Exquis
À quarante ans, Édouard tirait une certaine fierté, non pas de son physique pourtant assez avantageux, mais de son éducation. Quand on est un homme raffiné, on s’exprime avec des mots choisis et on soigne son apparence vestimentaire sans tomber dans l’excès. C’est une affaire de goût. Le goût? Mais c’est subjectif, lui objecta un ami. Commentaire qu’il prit comme une attaque, lui qui avait toujours été persuadé d’avoir raison puisque son père l’avait conforté dans cette certitude. Père avec lequel il avait une ressemblance physique: teint mat et boucles noires abondantes.
Mais on a beau être plus ou moins séduisant, il faut parfois se contenter de flâneries sur des sites qui promettent sinon le bonheur, au moins quelques aventures sexuelles. La quatrième rencontre fut décisive pour le célibataire. Après deux semaines d’échanges par messages, brefs mais intenses, et une conversation téléphonique un peu embrouillée avec une interlocutrice dont le français n’était probablement pas la langue maternelle, le premier rendez-vous eut lieu, dans un café du centre-ville. Ce fut un choc pour Édouard. Espagnole jusqu’au bout des ongles, la femme qui se tenait devant lui était le soleil et le feu. Son accent était délectable, ses yeux lançaient des étincelles, les cliquetis de ses bracelets évoquaient une cascade, sa longue robe aux couleurs chatoyantes soulignait les vagues de son corps. Car il eut la sensation de véritables vagues dès qu’il l’approcha.
Elle se présenta: Consuela Alcalá de Alameda Villanueva del Rocío y de la Santísima Trinidad. Comme il s’étonnait d’un tel patronyme, elle avoua en baissant les paupières, qu’elle appartenait à l’une des plus anciennes familles d’Espagne. Elle ajouta qu’il pouvait l’appeler “Consuela”, en toute simplicité. Son extrême modestie émut Édouard. Il lui prit la main, s’inclina comme pour l’effleurer de ses lèvres.
Le soir même, il se mettait à l’espagnol. Mais il n’avait aucun don pour les langues. Malgré les méthodes en ligne — Duo linguo, Babbel ou Todo claro (pratiquer l’espagnol gratuitement, telle est la devise du site) —, il n’ingurgitait rien, comme si son cerveau se vidait au fur et à mesure du remplissage forcé. Au mieux parvenait-il à écrire deux ou trois mots, mais il les prononçait à sa manière, incompréhensible pour n’importe quel natif du pays de Don Quichotte.
Lorsque, devant elle, il osa enfin un timoré “Eres una mujer muy bella” (vous êtes une très belle femme), elle écarquilla les yeux avant de s’égarer dans un rire rauque interminable où retentissaient toutes les couleurs de l’Espagne. Elle dénoua ses longs cheveux noirs qui dévalèrent en rubans sur son épaule gauche dénudée. Ses lèvres rouge ardent brillaient d’un éclat magique. Elle aimait bavarder, mais cherchait parfois ses mots en français ou employait des tournures inappropriées.
Il savait qu’elle ne travaillait pas (en effet, pourquoi se tuer à la tâche quand on dispose d’une telle fortune?). Quant à lui, il s’était présenté comme étant écrivain. Consuela avait eu une expression admirative et ajouté, avec sa prononciation charmante, qu’elle adorrrait la littérature. En vérité, il n’avait publié qu’un court récit autobiographique, imprimé à son propre compte, dont quelques vipères avaient souligné le style catastrophique. Malgré des déboires familiaux dont nous parlerons après, il avait des réserves bancaires assez généreuses pour se permettre une existence confortable.
