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Burn-out à Hobbiton

Lorsque Dame Jessica Malbeth, de la famille des Dunedains de Hobbiton, annonça qu’elle se retirait de son poste de Première Shiriffe, l’émotion fut grande dans toute la Comté de Nouvelle-Zélande et au-delà.

La nouvelle mit quelques jours à m’atteindre car je m’étais retiré des affaires et jouissait d’une tranquillité bien méritée dans ma ferme de l’ancienne Seigneurie de Naômé au Comté de Chiny, à l’autre bout du monde. C’est une ancienne collègue qui attira mon attention sur le fait.

— Tu as vu ? Encore un cas d’épuisement mental dans les hautes sphères !

— Je n’ai rien vu du tout pour la bonne raison que j’ai donné des instructions claires dans ce sens à Chérie, mon assistante. Je ne serai pas dérangé par le bruit des affaires publiques, car j’ai mieux à faire de mes journées et de mes nuits !

— Oh, descends de ton nuage et écoute un peu ce que j’ai à te raconter.

Je l’écoutai attentivement.

La Première Shiriffe était une femme comme les autres, un être humain, même pas augmenté, contrairement à la plupart des autres gouverneurs de la Global Westernesse, la société-mère. Elle avait brillé depuis son accession au poste de direction du département de Nouvelle-Zélande, mais son étoile avait fini par pâlir et elle avait donné sa démission en direct au Colloque annuel des Grisons où se retrouvait la fine fleur de l’oligarchie. Elle voulait retrouver sa famille, prendre le temps de s’occuper de ses enfants et enfin se marier avec son conjoint. Les délégués au Colloque avaient applaudi mollement et, dit-on, le CEO du Marcom de Paris aurait sifflé un « Bye bye Jessica » fielleux sur les réseaux. Mais cette rumeur n’était pas vérifiable, peut-être que le message avait été entretemps effacé ou peut-être s’agissait-il simplement d’un deepfake.

— Jusque-là, dis-je à mon ex-collègue, ce cas est assez banal. On ne compte plus le nombre de victimes du syndrome d’acédie. D’ailleurs toi et moi nous en savons quelque chose.

— Oui, mais ce n’est pas tout, reprit-elle, un souffle accentué dans la voix.

Je déposai le téléphone car je sentais que la conversation serait longue.

— Non seulement a-t-elle annoncé qu’elle mettait fin à ses fonctions de Première Shiriffe de Nouvelle-Zélande, elle quitte aussi son poste de Présidente du Parti du Travail et son siège de député au Démos de la Comté. Bref, elle quitte tous ses emplois publics d’un coup.

— Hum, ça sent le gros épuisement, le dégoût profond.

Pendant que nous parlions, je tapai quelques instructions à mon assistante : « rassemble les vidéos certifiées de l’événement “Jessica Malbeth” à la date du 19 janvier et fais-en un montage significatif avec focus empathique ». Il me faudrait aussi analyser les inévitables deepfakesqui avaient suivi. « Et fais-moi aussi une synthèse des ragots ». Chérie se tint coite et commença à travailler.

La conversation prit un tour plus personnel et, après les compliments pour sa bonne santé et des nouvelles de ses enfants, je raccrochai sur la promesse que « oui, il faut se revoir absolument, alignons nos agenda, oui plus tard ! Je demande à Chérie de s’en occuper. Merci à toi. »


Je fumai un peu d’herbe à pipe et passai le reste de la journée à relire Thucydide. Je ne pensais plus au cas de Dame Jessica Malbeth, qui était en effet tout, sauf banal, jusqu’à ce que je prenne connaissance quelques heures après en consultant le courrier préparé par Chérie, du dossier-presse et de son analyse croisée sur plusieurs dimensions de la data quality. Tous les dirigeants de la Global Westernesse étaient évidemment la cible d’attaques haineuses sur les réseaux, mais celles qui avaient ciblé la Première Shiriffe de Nouvelle-Zélande étaient particulièrement violentes et s’en prenaient à la politique très stricte qu’elle avait menée pour isoler son pays lors de la crise de la pandémie. « Voilà où cela mène, pouvait-on lire dans des rapports modérés, de discriminer une partie de sa population sur des critères sanitaires : au Goulag ! »

