top of page

J’aime Anaïs

“Je reviens par le train de nuit, sur le quai je la vois qui sourit”. Je descends du wagon, écouteurs vissés aux oreilles, Les “Mots bleus” résonnent dans ma tête, trop belle scie chantée par Christophe. Ses paroles m’ont mis la fille de la gare dans la peau. Avec son blazer SNCB mal coupé, l’immonde foulard à rayures scout et le chapeau tartignole, elle n’arrive même pas à être vilaine. Performance.

Dans sa chanson, le vieux barde défunt serine qu’il ne faut pas “briser l’instant fragile”. Il laisse un blanc, se fend de quelques notes au piano et il enchaîne: “d’une rencontre”. Il ne dit pas un mot. Je fais pareil, je passe devant l’uniforme de la préposée aux chemins de fer en osant juste un sourire. Christophe fredonne qu’il faudra qu’elle comprenne. Je ressens les choses comme lui sauf qu’il raconte dans une autre complainte qu’avec les filles, il a un succès fou. Pour une star qui se fend de ritournelles à sentiments, un peu facile, non, de jouer les tombeurs? 

Il me tue, Christophe, avec ses textes et ses mélodies à chavirer les cœurs. Tiens, la bonne femme SNCB qui me fait craquer, je parie qu’elle adore. Je pourrais gazouiller “Les mots bleus” en la croisant, regard de feu, cool attitude et sourire. Mais bon, je ne chante pas trop juste, et sans les violons et les synthés derrière, ce n’est pas gagné: si elle se met à rire, j’aurai l’air fin. Ce soir, je vais plutôt la jouer soft, style grand romantique qui n’a rien à prouver. Genre crooner. 

Je prends la démarche qui convient, à la Dutronc, je ne marche plus, je plane sur un petit nuage de mec content de lui. Alors, forcément, la demoiselle va apprécier. Dutronc! Celui-là aussi, il se faisait des gonzesses à la pelle. “J’aime les filles”, qu’il chantait au temps de sa jeunesse, “celles de chez Renault et de chez Citroën”, et même d’autres, celles qu’il matait dans Elle. Faire chanteur, quand même, pour la drague, ça aide. 

Ça y est, je m’avance vers Anaïs, elle a rejoint le grand hall. Je ne sais pas si c’est son nom, je l’ai baptisée Anaïs parce que ça lui va trop bien. C’est classe. Pareil pour son sourire, celui qu’elle sort aux usagers. Les usagers, c’est le nom que les haut-parleurs de la gare donnent aux zombies qui sortent du train. Usés, ballottés par leurs navettes quotidiennes de la capitale au bled où ils font dodo. Et Anaïs, trop jolie, elle est là qui leur fait risette. Bien drillée, pimpante, à fond dans son rôle. Le personnel des trains, il suit des cours pour apprendre à être enjoué et élégant dans un blazer pseudo-bourge et sous un couvre-chef à la con. Dans le paquet, y’en a même qui y arrivent. La preuve, Anaïs.

Je me calle les fesses sur un banc, je fais semblant de fouiller dans mon sac pour me payer un écran sur elle. Je lui mate les guibolles. Fuselées, elles sont, j’ai lu le mot dans un bouquin. Là aussi, elle est championne, parce qu’avec ses mocassins à pompons, elle pourrait aussi bien faire penser à une azalée en pot. Dans mon casque, Christophe fredonne “Señorita dépêche-toi… Marylin aurait cinquante ans, plus rien n’est vraiment comme avant.” 

Champion, le troubadour. Avec sa guitare et deux accords, il emballe comme il veut. Je l’ai vu sur YouTube, il y fait sa diva. Au premier rang, les filles gueulent et lui, il longe le bord de la scène, il examine le troupeau, fier de lui, il peut se les faires toutes, il fait son petit marché. Et les nunuches, elles marchent à fond. Bon, c’est la vie, je n’ai pas les cartes qu’il a, le chanteur c’est lui.

J’me repasse “Les mots bleus” en tête pour rejoindre Anaïs. Je soigne ma démarche, je rentre les pointes de mes santiags, allure chaloupée, j’ouvre mon blouson et deux boutons de ma chemise. Dommage que je ne peux pas porter mes Raybans fumées. L’autre vieux, en spectacle, il ne se gênait pas: lunettes de play-boy colorées! Mais dans la salle d’attente sombre et cradingue de la gare de Charleroi, Anaïs, elle me voit arriver comme ça, elle imagine illico que j’ai oublié ma canne blanche dans le wagon.

