Empédocle
Au fond de la baie de Frobisher, dans la partie sud-est de la Terre de Baffin, s’élevait au milieu du vingt-et-unième siècle de l’ère thermo-industrielle, une ville de dix mille habitants. Elle était alors peuplée d’un curieux mélange de micro-nations et de réfugiés, en majorité d’Inuits, d’Ojibwas, d’Assiniboines, d’Atikamekw, de Manitobains, de Franco-Ontariens et de Québécois autonomes, plus quelques Albertains, Anglais, Écossais, Ukrainiens et Grecs.
Quelques décennies suffirent à transformer cette bourgade en une mégalopole de soixante millions d’habitants, la plus grande cité de l’Alliance Arctique : Athènes-sur-Nunavut, ou plus simplement « Athènes sur l’Arctique », qui conserva l’ancien nom d’Iqaluit par respect pour les peuples autochtones. Cette ville, qui élève des tours de mille mètres de hauteur au-dessus du niveau de la mer, est aujourd’hui, près de quatre siècles après le Traité d’Unification de l’Humanité, menacée par le conflit des Méridiens qui oppose d’un côté l’Alliance Arctique à la Ligue eurasiatique dominée par Sparte sur Kirkenès.
La société globale a survécu aux désastres sans fin de l’Âge de l’Effondrement – avec le recul c’est un fait proprement extraordinaire –, elle s’est reconstituée en modèle réduit, mais toujours aussi vive et diverse ; et il faudrait donc qu’elle disparaisse maintenant, pour de bon, dans une guerre fratricide entre les deux cités les plus avancées de l’Arctique, dans une lutte à mort de peuples partageant le même œkoumène ? Je ne sais ce qu’il faudrait le plus redouter : la rupture des approvisionnements énergétiques, le siège des tours, les rébellions d’assujettis ou l’ultime emballement du climat qui pourrait nous mener droit à la terre vénusienne, si les oligarques de Sparte – ou même, nul ne m’entendra proférer à haute voix cette hypothèse redoutable, le philosophe-roi d’Athènes lui-même, dans un accès de méditation furieuse – décidaient d’employer l’arme ultime, les bombes thermiques ?
En cet été boréal, chaud et sec de l’année 375 après le Traité d’Unification, moi, Pausanias le Jeune, disciple et confident du philosophe-roi, j’ai choisi de consigner quelques notes qui seront mises au secret. Si un lecteur devait en prendre connaissance un jour, cela pourrait signifier que j’ai échoué et que le monde des cités et celui que j’ai exploré en archéologue auraient disparu pour de bon. Puisse donc ce jour n’arriver jamais et toi lecteur, je te souhaite de ne jamais exister !
L’auteur de cette note, par respect pour ses ancêtres sur au moins trois générations, doit décliner son identité nominale complète de la manière suivante : je suis donc Pausanias, fils d’Aristarque, fils de Newashish, fils de Trudel, de la nation Franco-Ontarienne de la Baie James, dit « le Jeune », surnommé le « Pseudo-Pausanias ». C’est un peu long. Les citoyens s’identifient aujourd’hui à leur cité et au système politique qui a leur préférence : démocratie, oligarchie, tyrannie ou despotisme, parti unique ou anarchie. Par conséquent, nombreux sont les citoyens migrants qui passent d’une cité à l’autre, non pas pour y recevoir des avantages matériels supplémentaires, comme dans l’ancien monde, mais par conviction politique profonde. Je suis donc le Pausanias d’Athènes Iqaluit sur Nunavut, et cela suffit à ne pas me confondre avec le Pausanias de Milet Ulukhaktok des Territoires du Nord-Ouest par exemple, lequel Pausanias, faut-il le préciser, n’est qu’un sot imbu de lui-même se prétendant biologiste, alors qu’il n’est qu’un imposteur, comme la plupart des membres de sa secte.
La courbe démographique est remontée. Deux milliards d’individus vivent aujourd’hui dans un arc de terres relativement étroit autour de la bande arctique, et cet état de fait génère des problèmes de logistique titanesques. Le gouvernement fait appel aux produits sociotechniques les plus sophistiqués, ce que les assujettis identifient naïvement comme « magie » ou « art », mais même l’auteur de cette note, pourtant éduqué à l’Académie néoplatonicienne d’Athènes, n’emploie le terme de « technologie » qu’avec prudence – les produits merveilleux de la technique sont utilisés pour créer des cités verticales entièrement automatisées et robotisées de mille à deux mille mètres de hauteur dans lesquelles les humains peuvent encore vivre décemment moyennant une organisation très contrôlée de leur mode de vie et de leur environnement soumis à une production permagricole à haut rendement et à une production d’énergie renouvelable intensive. Une cité moyenne d’une dizaine de tours de mille mètre de haut fait vivre environ dix millions d’individus.
