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I-monde

Sur le plateau de la télévision d’État, l’ambiance est surchauffée, ça papillonne de tous côtés pour fignoler les derniers détails de la rencontre du jour. Les consignes du président de la chaîne sont claires: étouffer dans l’œuf toutes critiques. Frétillement dans les coulisses, les invités viennent d’arriver dans les loges. Le présentateur vedette de la chaîne vérifie sa mise, sa mèche à la JFK, tout est en place. Préparez-vous, show must go on!

“Cinq, quatre, trois, deux, un, zéro, c’est à toi de jouer”, souffle l’oreillette.

— Mesdames et messieurs, bonsoir. À la veille de la cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques, nous recevons le ministre de l’Intérieur et le leader de l’opposition de l’ultragauche pour débattre de cet événement historique. Commençons par vous, monsieur le ministre, quel est votre état d’esprit?

— Je tiens à préciser que je suis le leader de la gauche tout court, interrompt l’opposant.

— Oui, oui, c’est une question de point de vue, stoppe le présentateur épris de déontologie journalistique. Je vous en prie, monsieur le ministre, c’est à vous.

— Je suis très confiant sur le bon déroulé de la cérémonie et des JO en général. Tout a été mis en œuvre pour la réussite de l’événement. L’intelligence artificielle au service de celles et ceux qui aiment le sport.

— Dites-nous en plus, monsieur le ministre, nos auditeurs ont hâte de savoir, jappe le présentateur pusillanime.

— Je vais rester dans mon domaine de prédilection qui, comme chacun sait, est la sécurité. Mon premier souci a été de prémunir le pays contre toute attaque terroriste de type islamiste, ultra droite, ultra gauche. Cette dernière catégorie concerne plus particulièrement les écoterroristes, vous l’aurez compris. J’ai également mis en place un plan “Zéro délinquance” afin de nettoyer les banlieues. 

— C’est-à-dire harceler les populations ayant le malheur de vivre là, coupe l’incarnation de la gauche. Sans oublier la stigmatisation de ceux qui n’ont pas la bonne couleur de peau. Toujours suspects à vos yeux, n’est-ce pas, monsieur le ministre? La police tue et mutile depuis si longtemps les gens des quartiers populaires. Sans parler des centaines de militants de gauche et écologistes assignés à résidence. Bien sûr, vous occultez les travailleurs morts et blessés sur les chantiers des JO ainsi que les enquêtes ouvertes pour corruption. Vous ne parlez pas non plus des quarante-cinq mille bénévoles, dont de nombreux jeunes, qui seront présents sur les différents sites des JO pour effectuer un vrai travail gratuitement. C’est tout simplement honteux. Nous avons saisi la justice pour dénoncer ce qui s’apparente à du travail dissimulé. 

— Je n’en attendais pas moins de vous, rétorque le ministre. Vous êtes un pyromane toujours prompt à renverser les valeurs les plus nobles. Rien ne trouve grâce à vos yeux, même pas le bel esprit olympique. Là où les Françaises et les Français se réjouissent d’accueillir les Jeux, vous voyez le mal partout. Vous ramez en dehors de l’arc républicain. Votre mauvais esprit vous perdra. D’ailleurs, vous perdez toujours. Nos compatriotes savent que j’ai toujours voué mon action pour le bien de toutes et tous. 

— Nous sommes d’accord. Poursuivez, monsieur le ministre, lèche le présentateur.

— En matière de sécurité, onze mille forces de l’ordre seront mobilisées ainsi que vingt-deux mille agents de la sécurité privée. L’armée se tiendra en alerte. Les effectifs sur place disposeront de casques à vision intégrée, d’exosquelettes de protection, de caméras mobiles. Drones et vidéosurveillances algorithmiques seront utilisés pour s’assurer que tout est sous contrôle. Les policiers photographieront avec leur téléphone et soumettront les visages des suspects à leurs bases de données, en passant par le fichier du Traitement des antécédents judiciaires qui comporte une utile fonction de reconnaissance faciale. Ainsi, nous pourrons neutraliser les personnes défavorablement connues des services de police. Il s’agira également de repérer tout comportement anormal susceptible de provoquer des troubles à l’ordre public. Pour répondre aux attentes de notre Présiroi, toutes les actions autour des JO ont pour objectif d’inventer la ville de demain, une ville pour les gens.

