu’on appelait jadis, une salle de classe. En continuant ma rédaction, je revis mon professeur des écoles, mes camarades et mes parents à la sortie de l’école. Je remontais le fil de mes souvenirs. Un visage m’apparut: c’était Chloé. 

“Chloé! où est-elle? que fait-elle? j’étais avec Chloé avant que tout cela n’arrive.” 

Le régime de Bulleville ne s’était pas imposé par la force. Il s’était immiscé progressivement dans nos vies avec le consentement de tous. La répression n’existait pas. Le recours à la violence aurait acté la mort du régime.

Je savais désormais qu’il suffisait de stimuler les connexions neuronales des Bullevillois pour que l’emprise des Bipournous s’estompe. J’étais le patient zéro d’une nouvelle pandémie. 

J’ai donc commencé à contaminer les gens autour de moi en les invitant à lire, écrire et débattre. En quelque temps, j’avais converti quelques individus. Les convertis éveillèrent rapidement les autres Bullevillois. Le régime ne put rien face à la révolte: nous ne croyions plus en Bulleville. Les habitants de la ville se réveillaient d’un long sommeil. 

En l’espace de quelques mois, la vie sociale reprit, les rues retrouvèrent leurs passants, les restaurants et les bars se remplirent. Je sortais au cinéma avec Chloé. Nous revivions. La solitude n’était plus. Nous avions enfin retrouvés notre liber.. 


— Bip! Bip! Très drôle cette histoire n’est-ce pas Nestor? s’exclama le Bipournous d’Arnaud. 

— Bip! En effet, je n’aurais pas fait mieux. 

— Eh bien, Bip, figure-toi, mon ami, que je l’ai racontée à mon humanoïde Arnaud et, devine quoi? Il y a cru! Ahah! Bip! Bip!   

— Quel naïf! répondit avec entrain Nestor, je parie que mon humanoïde serait également tombé dans le panneau. 

— Il faut dire, à leur décharge, qu’à part obéir à nos ordres, ils ne savent plus faire grand-chose, pas vrai? 

— Exactement! gloussa Nestor. 

Et les deux Bipournous ricanèrent jusqu’au petit matin, laissant derrière eux la bulle de la ville briller de plus belle sur les consciences endormies. 

Bulleville

?
France
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