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Céleste

« Dolly, Bill, Candy ! »

Depuis des heures, Céleste parcourait la forêt, répétant inlassablement son appel.

Ce matin, dès qu’il avait entendu les infos, il s’était précipité dehors.

« Bill ? »

Apparemment les directives avaient changé. Une fois de plus.

« Dolly, viens ma fille, viens ! »

Apparemment il avait le droit de les récupérer, apparemment c’était à nouveau permis.

« Candy, tu es là ? » 

Il n’aurait jamais dû croire ce que martelait la radio, il n’aurait jamais dû les abandonner !

Peut-être qu’avec leurs noms d’avant, ça marcherait …

« Whisky, Gin, Vodka ».

Céleste appela d’abord à mi-voix : depuis que l’alcool avait été interdit, le simple fait d’en évoquer était punissable d’une amende. Ça n’empêchait personne d’en consommer, comme le tabac d’ailleurs.

Les spiritueux et les clopes s’échangeaient sous le manteau, pour le plus grand bonheur des dealers.

Céleste s’en moquait, il buvait peu et ne fumait pas, il regrettait seulement d’avoir dû changer le nom de ses chiens.

«  Whisky, Gin, Vodka ! »

Quelle pitié !

Ça amusait tellement les enfants quand, dans leur ancien numéro, les trois chiens simulaient l’ivresse et titubaient sur la piste, les singes-ambulanciers les emmenaient alors en coulisse et c’était un triomphe; les papas s’esclaffaient, les mamans gloussaient…


Après cette interdiction, il avait fallu tout changer !

Ils avaient alors établi un scénario différent sous le regard interrogatif de leurs animaux, sagement alignés dans la caravane ; Mariette avait cousu d’autres costumes et, après des heures de répétition, ils avaient pu produire un nouveau spectacle.


Tout roulait : Babouche et Cheetah, les deux singes capucins achetés au Brésil – juste avant que ce ne soit interdit – déguisés en Messieurs Loyal, abandonnant leurs fonctions de policiers-ambulanciers,  bondissaient à travers le chapiteau, tandis que les chiens exécutaient les figures compliquées d’un quadrille, debout sur leurs pattes arrières, agitant  tutus et grelots.

Durant toute la représentation, Whisky – enfin Candy – ne quittait pas Céleste des yeux, plongeait ses magnifiques iris ambrés dans ceux de son maître.  

Avec une confiance aveugle, il suivait la moindre de ses indications et entraînait les autres à sa suite. Quelle magnifique équipe ils formaient !

Céleste ne put réprimer un cri de rage : qu’avait-il fait, lui, de cette confiance ?


Au début, quand des échos alarmants avaient été diffusés dans la presse, quand des études menées par de grands labos avaient évoqué la probable propagation du virus par ces animaux exotiques, les braconniers avaient commencé par abandonner les individus capturés ; on retrouva ainsi, dans de grands containers, des masses de petits corps desséchés, certains se tenaient encore par la main, des mamans serraient leur nouveau-né dans leurs longs bras pelucheux.


Les gendarmes sont venus dans le campement, exhibant des formulaires bardés de signatures officielles ; ils ont emmené nos amis, Cheetah et Babouche, mais aussi Titus et Bérénice, les chimpanzés de Victor. 

Le lendemain, on a retrouvé Victor noyé dans le ruisseau qui longeait le chapiteau. 

Mourir dans vingt centimètres d’eau, si c’est pas malheureux…

Dans sa caravane, on a retrouvé, à côté des costumes de scène soigneusement pliés, un papier griffonné qui disait : «  Que le jour recommence et que le jour finisse sans que jamais Titus puisse voir Bérénice... » 

Goliath prétendit que c’était du Racine, personne n’osa le contredire.


Ensuite, et malgré ce que les gendarmes nous avaient promis, nous n’avons jamais pu visiter nos singes, nos amis, nos gagne-pain, et plus jamais, nous n’avons eu de leurs nouvelles.


Alors, quand, après ça,  l’interdiction s’était étendue à tout animal de compagnie, chien ou chat, suspecté de menacer l’espèce humaine, Céleste avait cessé d’obéir !

