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Docteur Sourire

— Julia m’a dit de m’asseoir ici.

— Qui est Julia?

— Ma femme.

— Votre femme est ici?

— Je vous vois venir. J’habite ici. Avec ma femme. Elle… elle prépare le repas.

— Elle prépare les repas pour vous? Tous les jours?

— Évidemment! Vous ne pensez pas que je vais préparer les repas moi-même. C’est d’un ridicule. Une idée absurde. Julia prépare mes repas. Je… je travaille beaucoup, j’ai besoin de… concentration.

— Vous avez besoin de vous concentrer pour votre travail. Quel genre de travail faites-vous?

— Ça, c’est une bonne question. Pour vous répondre… oui, pour vous répondre, j’ai besoin d’un peu de recul sur la situation. Par exemple: je vous parle. Je ne vous vois pas. Pourquoi est-ce que vous cachez votre visage? Des tas de gens font des trucs idiots: j’en ai vu dans la rue, ils ont le visage peint en couleurs, je veux dire comme un tableau, le tableau, on dirait qu’il est vivant, il bouge. Des gens qui étaient en colère! Ah oui, ils étaient très en colère. Contre le gouvernement, je crois. C’est pour cela qu’ils avançaient masqués. Eh! J’ai tout de suite compris la situation. J’en déduis que vous êtes contre le gouvernement. Je me trompe? Je… je me sens fatigué. Est-ce que je peux fumer?

— Faites comme chez vous. La fumée ne me dérange pas. Ces gens… Vous évoquez un souvenir récent? Dans la rue, quand étiez-vous dans la rue?

— Hum… J’allume d’abord ma pipe si vous permettez. Où sont mes allumettes? J’ai toujours une boîte d’allumettes dans la poche de mon veston. Bon sang! Julia a une fois de plus tout mélangé! JULIA!... Je t’avais dit de ne pas toucher à mon vieux veston en tweed. Je le porte assez souvent. C’est un bon veston. Hé, il est peu élimé… Je ne veux pas qu’on touche mes affaires.

— Vous n’avez pas confiance en Julia? Elle vous fait à manger, tous les jours si j’ai bien compris.

— Julia est partie. Elle m’a quitté. Je vis seul maintenant.

— Elle est partie. Qui prépare vos repas?

— Ma fille, elle… elle prépare mes repas. Ma fille… non! Ils ont remplacé ma fille. Je sais qu’ils l’ont remplacée. Je l’ai vu, ce n’était pas la même que sur les photos.

— Vous regardez souvent les photos de votre famille?

— Ah ça, et comment! Je garde les albums, personne ne viendra prendre ces albums. Ils sont sur ma table de nuit. Je souffre d’insomnies. C’est à cause de l’alimentation, peut-être, qu’ils ont changé. Ou du mauvais temps. Je n’arrive plus à me concentrer pour mon travail. Je me sens de nouveau très fatigué. Les albums ne me quittent pas. Les vieilles photos. Julia, ma fille… Ma fille ne ressemble pas à ma fille. Celle qu’ils ont remplacée. La mer était belle à Varna, c’est sur la mer Noire en Bulgarie. Ma fille jouait au ballon sur la plage avec ses cousins. Je tenais la main de Julia. Nous étions fort amoureux. Je suis toujours amoureux de ma femme, vous savez. Elle est partie. Elle m’a quitté. Pourquoi est-elle partie, pourquoi m’a-t-elle quitté?

— Qu’est-il arrivé à Julia?

— Un jour, elle n’était plus là. Elle était dans la rue avec ces gens au visage coloré. Elle était partie manifester, je crois, contre le gouvernement. Je savais que c’était une erreur. Je lui ai dit: “N’y va pas! Julia, je t’en prie, ne sors pas.” Elle ne m’a pas écouté. C’est ce jour-là qu’elle est partie, je crois… 

— Je vous écoute.

