top of page
25 février 2024 : la télévision polonaise se libère du populisme

D’eau claire

Arrivé à l’aéroport après une nuit sans sommeil et des cigares offerts par un homme gai, sans doute d’affaires, dans le Boeing 747 à destination de Lublin, ses places invendues et un service à bord plus généreux qu’aujourd’hui, je m’étonnais de n’être pas attendu. J’avais prévenu Dorota de longue date du jour et de l’heure de mon arrivée, et c’est elle-même qui avait insisté pour que je la rejoigne, sa relation avec Andrzej battant de l’aile. Elle restait amoureuse, mais quelque chose n’allait pas, n’allait plus, je ne savais rien de plus. Ce n’était pas la première fois que je me rendais en Pologne, j’avais rejoint Lublin et les frères M. cinq ans auparavant, lesquels, Pavel surtout, m’avaient guidé, hébergé, et fait rencontrer leur mère qui vivait dans un rez-de-chaussée en « L » : une chambre, une étroite cuisine qu’elle ne quittait jamais sauf pour nous saluer, un living et un petit salon cosy fermé à clé, dans lequel régnait un piano. Il fallait ôter ses chaussures à l’entrée de l’appartement et chausser des sortes de patins qui glissaient agréablement sur le parquet ciré. Pavel s’était montré un hôte parfait, prévenant, calme et cultivé, qui étudiait la littérature et s’exprimait dans un français châtié. J’appris plus tard par un article lu dans le journal, tandis que je me trouvais dans le sud-ouest de la France, qu’il enseigne à présent à l’université de sa chère ville de Lublin et qu’il consacre le reste de son temps à des recherches sur Montesquieu à propos duquel il a écrit un livre, Podróż Monteskiusza. Biografia przestrzenna (le voyage de Montesquieu, Biographie spatiale).

Pour dire vrai, je devais, en Pologne, y rencontrer mon frangin, Patrice, qui s’y était installé, mais un différent entre lui et Pavel venait de les brouiller définitivement, de sorte que je ne fis d’abord que l’apercevoir, de loin, sortant d’une voiture et s’y engouffrant l’instant d’après, m’ayant aperçu aux côtés d’un camarade qu’il ne voulait plus voir. Heureusement, à la fin de mon séjour, je le rencontrai tout de même et avec trois de ses amis il m’invita dans un restaurant et ce fut pour moi très particulier. L’état de siège venait d’être levé, ce qui n’enlevait rien à l’organisation toute militaire du régime, et sous la conduite du général Jarulzewsky, les rationnements et les hommes du ZOMO qui faisaient la loi, empêchaient de prendre un peu ses aises et du bon temps. L’entrée de ce restaurant chic nous fut refusée. Mon frère intervint, sûr de lui, convaincant, et après de longs palabres, le gardien nous accepta. Et là, contraste absolu entre ce que j’avais pu constater, pas la misère, mais les privations et le contrôle, le manque d’à peu près tout ce qui n’était pas strictement essentiel, et les queues interminables qu’il fallait endurer pour l’obtenir. Ici l’on servait des plats en sauce, de la viande de bœuf excellente et cuite à point, un vin de Bourgogne Nuit Saint-Georges plus qu’acceptable et en dessert une glace vanille dans des coupes Club très travaillées. Sur la glace s’étalait une importante couche de chocolat fondu, produit introuvable partout ailleurs, comme le vin, les entrecôtes et le reste, sauf quelquefois dans les magasins de l’entreprise d’État Pewex qui n’acceptait que les dollars. De jeunes serveuses décolletées, les bras nus potelés dans leur robe rose et or qui ressemblait au costume des serveuses bavaroises, s’affairaient autour de nous tandis que parvenait en fond sonore le jazz manouche et entraînant de Django Reinhardt. De la gaieté ici aurait-on dit, mais un enjouement feint, ennuyeux, factice. L’impression que j’avais c’était de trahir les miens, de frayer avec l’ennemi.