Pendant la crise de la pandémie, qui fut assez longue, je m’étais abstenu de tout commentaire sur le fond du dossier : n’est pas expert le premier cuistre venu en virologie, immunologie, épidémiologie, génie génétique ou bioinformatique. Un mot nouveau était apparu dans le vocabulaire : ultracrépidarianisme. Dame Jessica Malbeth, ainsi que tous les autres dirigeants de l’époque, avait appliqué me semble-t-il un élémentaire principe de précaution en situation de forte incertitude. Il était inévitable par ailleurs que la communication publique dérape par moments et que, la pression des médias aidant, des tas de gens par ailleurs posés et raisonnables, finissent par se prendre la tête et s’accuser qui de bêtise ou de comportement criminel, qui de passivité, de complicité avec le Mal et d’autres délires paranoïdes. En fait, tout le monde ou presque s’était malmené et lorsque la crise fut terminée, la plupart des esprits se calmèrent, sauf les plus enragés qui poursuivirent leur combat contre les Illuminati ou la Conspiration des Reptiliens. Mais qui étaient les gens à l’origine de ces rumeurs ? D’où venaient-ils ? D’où parlaient-ils ? D’autres théories tout aussi fumeuses circulaient, j’y lisais par exemple que la Global Westernesse avait décidé de se débarrasser de Dame Jessica qui aurait été jugée trop à gauche, selon les critères du temps, et de faire revenir au pouvoir en Nouvelle-Zélande un parti néo-conservateur dans le but de privatiser la Comté, de vendre le pays à un cartel de sociétés financières spécialisées dans le blanchiment d’argent, de transformer les territoires en forteresses et d’y implanter des Tours sombres. Rien de moins. La Première Shiriffe avait fini par se noyer dans ces torrents de boue, sa popularité était en décrue et le Parti du Travail estimait sans doute qu’elle n’était plus un bon cheval pour remporter la victoire aux élections du 14 octobre 2023.

Qu’est-ce qui est réel ? Qu’est-ce qui est imaginé ? Devinettes dans la nuit… Anneau sombre du pouvoir ultime. Tout était possible en même temps et je préfère m’en tenir à la simplicité de l’évidence : la Première Shiriffe était une femme comme les autres, un être humain, même pas augmenté, quelqu’un de sensible qui s’en était pris plein la figure, qui n’arrivait plus à dormir, qui voyait ses enfants et son conjoint devenir petit à petit des étrangers, des inconnus. Elle voulait revenir à une vie normale. Elle était épuisée et avait eu le courage de le dire publiquement, de renoncer à ses postes et pour cette raison même s’était encore prise des vagues de propos malveillants, grossiers. La morale de cette histoire est que l’humain n’est plus taillé pour exercer le Pouvoir à l’âge de la Global Westernesse, du dérèglement climatique, des inégalités sociales, et des crises géopolitiques. Tout est devenu trop grand pour nous.

Je repensais à l’histoire des migrations hobbites aux dix-neuvième et vingtième siècles : ce peuple curieux et attachant avait quitté les douces collines du Warwickshire en Angleterre et la furie de l’industrialisation, du charbon et du smog, une branche ayant rejoint les terres froides du Canada, un village dans la Baie de Hudson, un autre dans les Prairies de l’Alberta, l’autre branche avait rejoint la Nouvelle-Zélande où Hobbiton avait été reconstituée et où la Comté avait trouvé une nouvelle jeunesse.


La neige était tombée. Ici dans le vieux pays d’Ardenne, les collines et les vallées conservaient l’empreinte d’un passé qui ne voulait pas, lui non plus, disparaître. Je me suis demandé en tirant une bouffée d’herbe à pipe sur ma terrasse, si le pouvoir de l’Ennemi n’était pas revenu après avoir été vaincu, selon ce que disent les légendes, à la fin du Troisième Âge. Je vais demander à Chérie de plancher sur la question.

Burn-out à Hobbiton

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