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Elle est pas belle, la vie?

Grâce à la gnole — ou à cause d’elle —, je passais des nuits formidables. Ce matin-là, il devait pas être loin de sonner douze coups à l’horloge et je dormais encore. Cuit de la veille, une flaque de bave inondait mon traversin. Il n’était pas né, celui qui après une murge pareille aurait pu me sortir des bras de Morphée. Pourtant, cela faisait une bonne heure que ça tambourinait contre ma lourde, avec le plat du poing, mais j’étais fait et comme je l’ai dit, il n’était pas né!

C’était dans le milieu de l’aprèm, groggy, les dents jaunes et la goule pleine de morve, que j’ai fini par ouvrir un œil. Il faisait bleu dans le ciel et en plus, dans mon frigo, j’avais encore de quoi me rincer le foie. “Elle est pas belle la vie?”, j’ai pensé en pressant le pas vers la salle d’eau, où m’attendait le miroir afin de me rappeler que je me trimbalais une sale gueule sur les épaules, et aussi les chiottes, toujours contentes de me voir alors que je passais mon temps à leur montrer mon cul.

Je me suis rincé le visage et bordé la chemise, qui ne me quittait plus depuis trois jours, dans le même pantalon que je trainais depuis la semaine dernière et, une fois ma petite beauté refaite, j’ai zigzagué entre les cadavres de canette dans le couloir qui menait au salon. Là encore, il fallait jouer de l’esquive, car des tas de capsules de bières jonchaient le sol ici et là, entre mon canapé et ma porte d’entrée. Je n’étais pas maniaque pour un sou, mais bon Dieu, pour ce qui était de la paperasse, j’avais une phobie de tous les diables. Je ne supportais pas de voir s’entasser des tonnes de papiers, ça me foutait les jetons, j’avais l’impression d’avoir tout un tas d’arbres morts pas loin de moi, alors que bon sang, je détestais ça la nature et si j’avais choisi cet appartement au beau milieu d’hectares d’asphalte et d’amiante, c’était justement pour n’avoir aucune chance de tomber sur de la verdure. Sauf que devant ma lourde, recouvrant mon paillasson, je suis tombé face à une centaine d’enveloppes provenant de cadavres de bouleaux degueulasses, de chênes pédonculés et d’horribles frênes. Le poil hérissé de dégoût, nez à nez avec un monticule de papiers, j’ai couru dans la cuisine pour attraper un sac poubelle et en finir avec ce qui n’était autre que mon pire cauchemar.

Doucement, du bout des doigts, j’ai attrapé les enveloppes une par une. J’ai lu d’où provenait chaque lettre, pour savoir quel était l’enculé qui m’envoyait des arbres morts dans mon havre de ciment et, suivant l’expéditeur, je gardais où je jetais. Descarsin, retard loyer. Poubelle. Amendes, majorées pour retard. Poubelle. Descarsin, encore, loyer impayé. Poubelle. EDF, facture à payer. Poubelle. Impôts sur le revenu, fraude fiscale. Poubelle. Banque, compte à découvert. Ouvert.

Je tenais mes comptes d’une rigueur élastique, et je vivais de baise et de bières fraîches. Mais, la banque, ça ne lui plaisait guère. Je n’avais plus un rond nulle part, pas même dans les fonds de tiroir, c’était ce qu’il m’écrivait le banquier sur cette saloperie de pin mort que je tenais entre l’index et le pouce. Heureusement, j’avais plus d’une nouvelle dans mon sac, et j’en ai sorti une qui me trainassait sous le coude, une putain d’histoire sur les conflits mondiaux, et c’était culotté à souhait. Je pouvais en tirer facilement trois loyers d’avance et une semaine de beuverie aux frais de la princesse. J’ai décidé donc d’envoyer par mail mon manuscrit à Vincent, le seul éditeur qui me trouvait grandiose et qui ne tarissait pas d’éloges à mon sujet. Dès que je lui faisais part d’une nouvelle croustillante, il me répondait dans l’heure et il me répétait à chaque phrase: «  Boris, c’est génial! Tu es génial! J’achète! J’envoie ton chèque!”


Ma nouvelle est partie surfer sur le web jusqu’à la boîte de Vincent. Et, en attendant mon pognon, j’ai lancé le sac poubelle rempli de papiers d’arbres à travers la fenêtre. Allez hop! Ce qui vient de la terre, retourne à la terre! Ensuite, j’ai ouvert une canette et en la sirotant tranquillement, je me suis dit qu’elle était vraiment belle la vie.