Je suis tout près d’elle, je n’ai plus que Christophe en tête, “Il est six heures au clocher de l’église, dans le square, les fleurs poétisent”. Ah, il ose tout ce type: les fleurs poétisent! Et ça passe, tranquille, personne ne se demande avec quoi il vient. Moi non plus, j’avoue, je suis simplement jaloux. Sa chanson est top. Et si je filais le casque à Anaïs pour lui demander d’écouter?… elle aimerait ou pas? Non, oublie, mec! Déjà elle boulonne, pas que ça à foutre, elle me calculerait harceleur, pervers qui va tenter de lui tripoter le cou en plaçant le matos. J’aurais beau nier:

— Mais non, Anaïs, je ne palpe pas, je veux seulement te faire entendre “les mots bleus, les mots qu’on dit avec les yeux, les mots qui rendent les gens heureux”.

Trop puissant. Je vais lui sortir ces vers-là, elle va aimer. Christophe murmure encore.: “Parler me semble ridicule, je m’élance et puis je recule, devant une phrase inutile qui briserait l’instant fragile”. Misère, dans mon casque, il poursuit sa rengaine en italien, je ne comprends plus… ah, voilà, il cause français à nouveau: “Il reste une rancœur subtile, qui gâcherait l’instant fragile”. Il se tait, pianote à nouveau une mesure et puis reprend, «  de nos retrouvailles”. Nos retrouvailles? Je ne l’ai pas encore abordée, mon amoureuse! Il continue: “Tous les discours futiles terniraient quelque peu le style.”. Trop beau, mais je n’écoute plus, je suis juste à hauteur d’Anaïs, je respire son odeur et activer plusieurs sens à la fois me paraît impossible, “ça gâcherait l’instant fragile”. Donc, j’inhale son parfum. Dans la chanson, Christophe le qualifie de subtil. Je ne connaissais pas trop le mot, j’ai tapé sur le net, ça veut dire léger. Commode à utiliser par les poètes qui cherchent une rime. Pour en revenir à Anaïs, même fringuée SNCB, elle m’inspire un max. Je suis peut-être poète, moi aussi. Parce que pour l’être, pas besoin de diplôme, ce n’est pas toubib ou prof de français: tu es poète et tu l’ignores tant que tu n’as pas torché deux phrases qui font craquer ceux qui les lisent. Alors l’autre jour, j’ai tenté le coup, sur l’air des mots bleus: “Anaïs, elle est trop belle, Anaïs est irréelle…”  Ah, l’effet que ça m’a fait! Et si j’avais l’âme d’un poète? Tout l’aprèm, je m’y suis mis, j’ai fait des vers avec des phrases super chiadées, j’ai noirci des pages, raturé, écrit, surchargé, effacé… j’étais dans un état second. Vers dix-huit heures, j’ai fait une pause et filé chez Gino boire une Leffe au comptoir. De retour à l’appart, j’ai tout relu et j’ai compris: je n’y arriverais pas, je n’aurais jamais le niveau. Avec tout ça, j’avais oublié le foot, je suis arrivé à l’entraînement des vétérans en retard et le coach m’a fait courir deux tours de terrains avec une camisole de 10 kg. Je n’ai pas avancé d’excuse, pas la peine, il aurait pensé que je cherchais à l’enfumer. J’ai couru en fredonnant à nouveau mon texte à moi sur la chanson de Christophe. Le résultat est tombé, implacable: pas la peine me casser la tête cent-sept ans, je ne serais jamais un artiste, un poète, ce genre de mec. Merde.


Ça va vite, me voilà planté devant Anaïs, je dois lui sortir un regard puissant, un regard qui lui explique qu’elle me retourne les sens. J’m’y risque, sans en faire trop, hein, je ne suis pas Christophe, je ne fais pas Forest National. Je n’ai pas le temps de penser plus loin que le miracle s’accomplit, elle me parle! Ses yeux pétillent, engageants, mais avec le chanteur qui me vrille les oreilles de notes aigues, je n’entends pas ce qu’elle me dit. J’ôte mon casque. Je m’approche tout sourire, clignements de cils, qu’est-ce qu’elle me remue! Ma risette s’élargit à m’en coller une crampe. Je l’entends qui répète:

— Vous avez perdu votre stylo, monsieur, là, il vient de tomber de votre sac.

