Finale manquée
Marcel disait que le football n’avait sa place que dans les pages “Sports”, pas dans les pages “Politique” ni dans les pages “Faits divers”. Aussi Marcel ne parlait que de stratégies, de gestes et de résultats, jamais de budgets, de sponsors ou de banderoles de supporters.
Marcel était de ceux qui, dès le début, avaient décrété que rien ne leur gâcherait la coupe du monde: ni les droits humains, ni l’hiver, ni les regards condescendants des voisins, ni même le nombre exponentiel de forfaits. Sophie le soutenait en silence; elle gardait de si bons souvenirs de la coupe du monde 2018: les barbecues, les drapeaux, les chants… Sans ces événements sportifs, les habitants du quartier ne se parlaient jamais.
Tout le monde restait chez soi, rivé à ses écrans. La pandémie avait rendu chacun plus distant, on n’avait pas réorganisé une fête des voisins ou un vide-grenier depuis 2019. Si maintenant le Qatar et la FIFA leur prenaient la coupe du monde, elle ne rencontrerait jamais le couple au petit chien roux qui avait emménagé en septembre.
Sophie soupira. Le quartier des poètes devait son nom aux rues qui le composaient, pas à l’imagination de ses habitants. Ils auraient au moins pu boycotter le mondial ensemble: déployer des drapeaux arc-en-ciel, organiser des pétitions… Son mari et ses enfants lui avaient interdit de regarder les matchs, mais leur engagement politique s’arrêtait là.
On mêlait indignation, mauvaise foi et intérêts personnels. Des personnes avaient été esclavagées pour organiser ce mondial. Les enfants ne doivent pas se coucher tard en pleine année scolaire. La climatisation des stades allait accélérer le réchauffement climatique. On a trop de travail à cette période de l’année. Il n’y aurait pas d’alcool dans les rues. On ne jouait à rien, surtout les Français. Les droits des femmes et des personnes LGBTIQ+ sont bafoués au quotidien. Il y avait ce documentaire qui prouvait que tout le monde était corrompu dans le football. Quel meilleur moyen de se venger de son partenaire que l’interdiction de télévision?
Marcel, lui, n’écoutait pas cette rumeur qui sortait des pavillons et se concentrait sur le sport. C’était presque tout ce qui lui restait depuis la mort accidentelle de sa fille et le départ de sa femme. Le sport et Léo, son petit Yorkshire-terrier. Les voisins pouvaient se permettre de boycotter les matchs: eux, n’étaient pas seuls sur terre.
Le 18 décembre, Marcel se réveilla reposé, apaisé par le mois qui venait de s’écouler. En préparant son petit-déjeuner, il pensa à la finale et se mit à siffloter. La journée s’annonçait belle. Le matin fila comme d’habitude et, en début d’après-midi, il fit une grande promenade avec Léo. Tous deux grognèrent lorsqu’une voiture ornée de drapeaux argentins les dépassa. Le canidé détestait le bruit, l’homme, les dépassements de vitesse.
Les deux tremblaient encore lorsqu’ils revirent le véhicule, garé à quelques mètres de leur maison. Les occupants, deux jeunes hommes avec le maillot de Messi, bloquaient le passage à une joggeuse.
Marcel reconnut Tania, la professeure de mathématiques qui habitait au numéro 6. Un écouteur dans l’oreille l’autre pendant sur le cou, elle essayait de parler le moins possible et de se faufiler entre les deux hommes qui ne la laissaient pas partir. Elle répondait à chacune de leurs répliques ou mouvements par un sourire crispé.
— Allez viens, on va faire la fête!
— Allez, viens porter bonheur à Léo!
— Tes yeux sont déjà aux couleurs de l’Argentine, faut en profiter!
— On n’est pas assez bien pour toi, c’est ça?
Tania faisait non de la tête, très mal à l’aise. Une nouvelle fois, elle essaya de s’immiscer entre les deux supporters. L’un deux l’attrapa par le poignet.
— Eh, on te parle! Tu nous écoutes?
Marcel encouragea Léo à le suivre. Contrairement à son maître, le petit terrier n’était pas convaincu de devoir se rapprocher du trio.
— Je crois qu’elle a déjà dit non.
Marcel ne verrait pas la finale.
L’un des hommes le bouscula, il tomba, sa tête heurta le bord du trottoir. Tania profita de la confusion pour courir chez elle, les deux agresseurs foncèrent en ville pour ne pas manquer le coup d’envoi.
Marcel resta sur le trottoir.
Personne ne passerait dans la rue avant le coup de sifflet final. Les coups de langue de Léo ne suffirent pas à réanimer Marcel. Selon les secours, on aurait pu le sauver, s’il n’y avait pas eu de prolongation.
On confia à Sophie le chien Léo et l’éloge funèbre.
— Marcel disait que le football n’avait sa place que dans les pages “Sports”, pas dans les pages “Politique”, ni dans les pages “Faits divers”.