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Classe affaires

Dans la salle d’embarquement de la classe affaires, personne ne l’avait remarquée. Sans doute était-elle arrivée avant les autres, en avance, peut-être en transit. Elle s’était installée dos aux autres voyageurs sur les quelques sièges qui font face aux pistes de l’aéroport. Les hommes d’affaires avaient le nez plongé dans leurs portables. Le vol devait les conduire à une réunion au 22e étage d’une tour en verre, ou à une conférence dans un palais des congrès ; chez un avocat spécialisé en fusions et acquisitions ou dans une salle de marché ou ailleurs, il y a toujours un intrus qui traine quelque part et qui fait semblant de ressembler aux autres. À l’appel de la classe affaires, ces hommes qui se ressemblent s’étaient levés comme un seul homme, une armée disciplinée, et s’étaient mis en rang pour présenter à l’hôtesse leur carte d’embarquement. À eux l’avant de l’appareil et les sièges larges et confortables, à eux la coupe de champagne et le toast au saumon. À eux le pouvoir de les refuser.


Plus lente, plus hésitante, la Russe avait attendu que la file soit formée pour se lever enfin et y prendre place, la dernière. Elle était grande, une tête de plus que les hommes qui la précédaient, blonde comme un champ de blé et vêtue avec une simplicité si moulante qu’on ne voyait qu’elle. Elle semblait indécise ; était-ce le bon vol, la bonne porte d’embarquement, la bonne file ? Elle balançait entre se renseigner chez l’hôtesse, au comptoir, mais il fallait alors passer devant ces hommes au garde-à-vous ou attendre son tour dans le rang. Une telle femme qui balance fait chavirer les corps. Dans la queue, on s’agite, on trouve un prétexte pour se retourner, évaluer la situation. Ces hommes sont experts dans l’art d’évaluer une situation, une opportunité, de gérer du personnel, d’estimer leurs bénéfices puis de prendre une décision. Ils se retournent donc pour admirer le plafond de la salle d’embarquement, la vitrine d’un maroquinier de l’autre côté de l’allée, les écrans de télévision qui diffusent des informations muettes, ou pour chercher un collègue dans la file, un vieil ami, un concurrent, n’importe qui situé derrière soi. Un pas de côté, une torsion. Un mannequin Russe dans un vol d’affaires, la rumeur silencieuse ensorcèle la queue. 


La belle Russe souriait aux anges, surtout ne regarder personne. Les hommes d’affaires s’affairaient, des messages à envoyer, des communications téléphoniques à passer, des nouvelles à partager. Une manière de faire croire que leur attention n’était pas où leurs yeux se promenaient, de feindre une concentration de l’esprit malgré un regard vagabond. Les yeux sont libres mais ne fournissent aucune information au cerveau occupé à des tâches supérieures. Les yeux vont et viennent du côté de la Russe, caressent ses hanches, épousent ses seins mais c’est mécanique, ils pourraient aussi bien se promener sur les sièges gris de la salle d’attente ou sur les pistes de l’aéroport, voire dans le noir total. Ces hommes traitent des affaires, ils ne reluquent pas les femmes, aussi belles et bandantes soient-elles ! Tant d’effets mécaniques ! 


La belle Russe souriait aux anges et nos hommes d’affaires sont impatients de montrer leurs atouts, leurs capacités d’action, leurs méthodes de gestion d’une situation inédite. Pendant que leur cerveau accumule et traite des données parfois contradictoires, ils se recoiffent, rajustent leur nœud de cravate s’ils en portent une, se redressent, vérifient la qualité de leur mèche ou la blancheur de leur sourire dans un miroir de poche, ils remontent discrètement leur pantalon au-dessus d’un petit bedon confortable et tentent de dissimuler un début d’érection essentiellement dû à un sentiment de puissance plus qu’au désir lui-même. Une question les agite tous, une question les taraude, comment s’arranger pour être installé à côté du mannequin Russe, canon indiscutable, montrer aux autres l’étendue de leur pouvoir de séduction, de leur pouvoir tout court. Leur capacité à gagner sans le dire une compétition non déclarée entre des égos démesurés.