— Quels gens? Bienvenue dans votre société technopolicière, gronde l’opposant de gauche. Allons-z’enfants de Prométhée, connectez-vous pour rejoindre la communauté de l’homme nouveau. Travail, Progrès et Ordre, l’Ordre, l’Ordre. Votre gouvernement a la pensée rance. Dieu est mort. Place à la technologie, grande transformatrice de l’homo sapiens en analphabète modernisé. Lorsque nous serons au pouvoir, nous nous emparerons de ces technologies afin de repenser le travail, redistribuer les biens de production, recréer du savoir au nom du bien commun. Tout n’est pas soluble dans la force, le pouvoir, le calcul et l’anthropocène.

— Cessez d’interrompre le ministre, tance le présentateur un brin soupe au lait.

— Écoutez-moi bien, monsieur l’éternel perdant, vous n’accéderez jamais au pouvoir. Nous avons le soutien des forces vives du pays qui, jamais au grand jamais, ne vous feront confiance. Vous êtes l’ennemi juré de l’ordre républicain. Je vous laisse à vos basses polémiques et donne rendez-vous au monde entier pour vivre ensemble ce qui sera la fête de l’Olympisme.

— Oui, monsieur le ministre. Je remercie chaleureusement mes deux invités et vous souhaite les plus beaux Jeux Olympiques de l’Histoire, conclut le présentateur ravi de la crèche.

— Heureusement que j’ai interrompu le ministre, car mon temps de parole aurait été égal à zéro. Je tiens tout de même à m’exprimer sur un point, ose l’opposant un tantinet taquin.

— Vous êtes intervenu plus longtemps que le ministre, coupe le présentateur sans concession.

— Je vais faire très court, élude la voix de l’autre camp. Nous dénonçons la volonté du gouvernement d’imposer à marche forcée des dispositifs de surveillance totale, sans volonté démocratique et sans retour possible. Tout ça pour le maintien d’un ordre dont tout indique, des hôpitaux aux universités, des crises sanitaires aux crises migratoires, des océans aux forêts, de la biodiversité au climat, qu’il est un ordre mort. Votre politique a pour seul but d’écraser les individus, les infantiliser, les animaliser, les déciviliser, les réduire à du bétail qui doit travailler et se tenir à carreau. Bientôt, des corps formels se mêleront aux corps mortels dans un miroir collectif comme dans un livre de George Orwell. In girum imus nocte.

— Je ne peux pas vous laisser dire ça, vagit le ministre de l’Intérieur. Depuis notre arrivée au pouvoir, nous avons fait bien plus pour le pays et les Français que tous les gouvernements précédents. Pas à pas, nous rebâtissons la nation. Violences urbaines, éducation nationale, santé, laïcité, dérèglement climatique… Nous sommes sur tous les fronts.

— Sur ces mots, je vous souhaite une bonne soirée, clôt le présentateur en apnée.


Des milliers de spectateurs se pressent tout au long d’un parcours de six kilomètres pour assister aux festivités et à l’arrivée de la flamme olympique. Des esprits chagrins déplorent l’ambiance Apocalypse now créée par le bruit incessant des hélicoptères qui rôdent dans les airs. Comme annoncé par le ministre de l’Intérieur, de nombreux drones filment en haute définition et retransmettent les images au sol où des ordinateurs guettent un attroupement sans cause visible, un arrêt prolongé qui dévierait le flux des spectateurs ou une personne se mettant brusquement à courir. Le public retient son souffle et ses mouvements. La présence disproportionnée de policiers surarmés refroidit quelque peu la liesse populaire. Le public, composé en majorité de gens bien mis venus de tous les pays, a payé sa place entre 90 et 2 700 euros, et jusqu’à 25 000 euros pour les privilégiés installés près de la tribune officielle. Certains espaces sont gratuits, mais si loin du cœur des réjouissances. En même temps, le slogan choisi pour l’événement ne laisse aucune ambiguïté: “Venez partager” (votre argent). 