— Mon oncle Vassili, nous partagions sa maison à Varna, pendant les vacances. Tous les étés. Ah! comme ces vacances me manquent! Vous ne pouvez pas imaginer. À l’époque Docteur, nous allions tous bien! Nous ne manquions de rien. Par exemple: les bus étaient gratuits. Pour aller à la plage nous prenions le bus, un beau bus jaune avec des drapeaux, qui faisait le tour des maisons sur la colline. Tous les voisins étaient là: la famille Grigoriev, la famille Datsev, les époux Weisman, les enfants qui étaient envoyés en stage depuis leurs familles en Grèce, les pionniers, le bus était joyeux, nous chantions des odes à la Patrie, au Grand Frère, aux Libérateurs! Ah, c’était le bon temps… Ah! Où ai-je mis mes allumettes? Vous pouvez appeler Julia pendant que je fouille mes poches?

— Je vais appeler quelqu’un pour vous aider.

— Mais je n’ai besoin de personne! Et d’ailleurs, vous êtes qui, vous? Je ne vous vois pas. Pourquoi ne mettez-vous pas la caméra? Vous pensez que je ne m’y connais pas en informatique? Vous vous trompez lourdement. Je sais très bien utiliser ces nouveaux outils. J’en ai fait les plans moi-même si vous voulez tout savoir. Là, par exemple… je touche ce bouton, et je désactive ma caméra! Ah! Vous ne vous y attendiez pas, hein? Alors, qu’est-ce que vous allez faire maintenant? Montrez-moi votre visage! Je veux voir votre visage!

— Je suis votre médecin. Nous nous parlons tous les jours. N’est-ce pas suffisant?

— Un médecin? Mais je ne suis pas malade! C’est une maison de fous ici! J’en ai assez de cette conversation idiote. Je suis sain d’esprit. Je n’ai jamais demandé à parler à un médecin. D’ailleurs, je vais éteindre l’écran. Là, j’ai poussé sur le bouton. Il n’y a plus rien maintenant. Plus de voix. J’en avais assez d’entendre ces voix qui m’appelaient la nuit. Oui, je vous l’ai dit, je souffre d’insomnies, je souffre beaucoup. À cause de la nourriture, de la mauvaise nourriture. À Varna, la nourriture était délicieuse, des repas simples et sains, préparés par les Pionniers, sans artifice. Tenez, il y a eu une grande mode, la cuisine moléculaire. Elle est passée comme le reste, les nouveautés, la publicité, cela ne tient pas longtemps. Julia adorait tout ce qui était nouveau. Elle était un peu superficielle. Enfin… je crois qu’à deux nous formions un beau couple. J’étais l’élément sérieux du couple, Julia avait besoin de stabilité, j’étais solide comme un roc! Prévisible, fiable. Je n’ai jamais eu d’ennuis avec le gouvernement: j’ai toujours payé les factures à temps, jamais eu de dettes, jamais eu de contraventions. J’allais voter à chaque occasion. J’accomplissais mon devoir. En échange, le gouvernement offrait des vacances gratuites. En Bulgarie. En Roumanie. Dans d’autres pays frères. Julia adorait Prague! Nous allions souvent à Prague pour de courts séjours. Je suis heureux. Je me sens heureux là, je n’ai plus mal à la tête.

— Parlez-moi du jour où Julia a disparu.

— Elle est partie. Julia est partie. Je me sens tellement malheureux maintenant!

— Votre fille. Parlez-moi de votre fille.

— Elle est partie en Amérique. Elle s’est mariée là-bas avec un Grec américain. Je ne l’aimais pas. Un prétentieux blanc-bec, un homme d’affaires, un profiteur évidemment. Il s’est rempli les poches avec la misère des réfugiés. Il leur proposait des logements. Des taudis, oui! Avec le temps qui s’est détraqué, des tas de gens devaient se reloger plus loin. J’ai fait les plans d’un programme pour aider les réfugiés à trouver un logement ailleurs… plus loin… Il y a eu l’eau, il y a eu le feu. J’ai vu le désert s’installer, je regardais les informations. Varna est une ruine, disent-ils. Les gens étaient en colère contre le gouvernement qui ne les aidait pas assez.