Jusqu’ici, il avait tout accepté, il s’était plié aux règles, mais cette fois s’en était trop !

Il les avait abandonnés, oui, c’est bien ça, il avait abandonné ses chiens trois semaines plus tôt.

Mais ça valait mieux que de les voir abattus, comme le fermier du village dont le berger belge avait continué à courir, malgré la balle logée dans son épaule ; c’est au couteau qu’ils l’avaient achevé, une vraie boucherie, mais il fallait bien économiser les munitions, comme avait justifié le jeune soldat dont la lame souillée attestait de tant d’autres carnages .


« Whisky, Gin, Vodka ».


Céleste se laissa tomber au sol, incapable de retenir ses larmes.

« Tu n’es qu’une chochotte ! » lui disait souvent Édouard – enfin Jean-Pierre – et c’est vrai qu’il avait la larme facile.

Alors, il ferma les yeux, respira un grand coup, se redressa et s’enfonça plus profondément dans la forêt. Après tout, il était un mec, un vrai ! 

C’est du moins ce qu’ils essayaient de faire croire, Édouard et lui, quand ils enlevaient leurs costumes de scène et descendaient en ville . 

D’une voix plus assurée, il lança :

«  Gin, Vodka, Whisky ? »


20 ans plus tôt, quand ils s’étaient rencontrés,  jeunes élèves à l’école du cirque, ils avaient d’abord monté un numéro d’acrobates aériens. Édouard – enfin Jean-Pierre –, plus costaud, le portait, le faisait voltiger… C’était magique , le chapiteau leur appartenait !

Puis un jour, la chute, l’hôpital, le corset, les longs mois de rééducation. Finis les sauts, l’équilibre et les cabrioles, Céleste pouvait à peine marcher.


Pourtant Jean-Pierre ne l’abandonna pas ; tous les jours, il vint le voir, essayant de le soulager par de longs massages de plus en plus doux, de plus en plus tendres. Peut-être aussi, se sentait-il un peu coupable d’avoir manqué de concentration au moment de la rattrape ?

Quoi qu’il en soit, plus jamais ils n’en avaient parlé et Céleste ne lui avait fait aucun reproche.

De massage en massage, leur amitié changea et, quand Céleste pu quitter l’hôpital, il leur apparut tout naturel de partager la même caravane.


Il leur fallait dès lors trouver un autre numéro, et comme la boiterie chaloupée de Céleste lui donnait des allures de pingouin, il se recycla en Auguste, et Jean-Pierre en clown blanc... évidemment.


C’est à cette époque, qu’il y eut le problème des prénoms, Jean-Pierre prétendait que « Céleste » siérait mieux à l’élégance du blanc ; mais, contrairement aux habitudes, il n’obtint pas gain de cause et Céleste s’accrocha à son prénom. 


En réalité, c’était le seul lien qui le rattachait à ses parents. 

Quand on l’avait trouvé, bébé transi, presque mort, tapi au fond d’un canot de fortune dérivant entre l’Espagne et le Maroc, le seul souvenir de sa naissance était une modeste médaille en argent, nouée autour du petit cou si maigre, portant l’inscription « Céleste » et contrastant joliment avec l’ébène cuivré de sa peau. 


Dans les années qui suivirent, son statut ne cessa de changer, de bébé miraculé faisant la Une des journaux, il devint un enfant difficile à caser, puis un adolescent dont on ne savait plus quelle nationalité lui accorder.

Après quelques séjours en MENA, foyers d’accueil pour mineurs étrangers non accompagnés, il avait frôlé la délinquance et on peut dire que l’école du cirque lui avait sauvé la vie.

Alors, abandonner son prénom, non !


Devant tant de détermination, Jean-Pierre s’inclina et accepta de se faire appeler d’Édouard.