De ce premier voyage à l’Est, je retiens aussi qu’un des frères de Pavel, archéologue, descendait sous terre à la recherche de pièces antiques, muni d’une lampe torche alimentée par des piles de fabrication est-allemandes. Celles-ci s’épuisaient après quinze minutes, de sorte qu’il partait en expédition muni d’un petit sac à dos rempli de presque une centaine de ces piles crayon. Nous en riions, qu’y avait-il d’autre à faire ? Mais c’est le dernier jour du voyage, au moment de saluer la mère de mes amis, que je fus particulièrement ému. Celle-ci, en effet, m’offrit sans mot dire un grand livre de photographies montrant le désastre, l’événement funeste, les décombres de la capitale polonaise, l’insurrection de Varsovie prise au piège. Elle me transmit ce témoignage, elle qui avait perdu dans cette atrocité presque tous ses proches, comme un coureur son bâton relais, m’invitant à poursuivre la course, à certifier de l’horreur nazie, à l’attester dans mon entourage. Elle semblait épuisée du manque de liberté, par la propagande et par la censure.

Durant ce séjour, les frères négligeaient la radio officielle à la solde du pouvoir, laquelle ne leur apprenait rien, mais tâchaient d’en capter l’une ou l’autre clandestine, et ce qu’ils écoutaient aussi, c’était des trente-trois tours et des cassettes audio pirates, de Gérard Manset et de quelques groupes rock anglo-saxons, Led Zeppelin, Pink Floyd et Frank Zappa.

« Pour empêcher l’hiver d’arriver vraiment », cette phrase me plaît beaucoup, poursuivait Dorota en anglais dans sa lettre reçue le 20 février et qui avait décidé de mon voyage — « cours-tu toujours le monde ? Sera-ce possible de te voir en Pologne cet été ? Je serais heureuse de te rendre visite, mais ce n’est pas possible pour le moment. J’ai du sang français dans les veines, tu sais ! Je te raconterai l’histoire de ma famille. »

Dorota que m’avait autrefois présentée Pavel, enseignait la langue de Shakespeare, Oscar Wilde et Keats tout comme Andrzej. Sortir de son pays s’avérait difficile, mais moyennant d’infinies et longues formalités, elle avait découvert Paris grâce à une tante qui y vivait et qui s’était portée garante pour elle auprès des autorités de la république slave, patrie de Chopin, Marie Curie et Copernic.

Pas de Dorota donc dans cette aérogare. M’accompagnait Philippe, un ami, petit de taille et grand de cœur, l’esprit agile et sautillant, lequel, s’il ne s’inquiétait pas encore, semblait embarrassé, et cette perplexité s’accentua lorsqu’à l’extérieur la jeune femme ne se montra pas davantage. J’avais une adresse et après avoir vingt fois demandé notre chemin en exhibant à des passants le bout de papier sur lequel s’inscrivait le nom d’une rue, nous nous sommes retrouvés, Philippe et moi à l’entrée d’un immeuble. À côté d’un bouton de sonnette, je lus Dorota B et Andrzej. J’appuyai. Hélas personne pour nous ouvrir, jusqu’à ce qu’une voisine vienne confirmer l’absence de la jeune femme qu’elle avait cependant croisée le matin. Philippe détacha une feuille d’un carnet à spirales sur laquelle j’écrivis avant de la coller sur la porte « Chère Dorota, j’espère que tout va bien, qu’il n’y a pas de problème. Ne t’inquiète pas, nous trouverons une chambre à l’hôtel et nous nous débrouillerons très bien. Sam. » En route pour l’hôtellerie la plus proche que nous avions repérée sur une carte, le Lublinianka. À peine installés, et nous posant mentalement un tas de questions sur la suite de notre aventure, une réceptionniste vint nous trouver nous priant de la suivre. En bas des escaliers se trouvaient deux personnes qui négociaient le remboursement de la chambre que nous venions de louer. Dorota et Andrzej. Tout s’enchaîna ensuite merveilleusement.