Je m’étais assoupi d’un sommeil profond quand, encore, ça s’est mis à cogner contre ma porte. Mais il n’était pas né! Ça non! Trois nouvelles lettres s’étaient glissées sous le pas de ma porte; de nouveau, sac poubelle en main, j’ai trié les troncs morts. Descarsin, loyer. Poubelle. Facture, régularisation consommation d’eau. Poubelle. Vincent, contribution nouvelle. Ouvert.

Délicatement, et afin de ne pas déchiqueter le chèque à l’intérieur, j’y suis allé au ciseau à papiers. J’ai dû prendre sur moi, bon Dieu, découper un arbre déjà mort comme cela c’était au-dessus de mes forces, mais dedans, il y avait le graal et peut-être bien deux semaines de baise devant moi, alors j’ai pas tergiverser longtemps. Une fois ouvert, stupeur. Pas un dollar dedans, juste un paragraphe de quelques lignes.

“NUL. NAZE. ZÉRO. À CHIER. POIL AU NEZ. IMPUBLIABLE. MAIS TU ES GÉNIAL, MEC! CONTINUES!”

C’était signé Vincent. J’en étais à la sixième canette de la journée. Dans le frigo, il en restait deux.


L’état d’urgence était décrété. L’épicerie du coin ne me ferait pas crédit, c’était sûr, j’avais déjà une note là-bas longue comme cette nouvelle. Alors, j’ai levé le coude pour chercher, dans mon tas d’histoire, une qui tenait la route et qui aurait pu faire mouche dans l’œil de Vincent. Mais elles étaient toutes médiocres et Vincent, lui, il me trouvait génial. Je ne pouvais pas lui envoyer de nouveau un fond de pot, je l’aimais bien Vincent, et lui aussi il m’aimait bien. Et c’était bien un des seuls. J’ai donc décidé de me remettre au turbin. Direction le frigo, j’ai pris l’avant-dernière et je me suis collé devant le clavier de mon ordinateur. Il fallait que je ponde quelque chose d’original mais qui toucherait le plus grand nombre. Un truc bateau mais qui volerait haut. Il me fallait un puit de pétrole, que Vincent aurait pu fourguer à tour de bras.

Et la montagne d’or, j’ai fini par la trouver. J’avais le cul posé dessus depuis le début. Pas sur la montagne, mais sur le journal vieux d’une quinzaine. Dedans, j’étais tombé sur un article qui parlait de l’arrêt d’une série B marseillaise à cause d’une audience en berne alors que bon Dieu, cette série était aussi vieille que les débuts de la télé couleur. Cette émission, tout le monde la connaissait au moins de nom. En plus, ça se passait dans le vieux port de Marseille. Alors, autant te dire que je le tenais, mon bateau, ainsi que mes deux semaines de cramouille, car ce navet qui plaisait aux français, j’allais y apporter la touche d’originalité dont il était cruellement orphelin.

Fissa, je me suis mis à l’écriture du prochain scénar”, un scénario grandiose qui redorerait le blason grisonnant de cette émission, et ma bière, elle a fait Pshhhit quand je l’ai décapsulée. Sans dec”, elle est pas belle la vie?


Roland se tenait derrière son bar, le Marty, et son temps, il le passait à lustrer son comptoir, ce comptoir qui avait appartenu avant lui à son père et à son grand-père, et ce comptoir, c’était toute sa vie, alors comprenez que quand Roland faisait reluire son bar, c’était pas seulement pour qu’il brille aux yeux des clients, c’était pour faire briller aussi son nom, Marty, comme le bar, comme son père, comme son grand-père et tout ce cirque, c’était rien qu’une histoire de famille. De penser à tout ceci, Roland, ça le vidangeait, et l’huile de son coude, on aurait cru que c’était une source intarissable.

Schouique Schouique Schouique

Il lustrait, il lustrait, il lustrait. Et pendant que Roland faisait briller sa famille, il y avait Mirza, sa femme et Lula, la fille de sa femme, assise devant la tireuse. Elles sirotaient chacune un café au lait et Mirza, comme à son habitude, faisait chier son monde.