Merde. Je file le ramasser et je reviens vers elle. On se cause, oui, juste deux mots, pas plus, c’est une première prise de contact, surtout ne pas en faire des tonnes. Je la remercie. Elle dit que c’est normal, qu’elle est là pour aider l’usager. Je la sens sur la réserve, elle finit par me souhaiter une bonne journée. Elle y met un certain ton, sûr, pas celui qu’elle sort à tous les types qui descendent du train. Je m’en vais, je me retourne pour l’observer. Un tas de connards défilent et elle les laisse passer, elle ne les regarde pas, ne les voit même pas, elle les considère fantômes et compagnie. Elle s’en tape. Moi, elle a repéré que je perdais mon stylo, me l’a signalé. Je la vois qui soulève le bas de sa jupe le long de sa cuisse, se gratte le haut du genou. Elle repère que je la mate et me sort une mimique embarrassée. Embarrassée ou peut-être émue… va savoir. Je détourne le regard, classieux, je fais celui qui n’a rien vu, histoire qu’elle sente que je tiens à préserver son intimité.

J’ai replacé mon casque, Christophe se vante à nouveau qu’avec les filles, il a un succès fou. Perso, je suis au-delà: mon histoire avec Anaïs est bétonnée, elle n’a plus de rivales. Fini de m’envoyer des femmes infidèles qui se paient un film, terminées les chambres d’hôtels minables où elles racontent les ratages de leurs vies et où je plonge dans le trou noir de la mienne. À quarante ans, j’abandonne tout ça, je tiens ma pépite, ma perle rare.

 Je sors de la gare, mon bus pour Gilly est dans deux minutes. Parfois le train arrive plus tôt et j’ai un quart d’heure d’attente. Ces jours-là, je m’installe dans le hall sur une banquette où il n’y a personne, mon sac posé à côté pour ne pas qu’un zonard s’y installe et tente un bout de convers. J’admire Anaïs à distance. Je ne la quitte pas une seconde des yeux. Parfois nos regards se croisent, je pense qu’elle me sourit.  

L’autre jour, je l’ai vue au naturel, sans son uniforme à la con. Elle quittait le boulot et traversait le pont de Sambre. Petite robe d’été fleurie, jambes nues, talons hauts, je ne vous dis pas l’allure. Une reine. J’ai failli la suivre, mais mon bus est arrivé, j’y suis monté et j’ai pris une place au fond, côté vitre gauche. Je l’ai regardée tout le temps qu’on a longé le trottoir. Coup de bol, ça bouchonnait, clac-clac les talons rythmaient la marche d’Anaïs, énergique, elle prenait le large, puis la file de bagnoles avançait, le bus remontait jusqu’à la dépasser, et je pouvais mater son côté face. Ça a duré dix bonnes minutes, le super top moment de ma journée. 

Quel âge elle peut avoir, Anaïs? Vingt-cinq ans, peut-être trente, à tout casser. Ça reste dans mes cordes, elle ne me trouvera pas trop vieux. Le sexe, avec elle, je n’y pense pas. Y’a juste ma poitrine qui se gonfle quand je la vois, mais pas le reste. J’ai cherché sur internet, un dictionnaire appelle ça une relation platonique. Je ne connaissais pas le mot, normal, je n’ai jamais calculé une femme comme ça.

 D’habitude, quand une beauté me fait de l’effet, je l’aborde, je joue le jeu, sympa. Je vois tout de suite si j’ai une chance. Si c’est le cas, je ne lâche plus rien. Alors, très vite, je pense à ce qui suivra, le sexe. La fille aussi, j’en mets la main au feu. Au premier rendez-vous, on cause, on aborde le sujet tout en douceur. J’aime assez ce moment, ça traîne encore un peu, mais ce qu’on a en ligne de mire, on le sait, c’est ce qui se passera au plumard. Pas d’urgence, l’attente, c’est déjà du plaisir. Ça, c’est une ex qui me l’a fait comprendre. Elle avait raison, même si ce n’est pas une vision qui me trottait en tête. Et puis arrive le jour où on couche. Et là, j’y vais, je lui en donne à la fille, en vrai mâle. J’adore. Y’en a qui aiment, d’autres un peu moins, mais qui laissent faire. Et puis, y’a celles qui se prennent la tête pour rien, des pas bonnes et que je ne revois jamais. Parfois aussi je me prends un râteau juste avant la baise, un mot qu’il ne faut pas, trois fois rien. Parler aux femmes n’est pas toujours facile.