D’autres rendez-vous suivirent, toujours en des lieux qu’elle-même décidait. Il ne voulait pas brusquer le cours des événements et que leur histoire se termine par une simple partie de jambes en l’air. D’ailleurs, n’avait-il pas affirmé, par des mots choisis, qu’il était un être exquis? Ce côté vieille France plutôt ringard était pour lui une façon de se démarquer de ceux qu’il appelait les barakis, populace de foires aux boudins que son père méprisait. Mais il suivait Consuela, subjugué par son assurance et sa spontanéité envers les petites gens, elle qui avait été élevée au plus haut rang. Quelle modestie pour une descendante des Alcalá de Alameda Villanueva del Rocío! Par respect et un brin de superstition, il se refusait à enquêter sur la famille de la jeune femme: sans aucun doute, une lignée avec des propriétés prestigieuses et une fortune colossale, mais dont les membres ne faisaient jamais la une de Gala par humilité.
— Et toi? lui demanda-t-elle un jour. D’où viennent tes parents?
Il détourna le regard.
Puis, comme elle insistait.
— Je ne peux pas t’en parler maintenant, dit-il, c’est trop tôt.
Elle acquiesça, mais elle semblait intriguée par son mutisme. Ils continuèrent à bavarder, finirent la soirée dans un bar. Il osa l’embrasser avec fougue au moment de se dire au revoir. Elle riait, elle était radieuse, elle effleura d’un doigt léger la bouche d’Édouard où traînait un peu de rouge à lèvres.
Les jours suivants, Édouard trouva mille prétextes pour ne pas aborder des sujets délicats tels que la littérature ou la famille. En réalité, les biens de ses grands-parents paternels s’étaient évaporés dès leur retour au pays, après des années passées dans les colonies. De plus, pas la moindre trace de sang bleu, mais une bourgeoisie tatillonne qui amasse les sous et les fait fructifier, jusqu’au jour où la situation politique bascule en sa défaveur. Et pourtant, se disait-il, si par une chance inimaginable, il y avait parmi mes lointains ascendants un mâle qui aurait porté un titre de noblesse? Tout était possible, rien n’était perdu pour sauver la face devant la belle Espagnole. Envers et contre tout, il s’évertuait encore à apprendre la langue de sa chérie.
Il se mit à fouiller. Des sites proposaient leurs services généalogiques payants, l’essentiel était de ne pas se laisser berner par n’importe quel farfelu malhonnête. Mais il existait aussi des espaces gratuits — Heredis on line, Geneanet, Family search — avec des algorithmes de recherche automatisée. Il suffisait de s’y inscrire et de fournir des informations précises sur soi et ses parents pour accéder à de précieuses données. My Heritage offrait la possibilité de voir grandir son “arbre” et Gregory s’imaginait, minuscule, aux pieds d’un séquoia géant, protecteur. Son histoire personnelle entrerait dans la Grande Histoire.
Cette occupation prit une telle ampleur qu’il reporta au moins trois rendez-vous galants. Ça frisait l’obsession. Il devait sans tarder se dénicher un ancêtre au sang pur, de préférence français, pour être à la hauteur de sa future conquête au nom de famille improbable. La France, patrie des Lumières, dont la langue fut au service de la diplomatie, de la culture et de l’esprit. La France éternelle et souveraine parmi toutes les nations! S’il s’efforçait de ne pas tenir ce genre de propos devant l’Espagnole, il se lâcha quand même au moment des Jeux olympiques de Paris et eut l’indélicatesse de comparer les athlètes des deux pays. “Tu es devenu encore plus chauvin que le plus chauvin des Français, alors que tu n’en es même pas un.”, lui fit un jour remarquer un ami, belge comme lui. Mais Édouard était lancé. Sa quête généalogique était désormais sa raison de vivre. Pourtant, comme cette recherche non aboutie commençait à lui peser au fil du temps, il prit plaisir à s’inventer un passé, se forger de toutes pièces un ascendant de haute lignée qui aurait vécu au début du 19e siècle: le comte Alphonse de Fauvielle de Gramont. L’homme serait décédé très jeune en ne laissant qu’un seul fils, un lointain ancêtre d’Édouard. Aucune trace de sa dynastie, à part la branche à laquelle appartenait celui-ci. Il y avait dans tout ça un parfum de mystère, c’était grisant.