Les plus grosses cités sont devenues des états qui à leur tour se fédérèrent en nouvelles nations.
Les gouvernements des cités sont tenus le plus souvent par des oligarchies marchandes, des sectes religieuses ou des groupes exotiques ; plus rarement, quelques démocraties authentiques surnagent et prospèrent. C’est l’histoire de l’une d’entre elles qui me tient le plus à cœur, car je suis un de ses fils : Athènes, qui a réussi en un demi-siècle à fédérer d’autres cités autour de son modèle politique de gouvernement démocratique radical, dans une confédération, un « empire » essentiellement maritime, cybernétique et spatial. D’autres cités plus conservatrices se sont organisées autour de Sparte sur Kirkenès, au nord de l’ancienne Norvège, dans une Ligue continentale.
Le gouvernement mondial se réduit aujourd’hui à un ensemble d’organismes techniques de standardisation qui gèrent les infrastructures et détiennent les brevets des inventions les plus importantes. Il a son siège dans la capitale de la Terre, sur l’île de Novaya Zemlya en Sibérie, déclarée district fédéral universel. La plus importante des nouvelles règles est celle qui définit les territoires, les frontières d’exploitation énergétique et agricole des cités-états hyperboréennes, découpées en bandes de méridiens sur toute la circonférence du globe en partant du pôle Nord jusqu’au pôle Sud et retour, sauf quelques zones détourées qui ont échappés à la furie réglementaire et géométrique du gouvernement : la Nouvelle-Zélande, l’Islande, l’Écosse et le nord du Japon.
Ma cité est divisée entre une faction démocratique majoritaire, soutenue par Empédocle, premier des citoyens et philosophe-roi, et la faction oligarchique des Sept Sœurs, sept conseils d’administration des plus grandes firmes qui pilotent l’économie globale et qui dépendent directement de Novaya Zemlya. Jusqu’à présent Empédocle a réussi à maîtriser l’appétit des compagnies, mais il a senti le vent tourner et craint pour l’annexion pure et simple de l’Alliance Arctique par la Ligue continentale dans le but de réunifier de force toutes les dissidences politiques de l’œkoumène sur le modèle du despotisme le plus absolu.
« Le temps presse », disent les représentants des Sept Sœurs au Prytanée, « le scénario de la terre vénusienne va se produire, quoi que nous fassions, il nous faut réunir l’Alliance à la Ligue et entamer la troisième grande migration de l’humanité. » Empédocle résiste à leurs arguments ; nos savants, dit-il, lui garantissent que le climat est désormais stabilisé, catastrophique certes par rapport à l’âge d’or d’avant l’Effondrement, mais maintenu dans des limites stables. « De plus, ajoute-t-il, le futur de notre espèce est toujours sur Terre, je fais confiance aux puissances telluriques et à l’accord entre l’Amour et la Haine. L’avenir n’est pas inscrit dans les étoiles. » Cette proposition est paradoxale, car Athènes maîtrise, et de loin devant Sparte, la technologie spatiale, mais nos ambitions ne vont pas plus loin que la banlieue proche de la Terre, alors que la Ligue a des rêves déments de cités hyperboréennes délivrées du sol et fonçant vers des systèmes stellaires lointains pendant des millénaires, des arches de l’espace peuplées de dizaines de millions de citoyens transformés en poussière d’or dans l’attente hypothétique de leur transmutation à l’approche d’une planète hospitalière.
Mon ami et maître, Empédocle, législateur, premier d’entre les égaux et scientifique de premier plan, « philosophe-roi » pour les assujettis, mais simple citoyen pour d’autres citoyens, m’a convié hier un peu avant minuit à la Maison du Peuple, tout en haut de la plus grande des tours immenses de la cité hyperboréenne, à près de deux mille mètres d’altitude. Le soleil était encore ardent à l’horizon, le ciel orange dégagé, la vue parfaite jusqu’aux tours de Corinthe Kimmirut à plus de cent kilomètres dans le sud-ouest, de l’autre côté de l’ancien parc territorial du Katannalik transformé en terre à blé. Il m’a parlé en ces termes :
— Il existe quelque part dans les Terres Brûlées, une relique, ou un artefact d’ancienne technologie, qui nous donnera un avantage décisif dans la lutte qui se prépare avec Sparte et la Ligue continentale. Cette relique contient le secret peri physeos, le secret ultime de la Nature.