— Regarde-moi cette tenue! disait-t-elle à sa fille. Un poil plus court, et c’est le trottoir! Tu n’as qu’à enfiler ta petite culotte par-dessus ta jupe si t’y tiens tant que ça à ce que tout le monde sache de quel couleur il est. Non, mais Roland, dis quelque chose bon sang! Regarde! Regarde je te dis! Plus court, tu meurs!

Schouique Schouique Schouique

Sans s’arrêter de frotter, Roland, il y avait jeté un œil aux cuisses de Lula. À vrai dire, cela faisait bien dix minutes qu’il lui matait l’entrejambe comme un vieux roublard, et il l’avait déjà vu la couleur de sa culotte, couleur chaire qu’elle était, la petite garce n’avait pas de culotte! Et elle était pas dupe, elle avait bien vu que le vioque lui matait le con entre deux coups de torchon. Alors, pas farouche, elle n’arrêtait pas de croiser, puis décroiser ses jambes. Puis elle faisait, et elle défaisait encore. Tout ça devant Mirza qui, de toute façon, ne voyait jamais plus loin que le bout de son nez.

Schouique Schouique Schouique

— Mais dit quelque chose, Bon Dieu! Roland! Ça ne te choque pas toi? qu’elle continuait de geindre.

Schouique Schouique Schouique

Rolland, il lustrait, il lustrait, il lustrait. Et à bout de nerf, caché derrière son comptoir qui n’avait jamais autant brillé en trois générations, il avait sorti son manche et il avait commencé à se taper une queue.

Chtaque Chtaque Chtaque

— M’enfin! Tu ne dis rien! Comme d’habitude! Sainte Vierge, Roland, c’est quand même un monde!! Regarde sa jupe!! Qu’est-ce qu’on dirait si demain je sortais dans la rue habillée comme ça! Tu crois pas qu’on me demanderait combien c’est la nuit ? Pas vrai, Rolland! Dis! Pas vrai?

Chtaque Chtaque Chtaque

Le chiffon rendu sur l’épaule, Rolland avait arrêté sa besogne. Il en avait une autre bien plus urgente sous le coude. Et pendant que sa greluche de femme ne faisait que brasser de l’air, sa belle-fille, elle, bon Dieu, qu’est-ce qu’elle mettait du cœur à l’ouvrage! Elle s’était tournée dos à lui, et elle avait remonté sa jupe de derrière presque jusqu’à ses hanches. On y voyait son cul en entier, et Lula, elle avait un cul comme il avait plu vu depuis l’an 40, le Roland. Il s’était mis à se branler de plus en plus vite, de plus en plus fort, toute l’huile de son coude requise pour la mécanique du va-et-vient. Il était à deux doigts de se finir.

Chtaque Chtaque Chtaque

Puis plus rien. Il n’y avait plus que Mirza qui scandait son outrance à tue-tête. Et, Roland, avec du foutre plein les godasses, il avait repris son chiffon posé sur l’épaule, et il avait fini par répondre à sa femme.

— Tu veux pas la laisser tranquille, cette pauvre petite! Là! Et voilà! T’es contente? qu’il râlait en lui montrant une tache blanchâtre sur son comptoir qui était pourtant censé briller de mille feux. À cause de tes esclandres, j’ai failli la louper, celle-là!!

Alors, il avait repris sa besogne.

Schouique Schouique Schouique

Il lustrait, il lustrait, il lustrait. Et Roland, il n’avait pas lustré pareil depuis l’après-guerre.

Point final.


Je tenais là l’épisode qui donnerait son second souffle à l’émission, loin après le premier qui datait de l’époque des tubes cathodiques. J’avais transformé le vieux port en quelque chose de nouveau. Un truc qui parlerait à tout le monde. Un putain de bateau! D’une barque, j’avais fait un yatch. Et, avec une histoire pareille, j’étais sûr de faire mouche auprès de Vincent. Il m’aimait bien, et je comptais bien lui rendre la pareille. Avec ce scénar”, je nous assurais un avenir radieux, peut-être huit à neuf semaines d’affilée loin de la rue de la cloche et peut-être bien aussi des nuits entières à tringler comme des malades.

Je lui ai envoyé le mail, avec le scénario bien ficelé en pièce jointe. Et, sur mon pallier, pas un seul arbre mort. Et, dans mon frigo, une dernière m’attendait là, toute fraîche, prête à me siffler Pshhhit à l’oreille. Dehors, le luisard faisait déborder le mercure.

Franchement, elle n’était pas belle la vie?

Elle est pas belle, la vie?

?
France
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