Avec Anaïs, justement, je ressens un drôle d’attachement. J’aimerais qu’on devienne complices, je ne pense pas qu’au cul. J’imagine des jours au soleil, on irait s’asseoir sur un banc dans un parc, il y aurait un étang. Elle lancerait du pain aux oiseaux. Elle porterait sa petite robe d’été à fleurs. Les jours de pluie, on irait dans un bistrot, dans un musée. Elle prendrait un bouquin, s’assoirait sur une banquette et je la regarderais lire. Elle tournerait les pages, trop belle, on serait heureux. Ce serait “Les mots bleus” en vrai, plus fort que la seule envie d’un coup à tirer. Pour pondre cette sacrée ritournelle, Christophe a dû se payer une relation de ce genre, dégustée à petites gorgées de mines heureuses de la fille. Sans doute qu’il ne lui a pas beaucoup causé, un de ses vers parle d’“une phrase inutile, qui briserait l’instant fragile”. La gonzesse intouchable, inaccessible à vie, voilà le délire qu’il a dû vivre pour torcher ce foutu bon texte. Putain de chanson!


Tiens, voilà autre chose… Gigi qui monte dans le bus, gros lolos en avant-garde et les yeux gris-sales comme la mer à Ostende. Même rapport à cette peau de fesse, j’ai à présent de jolies pensées qui ne me venaient pas avant. Voilà, voilà, elle se ramène, elle va me taper d’une clope. Oui, tiens, la voilà ta Gauloise, connasse. Gigi! Elle couche avec le p’tit Paulo depuis les congés. Ce qui l’a décidée, ce n’est pas qu’il l’épate comme centre-avant, non, le foot, elle n’en a rien à cirer. Quand on la voit débarquer à la buvette du club, on sait très bien qu’elle ne vient pas voir le match, causer de la tactique, tout ça. Et il n’est même pas beau, Paulo, ni fin, il n’est que con. Mais il vient de passer son permis et il roule dans la BM de son vieux. Voilà où elle place ses sentiments, Gigi. Pas gênée de se farcir un gamin de quinze ans de moins qu’elle pourvu qu’il fasse taxi.

N’empêche, elle n’est pas la seule à s’envoyer uniquement des mâles motorisés, la bagnole donne un méchant coup de pouce. Pour mon Anaïs et moi, ce serait bien aussi, une voiture, même si elle n’est pas le genre à se chercher un chauffeur, non. Anaïs, j’aime prononcer ce nom. Je ne lui demanderai pas son vrai prénom, je continuerai à l’appeler comme ça. Bientôt je lui parlerai tous les jours, j’ai pensé à un moyen infaillible: je passerai sous son nez à la gare et je dirai un p’tit bonjour, elle répondra et j’enchaînerai, classe, je broderai un peu. Le lendemain, je lui dirai à nouveau deux mots, la glace sera rompue. Ensuite, chaque soir une petite phrase, pas plus, et au bout d’une semaine, je lui propose de la déposer chez elle après son boulot.  

Pas de veine que j’ai cartonné la Sierra de ma mère et qu’elle refuse de la remplacer, il faudra que je trouve une occasion pas trop chère. Quant à récupérer mon permis, rien ne presse, de la gare du Sud à Dampremy, je ne tomberai pas sur les flics. Elle habite là, Anaïs, dans un appartement genre coloc, je le sais, je l’ai suivie. Mais je repasserai quand même l’examen de conduite quand j’aurai assez d’argent, les femmes aiment qu’on les sorte à droite à gauche. Alors, ce sera la belle vie, on ira où elle voudra, à la mer en juillet, dans les Ardennes aussi, si elle préfère. Et je lui offrirai des fleurs. 

On ira aussi écouter des concerts. Et là, j’avoue que je respire, ce ne sera plus ceux de Christophe, il a fait le grand saut, l’artiste. En fin de spectacle, pendant les rappels, il se fendait toujours de ses tubes. “Les mots bleus” en live, purée, ça déchirait grave! J’imagine Anaïs qui m’aurait pris la main pour fredonner les paroles en chœur. Bras levés, on aurait balancé nos briquets allumés, elle aurait adoré. Des étoiles plein les yeux tout le temps de la chanson, elle aurait fini par me lâcher le bout des doigts, elle n’aurait plus eu d’yeux que pour le chanteur. 

Une fois encore, une femme m’aurait fait comprendre le niveau de mon insignifiance, elle m’aurait remis à ma place. Une fois encore, je l’aurais mal vécu, les amoureuses sont cruelles. Mais c’est fini, terminé, il est mort, Christophe. Aller voir un de ses concerts avec Anaïs aurait été un mauvais plan, un plan du genre à mal se terminer, j’ai toujours une lame en poche…

J’aime Anaïs

?
Belgique
bottom of page