— Comment est-ce possible Maître ? Ne connaissons-nous pas déjà les secrets de l’atome, de la lumière cohérente ou de la propulsion ionique ? Existerait-il un secret plus profond que celui de la structure intime de la matière ?
— Oui. Te rappelles-tu nos conversations entre le Prytanée et l’Académie ?
— J’en garde de très doux souvenirs. Nous empruntions la passerelle boisée de la tour de l’Acropole, entre Zografos et Exarchia. Nous traversions la commune des démocrates les plus radicaux, oui, je me souviens ! Et nous nous arrêtions souvent chez Kostas le Mégarien déguster un délicieux plateau de poulpes et de calamars accompagné d’un vin blanc sec de Samos… On dit que ces animaux étaient doués d’intelligence abstraite, hypothético-déductive, avant qu’ils ne disparaissent…
— Nous n’en saurons rien ; comme tu sais les semences et les génomes qui ont pu être sauvés du « coffre-fort du monde », au Svalbard, étaient néanmoins tous fort corrompus. Ce que nous consommons comme poulpe dont les tissus sont reconstitués en cuve n’a plus aucun rapport avec l’animal intelligent de jadis ; d’ailleurs, le grand Aristote ne l’avait-il pas déjà démontré dans son « Histoire des Animaux » ?
— Vous parlez du Stagyrite ?
— Lui-même. Paix à l’Esprit absolu !
— Paix à l’Esprit absolu ! Hélas. C’est ce que nous avons perdu de plus précieux. L’écocide massif du vingtième et du vingt-et-unième siècles… irréparable à jamais… Je relisais encore récemment l’Index du Grand Catalogue des Espèces Disparues du Danois Kierkegaard d’Halicarnasse, à la recherche d’une consolation philosophique ; mes larmes coulaient à chaque page.
— Je me suis longuement penché sur l’énigme du vivant dans mes méditations sur le couple nécessaire de l’Amour et de la Haine. Le secret peri physeos n’est pas celui de la matière inerte, c’est trivial même, les atomes ont quelque chose de vulgaire qui heurte mon sens esthétique, car le savoir doit être Beau n’est-ce pas, sinon il n’est que mimésis, copie morte d’une idéalité… Non, le secret de la Nature est celui du vivant ! Et de sa reproduction…
— Que voulez-vous dire, maître ? Je me sens défaillir.
— Prends un verre de ce vin blanc de Samos que tu aimes tant, et quelques fruits de l’oliveraie-jardin qui m’a été attribuée dans les territoires de l’Ontario.
Prévenant, le grand Empédocle m’a fait déguster le fruit naturel de cet arbre mythique. Était-ce le même arbre, le même fruit, le même goût, la même robe, que celui que nos ancêtres cultivaient autour d’une mer quasi-morte depuis longtemps ? Peu importait, le nom des choses disparues était tout ce qui nous restait et c’était bien ainsi. Au moins, le langage avait survécu, une étrange langue commune façonnée au cours des tragédies de l’Effondrement et qui nous avait été léguée en héritage dans le monde d’Après le Traité. La koinè était devenue l’excellent trésor chéri par tous les citoyens, quelles que soient leurs différences politiques.
Empédocle a poursuivi le cours de ses pensées, regardant le soleil qui pâlissait à vue d’œil toucher la ligne d’horizon. La voûte céleste avait pris une teinte pourpre foncée, c’était le moment de plus basse luminosité du jour polaire. Empédocle ressemblait à un spectre. Son image blanche se réfléchissait sur la vitre du bureau. Elle me regardait dans les yeux.
— Nous avons perdu le savoir du vivant, la compréhension du mécanisme intime de sa reproduction aux échelles moléculaires, le mystère des Brins de la Vie ! Tout ce que j’essaye de penser, l’entrelacement de l’Amour et de la Haine qui est à l’origine des choses, est inscrit dans une machine de petite taille, dans un long ruban qui contient un code dont nous avons perdu à la fois l’accès et la clé. Mes recherches m’ont fait découvrir l’existence de cette machine. Acceptes-tu de la retrouver pour moi ?