Chut, ça commence. Notre bon pays, toujours en quête d’humilité, a opté pour une cérémonie inédite, géniale, exceptionnelle, extraordinaire. L’événement se déroule hors stade. Waouh, trop fort! Le défilé commence sa déambulation sur la Seine au niveau du pont d’Austerlitz dans des embarcations dédiées aux délégations nationales, équipées de caméras pour permettre au public présent et aux téléspectateurs d’être au plus près des athlètes. Naviguant d’est en ouest à travers Paris, au milieu d’un essaim de vedettes de la police fluviale, les dix mille cinq cents athlètes déambulent dans un décor de rêve qui magnifiera leurs prestations pendant seize jours. La traversée s’achève devant le Trocadéro où se tient la tribune protocolaire. Le perché de l’Olympe, alias notre Présiroi, affiche un sourire carnassier en saluant à la volée les grands de ce monde. Ça va bientôt être à lui d’entrer en scène. Il trépigne et regarde à peine le lâcher de colombes. Alors qu’il saisit le micro pour déclarer solennellement l’ouverture des Jeux Olympiques 2024, tout devient noir. Une alarme stridente glace l’instant. Le responsable du RAID chuchote à l’oreille du Présiroi décomposé. Une minute plus tard, un message fuse des haut-parleurs:

— Le public est invité à évacuer les lieux dans le calme. Des agents de sécurité vous guideront vers la sortie. Merci de votre compréhension. 

La stupeur est totale et mondiale.


Dans une suite de l’hôtel Garden Elysée, le Présiroi s’entretient nerveusement avec le ministre de l’Intérieur, le Préfet de police de Seine–Saint-Denis et le responsable de la cellule antiterroriste:

— Ceux qui ont sabordé mon intervention vont le payer très cher, crache son altesse martyrisée. C’est ma personne qui était visée. Comment de telles choses peuvent-elles se produire alors que nous avons dépensé un pognon de dingue dans le dispositif de sécurité?

— Monsieur le Président, ça fait des heures que nous vérifions tout. Nous n’avons détecté aucun colis suspect aux abords de la place du Trocadéro. Nous ne sommes pas non plus parvenus à détecter l’alarme qui ne provient d’aucun dispositif incendie et qui s’est arrêtée soudainement au bout d’un quart d’heure. La zone est claire, assure le responsable de la cellule antiterroriste.

— Nos écrans n’ont identifié aucun individu ni mouvement inquiétant. Nos équipes sur le terrain assurent que tout se déroulait parfaitement, surenchérit le préfet de police.

— Ben alors, c’était quoi ce bordel, grinche le ministre de l’Intérieur, mauvais perdant.

— Selon moi, l’incident ressemble à un leurre. C’est une action de sabotage que je mettrais au crédit des écoterroristes ou encore de la mouvance anarchiste. Ça leur ressemble assez. Nous allons également enquêter auprès des différents collectifs ayant appelé au boycott des JO, promet le responsable de la cellule antiterroriste. 

— Puisque le site est sans danger, prenez toutes les dispositions nécessaires afin que je procède à la cérémonie d’ouverture dans l’heure, intime le Présiroi. Prévenez les représentants de la tribune officielle et la personnalité choisie pour allumer la flamme. Convoquez nos médias habituels pour permettre une retranscription et une diffusion interplanétaire.

— Monsieur le Présiroi, il est trois heures du matin, s’émeut le ministre de l’Intérieur.

— On s’en fout. On fait comme je dis, persiste et signe sa dédaigneuse personne.

Place du Trocadéro, le Présiroi et sa suite fantomatique se dirigent vers la tribune protocolaire, suivis de près par une meute ensommeillée de chiens de garde qui filment ce moment nocturne, quasi clandestin. Là, tout autour d’eux, les écrans géants affichent un message que le monde entier peut lire: 


Nous sommes ceux qui aiment faire l’amour l’après-midi. 

Personne ne peut nous asservir.

Nous sommes l’humanité!

ENJOY!


That’s all, folks…


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