Consuela fut subjuguée. Elle, d’ordinaire si bavarde, était suspendue aux lèvres de son amoureux. Elle posa quelques questions très sensées qui prouvaient sa fine intelligence. Et plus elle s’intéressait au passé de son interlocuteur, plus il était en verve. Il créait un monde féérique, son monde, avec des péripéties, des châteaux, des guerres lointaines, des morts héroïques, des personnages au caractère tranché et… des têtes tranchées! Rentré chez lui, il rassemblait ses idées et s’empressait de rédiger un compte-rendu détaillé de tous ses mensonges. Il se mettait à la tâche comme un écolier appliqué qui fait ses devoirs. Ne rien omettre, ne rien oublier: ni les prénoms, ni les noms, ni les lieux, ni les dates, tout ce fatras d’affabulations qui auraient pu nourrir un roman d’aventures ou un feuilleton télé. Mais… peut-être que de son côté, Consuela agissait-elle de la même manière? Elle ne manquerait pas de le confondre s’il s’emmêlait les pinceaux. Elle était si maligne qu’elle devait noter les moindres détails de leurs conversations. Qui sait si elle ne les enregistrait pas? Prudence… et patience!
Parfois, avec elle, les soirées étaient si longues et arrosées qu’Édouard marchait sur des œufs. Le moindre faux pas lui coûterait cher. Devant la noble Espagnole, il ne supporterait pas que sa fierté de mâle soit mise en péril à cause d’une stupide distraction.
Lorsque son père mourut, il dut s’occuper de la succession puisque sa mère était déjà décédée et qu’il n’avait ni frère ni sœur. Le notaire fut efficace. Mais restait à vider la propriété paternelle. Les meubles furent vendus ou donnés, les vêtements jetés, les livres distribués à des amis férus de brocantes. Un peu perdu, Édouard errait dans la maison abandonnée où seuls les échos de ses pas le ramenaient à la réalité. Orphelin, il était orphelin! Sans présent, sans passé. S’il avait pu retracer ses origines pour au moins avoir l’impression d’exister en appartenant à une grande lignée… ou à une grande nation? Il se souvint d’un enseignant (un certain Léo, mais quel était son nom de famille?) qui revendiquait sa fidélité envers son pays et se vantait de posséder d’anciens numéros du Devoir patriotique devant ses élèves indifférents. Il allait devenir comme lui, un vieux ronchon replié sur soi. Mais après tout, ce type-là n’était peut-être pas du tout égocentrique…
Consuela se montrait discrète respectant son deuil. Lui aussi restait silencieux, trop occupé à régler des problèmes terre-à-terre, sans pour autant oublier la belle Espagnole. Jamais il n’oserait lui avouer qu’il l’avait menée en bateau, avec son ascendance aussi glorieuse que fictive. Bon Dieu, comment réparer les dégâts?
C’est au moment où il finissait de trier les papiers de son père qu’il tomba sur un petit mot, très court, griffonné à la hâte sur une feuille quadrillée. “Pour Édouard. Dernière information du Centre généalogique: un certain Mulubwa Ngoma, pêcheur.” Suivaient quelques phrases concises. L’homme, d’un village situé sur les rives du lac Kafue (dans l’actuelle Zambie), aurait vécu dans les années 1860-80. Le message paternel concluait par: “Nul espoir d’une quelconque souche aristocratique de notre famille. Abandonne définitivement mes recherches.”
Ce fut un coup de tonnerre pour Édouard. Ainsi, son père avait agi de la même manière que lui. Tout lui revint: les discours enflammés d’autrefois à la table familiale, les allusions appuyées à la grandeur d’une Nation, à la supériorité de certains peuples, à l’importance des origines. N’est pas de sang pur qui veut. On naît noble et on le demeure. Quelle déception cet homme avait dû éprouver en apprenant qu’il avait un aïeul de couleur, sans doute pauvre et inculte! Quelle gifle!