Je suis resté muet. Il prit mon silence pour de l’acquiescement, mais je ne suis pas certain qu’il fallait l’interpréter de cette façon. Il a poursuivi :
— Il y a bien eu quelques expéditions dans les Terres Brûlées qui ont ramené des preuves intéressantes.
Il a marqué une pause :
— Savais-tu que des humains s’étaient adaptés là-bas et survivaient dans des conditions extrêmes pour nous ? Nous en avons capturé de nombreux spécimens, mais nos physiologistes n’ont rien tiré de leurs dissections.
J’ai frissonné.
— Des dissections ?
— Oui, quelques-unes in vivo, la plupart sur des cadavres encore frais. Cela n’a rien donné. C’est un procédé un peu primitif, je l’admets, mais que ne ferait-on pas pour percer les secrets de la Nature ?
Je voulais me boucher les oreilles. J’étais pétrifié par l’apparition de plus en plus spectrale d’Empédocle qui embrassait le monde arctique, du sommet d’une tour de deux mille mètres. Il a poursuivi :
— Je me suis donc rendu compte de l’état très primitif de notre médecine et de la connaissance que nous avons de la Vie. Or, il devait y avoir une échelle beaucoup plus petite sur laquelle travailler, comme avec les atomes dans les sciences physiques. Mais nous sommes incapables d’accéder à ce niveau-là avec le vivant, c’est comme s’il existait une barrière qui nous empêchait de voir les processus qui s’y déroulent à une échelle plus petite que les organes et leurs tissus. Je veux percer le secret du Vivant, mon cher Pausanias !
Il s’est retourné enfin vers moi. Le verre de vin blanc de Samos était resté figé devant ma bouche. Je l’ai avalé d’un trait. Il m’en a immédiatement resservi une portion généreuse.
— Bien ! Tu vas te rendre en Grèce ancienne et explorer le pays comme le ferait un anthropologue. Ce que tu chercheras est une relique…
Je l’ai interrompu :
— Mais c’est sur le vingtième Méridien Est ! Ce méridien est géré par le Svalbard et sous tutelle de la Ligue russo-asiatique…
— Justement, il n’y a aucun problème, tu fais déjà partie d’une délégation de haut niveau qui va rejoindre Sparte sur Kirkenès et tu auras comme couverture ta mission d’explorateur. Tu prendras le vol stratosphérique pour rejoindre le sud de l’ancien continent européen. La mer intérieure n’a pas encore entièrement disparu de ce côté-là. Tout ce qui t’est demandé est de publier un billet de ton voyage de temps à autre, en n’oubliant pas de glorifier tes sponsors, ces bienfaiteurs de l’humanité. Les Spartiates sont de grands naïfs ! Et en silence, tu mèneras une mission précise, que voici : tu te rendras dans un ancien d’hôpital d’Athènes où il y a encore en état de fonctionnement ! – sa voix est devenue hystérique – tout le matériel d’ancienne technologie requis pour séquencer, centrifuger et lire le code des Brins de la Vie ! Tu ramèneras ce matériel par les coffres diplomatiques de la mission.
— Je ne comprends pas comment ces… reliques vous donneront, cher Maître, un avantage décisif dans la lutte avec Sparte ?
— C’est que ton point fort n’est pas la politique. L’artefact des Brins de la Vie nous servira de garantie dans la négociation avec la Ligue.
— Comment cela ? Vous m’étonnez.
— Les Sept Sœurs garantiront l’immunité de notre thalassocratie contre les visées paranoïaques des continentaux. Comprends-tu que pour réaliser son ambition d’essaimer l’humanité dans les étoiles, les Sept Sœurs auront besoin de cette technologie ? C’est nous qui en contrôlerons l’utilisation.
J’étais choqué par un aveu aussi brutal des dessous de la politique.
— Mais votre discours qui prône le maintien des humains à la Terre ? Que devient votre parole Empédocle ?
Je me suis enhardi. Je me suis levé et suis demeuré raide comme la justice, face à lui. Dehors, les cieux de l’interminable jour polaire viraient au mauve, au violet avec des éclairs bleus, verts. Spectacle magnifique, tant de fois contemplé ! Demain, si vite déjà, je m’embarquerais pour Sparte, demain je ruminerais de troubles pressentiments. Qu’irais-je vraiment faire dans ces terres légendaires de la Grèce ? Quelle serait ma conduite, resterais-je fidèle à mon maître et ami ou à mes valeurs ?