Ils achetèrent alors les deux singes et les trois jeunes caniches royaux ; n’ayant que peu d’expérience, ils se laissèrent d’abord inspirer par les jeux des animaux à la complicité débridée ; peu à peu, la drôlerie s’invita dans leur groupe, ils tirèrent parti des particularités de chaque animal et ce furent de belles années où les rires des enfants et la satisfaction des directeurs leur permirent d’acheter une caravane plus vaste, de se produire à l’étranger et d’investir dans de nouveaux costumes. Celui d’Édouard rutilait sous les strass, tandis que Céleste obtint un magnifique nez rouge en silicone, moulé sur le sien et beaucoup plus confortable que celui dont le plastique dur lui sciait les narines.


Dans leur numéro de plus en plus rodé, les animaux s’en donnaient à cœur joie !

Chaque année, à l’approche des fêtes, ils ajoutaient une variante qui réjouissait les enfants: Édouard se déguisait en Saint-Nicolas, Céleste en père Fouettard et les animaux, figurant des jouets en peluche extirpés de l’énorme hotte du grand Saint, se laissaient manipuler pour former la plus improbable pyramide poilue.

Mais un jour, la représentation fut annulée ; un comité local avait fait pression sur les autorités afin que ce numéro, rappelant les sinistres « Blackfaces », stigmatisant le douloureux passé colonial du pays, soit interdit. 

Incrédules, inconscients d’avoir offensé qui que ce soit en représentant les personnages qui avaient bercé leur enfance, navrés par l’ interprétation désolante accordée à leur petit sketch, Édouard et Céleste, qui n’y voyaient aucune malice, se dirent que, sans doute, ces gens comprenaient mieux qu’eux les lois qui régissaient le monde et se plièrent à cette nouvelle injonction. 

Ils adaptèrent leur numéro, abandonnant à regret le grand Saint et son acolyte.


Quelques mois plus tard, le virus commençait à se répandre.


L’étau se resserra autour du cirque et de tous les lieux où les gens pouvaient se divertir, se cultiver, s’ouvrir à de nouveaux horizons, à des réalités différentes.

Toutes les activités, jugées non essentielles, furent les premières à être interdites.

Le cirque se réfugia alors dans le champ où il prenait habituellement ses quartiers d’hiver, là où les riverains ne voyaient pas leur présence d’un trop mauvais œil.


Ils traversèrent ainsi, tant bien que mal, les mois de ce confinement imposé avec la solidarité et le fatalisme auxquels leur vie de nomades les avait habitués. 


Plus tard, les médias annoncèrent un assouplissement : moyennant certaines dispositions, les spectacles pourraient reprendre ! 

Il fallait juste installer des systèmes de purification d’air, séparer chaque rangée de spectateurs  par des parois en plexiglas et ramener la jauge du public au tiers de la capacité du chapiteau.

Tous se cotisèrent et réalisèrent ces aménagements dans l’allégresse, ils allaient pouvoir remonter leur tente rayée de rouge, se réjouir à nouveau des rires des enfants et de leurs yeux émerveillés, quitte à jouer à perte dans un premier temps.


Malheureusement , les masques imposés cachaient les sourires, freinaient la joie ; les spectateurs, craignant la contagion, suffoquant sous leurs barrières de tissu, se firent de plus en plus rares.

Les artistes tentèrent pourtant de résister, attendant des jours meilleurs, espérant retrouver l’insouciance.


Mais quand, par la suite, il fut annoncé que les animaux exotiques avaient une part de responsabilité dans la propagation de la maladie, le directeur du cirque, les larmes aux yeux, leur annonça qu’il arrêtait tout et rentrait chez lui.

Ceux qui n’avaient pas de « chez eux » se serrèrent les coudes et, pleurant leurs animaux disparus, tentèrent de subsister.


Quelques mois passèrent, mais, comme les spécialistes, malgré leurs diplômes, leurs efforts et leurs recommandations, ne parvenaient pas à endiguer totalement la maladie, ils explorèrent d’autres voies, aboutirent à d’autres conclusions : ils en étaient à présent convaincus, si le virus continuait à se propager, c’était à cause de certains citoyens qui, au mépris de leur devoir et de la plus élémentaire prudence, s’obstinaient à adopter des attitudes dangereuses !

Il fut ainsi établi que la population la plus touchée était celle où des hommes faisaient l’amour avec d’autres hommes, comme l’avait pudiquement annoncé le spécialiste chargé des communications dans les médias.