Décider vite. Vite et bien. Les premiers de la file de la classe affaires sont les plus éloignés de la belle blonde mais les plus proches de l’hôtesse qui va vérifier leur carte d’embarquement et à qui ils peuvent s’adresser pour d’éventuelles questions pratiques. Choisir leur voisine par exemple. Leur mode de persuasion va de l’intelligence brute à l’humour explicite. De la connivence à la corruption active. D’une logique à inventer à une menace physique sur elle ou son entourage dans un avenir proche. Les premiers de la file étudient la question sous une diversité d’angles et choisissent une tactique. Bonne chance les gars !


Les derniers de la file sont gâtés, physiquement proches de l’ange au corps de démon. Ils la sentent dans leur dos, respirent son parfum, ce mélange de sous-bois et d’esprit de couette, d’élégance et de luxure. Ils pourraient l’effleurer, caresser la fine pellicule d’air qui l’entoure, la frôler. Ceux-là peuvent engager la conversation, ajouter des regards aux mots, des messages subliminaux aux regards, enrober l’ensemble de subtiles promesses. Chacun prépare une phrase d’introduction, un œil brillant. Le plus puissant doit montrer très vite qu’il est le plus puissant, le plus séduisant doit agir aussi vite, le plus riche aussi, le plus noble, le plus célèbre. Chacun doit jouer sa carte maitresse, même le tricheur qui en cache dans sa manche. Prime à celui qui l’aborde en premier, prime aux audacieux, tout le monde sait cela chez les conquérants, même chez ceux qui font semblant de l’être.


Qui est cette belle et grande Russe si blonde et si moulée dans une robe affolante et dont la couleur des yeux se confond avec celle du septième ciel ? se demandent les hommes de la caste affaires. N’est-elle pas un peu trop âgée pour être mannequin ? N’est-elle pas trop sinueuse avec ses seins en pente et ses hanches en courbes ? Les mannequins du jour ne sont-elles pas de longues brindilles anorexiques, sans poitrine ni fesses, des gamines maquillées en femme, accompagnées de leur mère, de leur balance électronique, de la surveillante générale, cette pharmacienne qui leur prescrit de quoi dormir, de quoi tenir, de quoi sourire ? Nos hommes ont déjà feuilleté les magazines de mode de leurs épouses, par exemple au bord d’une piscine à débordement ou dans la chambre VIP d’une clinique de chirurgie esthétique pendant les heures de visite et ils étaient restés de marbre à la vue des mannequins exposés. Tandis que cette Russe leur donne envie d’y poser une main, la bouche, le nez. Pas mannequin, non, peut-être modèle de charme ou call-girl.


Call girl! L’hypothèse fait des vagues, flux et reflux de pensées nouvelles, moins encombrées de scrupules, les desseins se précisent. Ne dit-on pas que des clients fortunés font venir les plus belles d’entre elles du bout du monde pour une soirée, une nuit ! Pour une soirée à l’opéra avec une telle créature à son bras, pour un souper d’affaires, une nuit de voluptés ! Et les plus belles, les plus douées ne sont-elles pas Russes ? Si cette femme est une call-girl, alors aussi ravissante et aérienne soit-elle, elle est un produit d’échange, une marchandise, elle demande de l’argent contre une prestation, un bijou contre une caresse, c’est un langage que ces hommes maitrisent, une affaire comme une autre si on évacue les questions morales, et dans un pays étranger les questions morales restent secondaires, loin de la famille, cette valeur sûre, coercitive et contrariante. 