Dans leur Fiat polski 126 minuscule, bicylindre, et 23 chevaux, le couple qui s’était disputé juste avant notre arrivée fit d’abord bonne figure pour se rabibocher ensuite. Andrzej ne vivait pas bien notre arrivée, mais dès le lendemain il ne nous vit plus, mon ami et moi, comme d’éventuels rivaux, bien au contraire. Il se prit d’une réelle sympathie pour Philippe, une amusante complicité s’installant entre eux, et après cette première soirée passée ensemble, il s’aperçut qu’il n’était pas dans mes intentions de séduire sa compagne. Le couple nous avait laissé sa chambre et un lit confortable, et se contentait lui d’un lit de camp et d’un divan étroit. Au cours des soirées qui suivirent, Philippe aimait divertir et plaisanter. Je traduisais ses blagues dans un anglais plus qu’approximatif et j’étais soulagé lorsque nos hôtes souriaient, riaient ou s’esclaffaient, m’ayant à ma grande surprise compris. Je m’épuisai un peu durant tout ce voyage à traduire vaille que vaille les propos drôles de mon ami. La petite polski Fiat nous transporta d’abord dans un village tout proche où habitaient des peintres. Nous y avons rencontré une artiste qui nous présenta ses tableaux. Ses compositions méritaient qu’on s’y attarde, hélas nous n’avions pas le sou pour acheter ne fut-ce qu’une de ses œuvres, si petite soit-elle. Le jour suivant, serrés à l’arrière de l’auto, nous parcourûmes quelques kilomètres jusque chez des amis d’Andrzej, isolés, en pleine campagne, fabricants de djembés et fumeurs de hasch. Avec un certain contentement, comme un bon tour joué aux autorités, le fiancé de Dorota nous fit découvrir une parcelle de terrain couvert de plants de cannabis d’une hauteur impressionnante. La récolte s’avérait prometteuse, et Andrzej qui fumait beaucoup et nous avait montré sa vaste collection de fines pipes à herbe en métal, en bois et verre fumé (la Marley Natural), posait pour la photo, le sourire aux lèvres, devant cette plantation. De retour chez eux je remarquai que Dorota s’absentait tôt le matin pour faire la file devant une charcuterie ou devant chez l’épicier et cela pouvait durer des heures pour obtenir simplement un morceau de viande de bonne qualité. Si nous nous promenions, les hommes du ZOMO continuaient à patrouiller, à arrêter notre petite automobile, et il fallait à Dorota garder son calme et expliquer que nous étions des étrangers en visite qu’elle hébergeait, et pas des espions à la solde de l’occident. Ils jetaient un coup d’œil à nos têtes d’Européens de l’Ouest à travers le pare-brise, nous prenions notre air le plus innocent et ils nous laissaient repartir. Ces interventions policières irritaient considérablement la jeune femme. Le séjour se poursuivait. Un soir, nous nous retrouvâmes Philippe et moi dans un grenier aménagé entouré d’un groupe d’universitaires. Pavel en faisait partie et j’étais très heureux de le retrouver. La jeune fille chez qui nous nous trouvions possédait un combiné téléphonique, un bien rare, instrument de contrôle du pouvoir, lequel exagérait ses moyens de savoir tout vérifier. Un de ses oncles travaillait au Centre national téléphonique type Strowger, le plus important, et chez elle, comme par enchantement, les communications étaient gratuites non seulement en Pologne, mais partout ailleurs dans le monde, ce dont profitaient ses amis et Philippe qui ne se fit pas prier pour appeler sa famille et la rassurer. Tout allait bien. Cela dit, il n’y parvint pas tout de suite, on avait une chance sur cinq d’obtenir du premier coup la communication demandée, ce qui donnait lieu à des paris. Les Polonais, méfiants, mais moins qu’autrefois, utilisaient le téléphone pour prendre rendez-vous plus que pour converser.