Ce fut la goutte d’eau qui fit déborder le vase fragile de leur couple, c’était plus que n’en pouvait supporter Édouard, enfin, Jean-Pierre.


Un matin, Céleste se réveilla dans le lit déserté, sous le regard interrogatif des trois chiens.

Il avait fallu, cette fois encore, trouver une solution : trois grands caniches, ça mange beaucoup et Céleste avait beau rationner ses propres portions, la nourriture se faisait de plus en plus rare.

Leur petit numéro, réduit à sa plus simple expression, joué sur les places de villages et dans les rues commerçantes, leur permettait à peine de survivre.


Heureusement, il leur restait toujours la caravane, mais, désormais, il était impossible de la déplacer : les échos alarmants d’un conflit armé dans l’est du continent avaient fait exploser les prix et s’approvisionner en essence était devenu un luxe inabordable.

Le soir venu, Céleste, Vodka, Gin et Whisky se réchauffaient, étroitement serrés sur la couche, et le sommeil, parfois, calmait la faim.


Et puis… et puis, désespéré de voir les côtes saillantes de ses compagnons, apeuré par les directives gouvernementales, Céleste avait cru bien faire en les amenant dans cette forêt, pensant que ses chiens échapperaient ainsi à ces lois stupides et changeantes, qu’ils parviendraient à se nourrir seuls, et qu’il pourrait les retrouver quand le vent de panique aurait tourné.

 Avait-il eu tort ?

Qu’aurait-il pu faire d’autre ?

« Vodka, Gin, Whisky ».


Soudain il s’arrêta et tendit l’oreille ; un bruit, au loin, avait perturbé le calme de la forêt.

Il plissa les yeux, essaya de distinguer une forme à travers les découpes des feuillages. En vain.

Le bruit reprit.

«  Vodka, c’est toi ? »


Céleste criait à présent, tout à la joie des retrouvailles, il s’élança vers l’endroit d’où semblait provenir le son.

Il tendit le cou, se haussa sur ses jambes peu vaillantes, essaya de voir, d’entendre d’où venait ce son, cette plainte. Elle se répéta, sourde à la base, finissant sur un long son modulé, un peu plus proche de lui à présent, semblait-il.

« Gin, tu es là, Gin ? »

Il hésita un moment, lui revinrent en mémoire les échos relatant que certains animaux, ayant échappé à leurs tortionnaires, seraient retournés à la vie sauvage. Des témoignages avaient fleuri, plus ou moins crédibles, des photos floues – retouchées peut-être – de renards, sangliers, ours, loups ou fauves rescapés de ménageries et s’approchant toujours davantage des habitations, comme pour réclamer leur dû à ces hommes inconscients, menteurs, faux, bavards, hypocrites, orgueilleux ou lâches – du Musset aurait dit Goliath –, mais ça faisait bien longtemps que le colosse des foires avait sombré dans l’anonymat.


Une larme, à nouveau, se fraya un passage entre les paupières sombres de Céleste ; il la laissa tracer sa route et s’assit sur une souche moussue.

Il ferait noir bientôt, le cri se rapprocha et, à mieux l’entendre, il ne ressemblait à aucun jappement de ses chiens.


Une branche craqua, toute proche, un mouvement agita les fourrés.

Céleste se pencha et découvrit l’éclat vif de deux iris d’ambre rivés dans les siens, un univers y miroitait, semblant contenir toute la beauté du monde, un regard pur, solide, déterminé, impérieux.

Céleste murmura :

« Whisky, mon beau, mon tendre, c’est toi ? »


L’animal bondit.

Céleste eut juste le temps d’apercevoir sa robe fauve.


*


Quelques années plus tard, quand les enfants purent à nouveau jouer dans les bois, le petit Julien, poursuivant son épagneul breton, eut la surprise de le voir émerger d’un buisson, un curieux objet rouge, rond et brillant coincé dans la gueule. 

L’enfant le ficha sur son nez et, tenant une branche en guise de baguette magique, fit sautiller son chien autour de lui.

Longtemps, les bois résonnèrent de leurs rires mêlés.



Céleste

?
Belgique
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