— Est-ce que votre fille vous prépare parfois vos repas?

— Je crois bien! Elle est revenue m’aider, après le départ de Julia. Mais elle ne ressemble pas à ma fille. Je ne comprends pas ce qui m’arrive. Vous pourriez faire avancer l’heure de mon repas. Je meurs de faim!

— Votre repas est en train d’être préparé.

— Un jour Julia s’est levée. Elle a mis le masque vivant qui brouille les caméras de surveillance. Dieu sait que je l’ai prévenue: “N’y va pas! C’est dangereux!”. Ah! C’est de ma faute!

— Pourquoi?

— Les masques étaient inutiles. Nous avions trouvé le moyen d’éliminer le brouillage. Ces idiots! Des activistes, des idéalistes. Tous des idiots! Ils pensaient que leurs jouets allaient tromper nos systèmes?

— Vos systèmes?

— Je travaille beaucoup, j’améliore constamment le fonctionnement de nos programmes. C’est pour cela que je suis fatigué. Et que je ne dors plus. Vous pensiez avoir affaire à un imbécile? Détrompez-vous, je suis l’inventeur du programme! J’ai droit à du respect, de la considération. Je suis quelqu’un d’important! Je pourrais vous faire renvoyer, tout “Docteur” que vous soyez. D’ailleurs, je n’ai pas besoin de médecin.

— Julia est donc partie ce jour-là.

— J’aurais voulu la retenir. Tout ce qui est arrivé est de ma faute.

— Parlez-moi de votre fille.

— Elle me rend visite évidemment. D’ailleurs, elle habite ici avec moi maintenant. Elle est partie faire les courses. Quelle heure est-il? Où est ma montre? Ah, dans la poche intérieure de mon bon vieux veston en tweed. Hé! Je sais où sont mes affaires! Ma montre… les aiguilles ne bougent pas. Je n’entends pas le tic-tac des aiguilles. Il faut que je la fasse réparer. Je vais demander à Julia quand elle rentrera des courses. Il y a un horloger-bijoutier dans le quartier. Une connaissance. Ses parents allaient aussi en vacances à Varna. Sacré Vassili! Il avait une fameuse descente. Chaque soir on faisait cuire des brochettes et des saucisses sur la plage. On dansait. Ah! Que la vie était belle!

— Et votre fille?

— Elle n’était pas encore née. Nous l’avons eue tardivement. Julia était stérile, du moins, elle pensait être stérile, mais le problème était de mon côté. Je me suis fait opérer… à Varna. Ils avaient de bons médecins en Bulgarie à l’époque. Ce n’est pas comme vous! Vous êtes un faux docteur. Vous faites quoi pour soigner les gens? 

— Je suis un médecin spécialisé.

— Je voudrais bien vous croire! Vous êtes une voix. Où est votre visage? Un vrai médecin fait des prises de sang, des analyses avec des machines. Vous utilisez quelles machines pour vos diagnostics?

— J’utilise des machines. Des machines… qui font parler les gens. Revenons à votre fille. Comment s’appelle-t-elle?

— Ah! Encore un de vos trucs sournois pour me tester. Mais cela ne marchera pas! Je connais très bien le prénom de ma fille… D’ailleurs, elle va rentrer. Elle va préparer le repas. Je vous la présenterai si vous voulez.

— Demain, si vous voulez.

— Demain? Je vais vous revoir?

— Comme tous les jours. Je suis là pour vous aider, tous les jours.

— Week-ends compris?

— Non, j’ai droit aussi à mes jours de repos hebdomadaire. Je ne suis pas une machine!

— Vous êtes qui alors?

— Je suis votre thérapeute. Je suis le Docteur Sourire.


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note: le docteur Sourire apparaît furtivement dans le roman de Philip K. Dick, Le Dieu venu du Centaure (The Three Stigmata of Palmer Eldritch, 1964), sous forme d’une valise parlante.


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