Une escapade en train nous mena Philippe et moi jusqu’à Cracovie. Plus aucune chambre de libre, annonçait un panneau du grand hôtel que nous avions trouvé, néanmoins des gens faisaient la file à la réception pour s’entendre confirmer qu’il affichait complet. Lorsque, imitant les autres, ce fut à notre tour de réclamer un lit, une chambre, nous dit-on, venait à l’instant de se libérer. Munis de grandes clés, nous la rejoignîmes. Elle possédait deux lits, était spacieuse, mais nécessitait un sérieux rafraîchissement. Une hôtesse à l’accueil, ma foi fort jolie, et blonde, n’était pas insensible au charme d’un Européen parlant français de surcroît, langue dont elle connaissait quelques mots. Le lendemain nous échangeâmes discrètement nos adresses et une correspondance s’en suivit jusqu’à ce que dans un avenir pas si lointain la chute du mur désenclave et libère les personnes et les esprits. Iwona n’avait plus besoin de rêver à l’occident, de l’idéaliser lui et moi. Dès qu’elle put s’y rendre aisément, elle me négligea, ou était-ce ma prose qui ne l’avait pas convaincue. Mais pour l’heure, je parcourais l’ancienne capitale de la Pologne, au bord de la Vistule, riche centre culturel et intellectuel qui valait le détour. Son château du Wawel, sa cathédrale et les fortifications médiévales appelées ici Barbacane, sur lesquelles nous pouvions déambuler. Et aussi son immense place du Marché où nous vîmes, Philippe et moi, l’étrange spectacle d’un grand et fier cheik arabe dans sa tunique, kandoura, cape et keffieh décorés de fils de perles, traversant cette place, poursuivi par une nuée de petites prostituées. Il en venait de partout, alarmées par leur proxénète, attirées par les signes extérieurs de richesse dans un contexte de pénurie généralisée. Il s’agissait coûte que coûte de ferrer ce gros poisson. Le vent gonflait son ample vêtement, on aurait dit un typhon talonné par un essaim de vifs petits nuages. Notre voyage s’achevait, nous rejoignîmes Varsovie puis notre plat pays, sans cigare cette fois, et l’estomac un petit peu retourné (par un hot dog suspect).

À la fin de l’année suivante, la révolution polonaise, celle de Solidarnosc, incita et permis aux pays satellites de l’Union soviétique de s’en détacher. Pavel, Dorota, Andrzej y virent comme une ressource existentielle qu’ils attendaient depuis longtemps, des choix de vie possibles, réfléchir autrement, se nourrir de tout ce dont ils n’avaient pu que rêver. Le moral au zénith, ils ne déprimaient plus et tombaient rarement malades, une force en eux avait jailli. Deux décennies de vie “normale” qu’ils pensaient devoir durer toujours. Mais la mémoire est courte et la peur exacerbée par des esprits réactionnaires, associée au besoin d’absolue sécurité, à la bêtise en quelque sorte, qui détruit comme les murs les perspectives et cache l’horizon, prit le dessus. Ce furent huit années d’illibéralisme, beaucoup moins rude et violent que le communisme, social à divers endroits, mais insidieux, trompeur, qui grignotait les libertés acquises, censurait et distillait une propagande haineuse. Les médias n’étaient plus qu’un outil au service d’un pouvoir qui se rigidifiait, qui tolérait, mais difficilement, la contestation. Cette fois encore, des jeunes et les personnes les plus éduquées s’écartèrent sous cette emprise de l’audiovisuel public, recherchant sur la toile davantage de vérité. Mais les temps changent, comme souvent en Pologne, depuis un inespéré 13 décembre et un nouveau gouvernement institué, favorable aux libertés individuelles, à la liberté de penser. Pour Dorota c’est un grand soulagement, pour Andrzej, pour Pavel et ses frères également. Sur les ondes télé et radiophoniques, à nouveau on promet. Quoi? De l’eau claire, et non plus cette bouillie qu’on force à avaler. De l’eau claire, limpide, transparente rivière qui, espèrent-ils, ne sortira plus de son lit.

D’eau claire

?
Belgique
bottom of page