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Itinéraire d’une odeur

Si la réalité est nette et que je vois trouble, le problème est en moi. Si la réalité est trouble et que mon regard est clair, le problème est ailleurs.

Ou alors tout est trouble. Eux, moi, dehors et dedans. On ne distingue plus le vrai du faux, le bon du mauvais, le parfum de la puanteur. Si je pue, il ne faut pas s’étonner du vide autour de moi. Il ne faut pas s’étonner de la solitude, du désespoir, de l’ennui des grandes profondeurs. Si je pue, qui m’aimera?


Désormais je décide de m’appeler Révolte du Matin, un nom à particule pour être envié, être désirable, jalousé, convoité. Pour être détesté, combattu, renversé. Une particule de provocation pour susciter des réactions, soutiens et encouragements, sarcasmes et châtiments. Je pue peut-être mais j’existe. Je pue donc je suis.

Mais je suscite aussi l’exacte contraire de ma particule. La révolte des va-nu-pieds, des laissés pour compte, des petits, des sans-dents, des exclus du parfum et de l’amour. Révolte du Matin fleure bon les barricades, l’odeur de la poudre et les chansons populaires qui font rimer privilèges et guillotine, notoriété et peloton d’exécution. Je pue par vent d’ouest, j’empeste par vent du sud. D’où viendra l’amour? 

Autour de moi les vers sortent de terre et avancent vers la lumière. Le feu qui brule en moi attire tant les jolis pompiers en tenue que les dragons de vertu et les révolutionnaires de tout poil. Les uns veulent me sauver et les autres me glorifier. Mon odeur va et vient. Je suis trouble et j’adore.

Révolte du Matin est suivi chaque jour sur un réseau différent. Si facile de se mettre en scène. Filmé, et diffusé sur les fils de soie de la toile. La soie, quel luxe! La toile, quel piège! Il est asexué, dominant et dominé, tour à tour vainqueur et vaincu d’une guerre artificielle qu’il se plait à attiser. Artificiel comme le paradis. L’enfer des paradis artificiels.

Les mots racontent des histoires à épaisseurs multiples, selon les convictions de chacun. Les gestes trouvent leur sens dans les opinions des regards. Quand Révolte du Matin dit guerre, les uns creusent des tranchées et installent les canons et les autres cherchent des rimes riches. Naguère, vulgaire. Quelques accords de guitare suffisent à la mélodie. Une batterie de missiles pour le rythme. Les roquettes aussi font du bruit.

Je monte le son et c’est un boucan d’enfer. On s’étripe à propos d’une statistique, d’une couleur de peau, d’un comportement équivoque. Ô bonheur, ô joie! L’équivoque est mon oxygène, l’ambiguïté mon maitre-étalon. Révolte du Matin jongle avec des balles noires et blanches et avec des mots miroirs qui reflètent l’ambivalence à l’infini. L’amour et la haine sont les deux faces d’une même pièce, racontent les penseurs des bains louches. Qui joue à pile ou face?

Peu importe l’odeur tant qu’elle attire quelqu’un. Sucrée, je rassemble les fourmis, les guêpes et certaines mouches. Des perfides qui piquent où ça fait mal, des sournoises qui étouffent leurs proies sans y toucher. Forte ou fermentée, j’attire les costauds qui en imposent, les brutaux qui bousculent et les longs couteaux qui achèvent le travail.

Révolte du Matin est un agent double. Je joue des comédies déloyales et des tragédies mensongères. Mes tirades onctueuses soulèvent les applaudissements répugnants. Les traitres sont dans la salle, partout, et ne se reconnaissent pas entre eux. Je joue à les dénoncer, à les traquer avec les puissants et énergiques projecteurs de la vertu. Je joue à renverser les valeurs pour renifler leur cul. Je me déguise en enfant pour charmer les grands-mères, et en grand-mère pour attirer les enfants. Je captive les croyants avec deux mains jointes et un ciel sans nuage. Mes faux seins hypnotisent des hommes d’église, des hommes de loi, des manants et des rois. Mes faux muscles fascinent gringalets et gringalettes. Je joue à leur demander de sauter dans le vide d’une pensée profonde.

Ça rapporte. Des cadeaux, des offrandes. On m’offre de quoi me vêtir, me nourrir. De quoi améliorer mon quotidien, des vergers, des rivières poissonneuses. Ça rapporte surtout de l’argent. Beaucoup d’argent. On me paye de plus en plus cher pour continuer sur cette voie. De discrets ambassadeurs me proposent de multiplier les canaux de diffusion, d’engager des petites mains pour les tâches subalternes, d’envisager la naissance d’un jumeau, Révolte du Soir, qui pourrait rapporter gros. Un modèle économique et crapuleux se met en place. 

Puer et s’enrichir, les deux faces d’une même révolte.

Mes détracteurs s’organisent en armée visible. Mes partisans en bataillons invisibles. Les uns s’époumonent à chercher la vérité, les autres distillent un virus mortel dans les couches les plus molles de la population. Je m’amuse à provoquer les uns et à exciter les autres. Des armées respectueuses des lois et coutumes n’ont aucune chance face aux rebelles sans foi ni loi, de mauvaise foi et hors-la-loi. La morale ne rapporte pas, la vertu se pare de ridicule. Ma dérision a raison de leur raideur. Je fais rire dans les barres d’immeubles et dans les gentilhommières. Le rire mauvais emporte tout. 

Je ne sais toujours pas si je pue ou si je sens enfin bon. Mais je sais qu’on m’aime, on aime mes excès, mes outrances, mes injustices. J’occupe l’espace. Je creuse une terre de préjugés qui s’avère féconde et fertile. J’ignorais que derrière un timide sourire se cachaient des dents de carnassier. Une envie de morsure, des réflexes d’hyène. De l’hyène à la haine, l’espace est étroit. Nous nous élançons en meute contre les troupeaux apeurés. Carnage annoncé.

Après la guerre, l’odeur qui flotte est celle de la mort. La mort de l’invisible. La mienne.

Pardon 


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