Édouard mit du temps à digérer tout ça. Puis il finit par accepter la réalité. Et peu à peu, sa révolte intérieure s’apaisa. Il se sentait soulagé, libéré d’un fardeau énorme. Il redevenait lui-même, un simple être humain, sans ces stupides attentes qui l’avaient rendu obsédé, insensible à la beauté du quotidien. Il avait commencé à écrire pour lui seul. Ses idées venaient naturellement, ses doigts couraient sur le clavier jusqu’aux heures tardives de la nuit, et il s’étonnait d’être aussi inspiré sans faire d’efforts. Le début de son récit ressemblait à celui d’un roman, avec un personnage honnête et sincère, un maçon, dans un milieu ouvrier du fin fond du Borinage. Le style était direct, sans les tournures ampoulées — exquises! — dont il avait abusé dans son premier ouvrage.
Quand il eut retrouvé la sérénité, il se décida à revenir vers Consuela. Leur rencontre fut étrange. Tous deux paraissaient intimidés. Il n’attendit pas qu’elle ouvre la bouche pour tout lui avouer: ses mensonges, ses inventions quant à un ancêtre, le comte Alphonse de Fauvielle de Gramont, et la découverte du véritable, Mulubwa Ngoma, plus exotique mais moins illustre.
Elle se taisait, mais l’observait avec une attention soutenue. Elle n’était pas maquillée. Elle ne portait plus la robe extravagante qu’il lui avait connue, mais un jean et un t-shirt, sans aucun bijou. Son visage nu était encore plus attirant.
C’était l’été. L’endroit était calme: un parc avec quelques promeneurs et des enfants qui jouaient, les chants des oiseaux, un grand arbre à l’ombre apaisante. Un arbre… quel symbole! songea Édouard.
Enfin, elle parla:
— La gloire de nos aïeux, du patrimoine, d’une nation! Mais nous ne sommes plus à l’époque des rois! Je t’ai laissé t’enfoncer dans tes mensonges. Au début par simple… cruauté, oui. Ensuite parce je trouvais touchantes tes tentatives désespérées de te fabriquer une vie.
Édouard blêmit. Les paumes déjà moites, il essaya de contrôler sa respiration.
— Oh, je ne t’ai jamais cru avec tes grands discours, Édouard! s’écria-t-elle. Et comment as-tu pu gober un instant que je provenais d’une famille noble?
Il la regarda avec stupéfaction, troublé aussi par la soudaine fluidité des propos et la prononciation parfaite. Il voulut parler. Mais elle était en verve:
— Quand j’étais gosse, mes parents m’avaient inscrite à un cours de théâtre. Avec mes copines, on s’inventait des noms exotiques. Alors j’ai repris celui que j’utilisais. Consuela, ça sonne bien. Consuela Alcalá de Alameda Villanueva del Rocío y de la Santísima Trinidad. Je m’appelle Cathy Durant, Édouard, et je ne suis même pas espagnole. J’ai vécu un peu à Madrid, je peux imiter l’accent à la perfection. N’importe quel accent. El teatrrro, me encanta! Le théâtrrre, j’adorrre! s’écria-t-elle en roulant les “r” comme une diva.
Elle lança quelques phrases sans queue ni tête et, à chacune, elle prenait une intonation différente. À un moment, Édouard put croire qu’elle était une echte Vlaamse (une vraie Flamande), une Pékinoise ou une vieille Américaine fan de Trump, égarée quelque part en Europe.
— Alors, tu es toi et je suis moi? murmura-t-il. Nous sommes semblables, n’est-ce-pas?
— Et comment! répondit-elle avec un sourire enfantin qui adoucissait les traits de son visage.
Le soir même, ils firent l’amour. Enfin.
Et dire qu’il avait accompli tous ces efforts pour ingurgiter la langue espagnole. Autant apprendre le russe!