Dans la file, on spécule, on calcule. Quel est le cours d’une call-girl, quels critères lui appliquer pour en déterminer la valeur à un temps T, à quelles variations s’attendre, le marché est-il liquide ? Nos amis sourient à ces considérations, joindre l’utile à l’agréable. Ils dégainent leur calculette mentale, multiplient les taux horaires des prestations avec les miles parcourus, y incluent le coût d’une suite dans un palace et les bouteilles de champagne livrées par le room service, les frais de bouche, délicieuse perspective. Certains d’entre eux ont déjà fait appel à de tels services, dans ces villes lointaines où il ne fait pas bon quitter son hôtel à la nuit tombée. Des étreintes décevantes, vite oubliées. Sans émotion. Seule l’émotion bouleverse une file d’hommes d’affaires dans la salle d’embarquement d’un aéroport international à l’aube. L’émotion Russe.


Mannequin puis modèle, call-girl, où s’arrêtera l’imagination des hommes quand une telle femme pénètre leur cercle protégé, leur club privé, leur classe privilégiée ? À quoi songent-ils quand ils l’observent à la dérobée avec leurs yeux de derrière ? Quelle est cette nouvelle rumeur qui enfle dans leurs pantalons ? Qui a cru reconnaitre une actrice ? Quelle actrice ? Pas une comédienne de théâtre, habituée de Tchékhov, ni une actrice de cinéma qui présente son dernier film au festival de Venise ! Une actrice porno ! Une reine du porno sur internet, des millions de vue dans le secret des alcôves, les nuits d’insomnie ou les interminables journées d’ennui. Une reine parmi des centaines de prétendantes, chacun sa reine, son infirmière, son fantasme. Mais si ! Cette bouche, cette moue, ce sourire. Ce point de beauté sur la joue. Sa manière de bouger. De prendre volontiers deux hommes à la fois en restant digne, presque respectable. De se laisser pervertir dans une cave de Saint-Pétersbourg allongée sur un manteau de vison. Nom d’un chien, le regard fixé sur la caméra pendant les sévices. Si c’est elle, bien elle, alors ce vol en classe affaire peut s’imaginer en classe sexe, une sorte de gang bang en plein ciel avec, qui sait, la participation des hôtesses dont cette petite brune qui appelle à l’embarquement dans son micro mal réglé. Pas mal non plus cette petite brune.


Les hommes d’affaire se mettent en branle. Passeport, carte d’embarquement. Merci, have a nice trip, leur répète la petite brune sans se douter de rien. Ils disparaissent un à un dans le sas qui mène à l’avion, ils ont confiance en eux, le destin leur sera favorable. Les conditions de vol sont optimales, pas le moindre souffle de vent et un ciel azur. Russe ou pas Russe, la journée s’annonce sous les meilleurs auspices. Dans le confort de la classe affaires, rien ne peut arriver à ces hommes qui se sont levés tôt pour être les premiers, qui maitrisent les outils de la prospérité et œuvrent au bien de leur compagnie et de leur famille. Russe ou pas Russe, ils ne laisseront personne prendre leur place au sommet de la hiérarchie mise en place par leurs pères ou leurs actionnaires, ils défendront leurs privilèges par le vote, la ruse, la conquête, on ne les détournera pas de leurs objectifs. Russe ou pas Russe, l’accessoire ne masquera jamais l’essentiel, le loisir restera la parenthèse du travail, quand sonne la cloche la cour de récréation se vide et chacun reprend son poste. Russe ou pas Russe, personne ne tombera dans le piège fatal de l’imagination, nos hommes sont rationnels, loin des yeux loin du cul, il n’est plus question de longue blonde dès lors qu’ils ont rabaissé la tablette de leur siège et allumé leur laptop, les affaires reprennent, tableaux prévisionnels et bilan de l’exercice, compte-rendu juridique et discours de présentation. Chacun se consacre à sa tâche, traduit les chiffres et chiffre les mots, tout est question de valeur ajoutée. 


Dans la salle d’embarquement l’hôtesse brune vérifie la liste des passagers et la transmet à sa hiérarchie. Il ne manque personne, aucun passager distrait dans les couloirs de l’aéroport, ou bloqué dans les embarras de circulation. Aucun nom inscrit sur une liste noire. Tout est en ordre. Les portes de l’avion peuvent se refermer.

Enfin seule dans le hall déserté, la Russe sourit, s’étire et s’éloigne vers d’autres imaginations.


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