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Je te dois bien ça

Ma chérie, mon amour, parler, tu le sais, ça a toujours été un peu galère pour moi. Alors, je rame pour essayer de te dire ce que j’ai à te dire. Mais tu ne t’impatientes pas pour une fois. Tu es là. À côté de moi. Silencieuse.

Sans vie.

Couchée sur un lit, dans un des salons funéraires de l’entreprise de pompes funèbres à laquelle je me suis adressé.

Dans ma bouche, les mots tentent de se placer les uns par rapport aux autres, ils se démènent comme de beaux diables (rouges) pour se frayer un passage et atteindre leur but: te révéler mon secret. Voilà: j’aime le foot. C’est ma passion. Et pendant vingt ans, je te l’ai cachée. Je t’ai menti, désolé. Me serais-je senti davantage coupable si j’avais rejoint à la nuit tombée une femme en chair et en os plutôt que onze joueurs et un ballon derrière un écran plat en général géant? Difficile à dire. Ce dont je suis quasi sûr, c’est que tu m’aurais plus facilement pardonné l’adultère que ma trahison footballistique. C’est du moins ce dont je me suis persuadé pendant toutes ces années.

Tu te moquais: “Mais qu’on leur donne un ballon à tous ces joueurs, et qu’on en finisse!”  Maintenant que te voilà hors-jeu, j’estime te devoir la vérité. Je sais que d’une manière ou d’une autre, tu l’entendras, les frontières entre la vie et la mort ne sont pas aussi délimitées que ce que l’on croit. Mais soyons honnête: je le fais surtout pour moi.

Pour soulager ma conscience.

Tu m’avais prévenu, on ne peut pas dire que tu m’aies pris en traitre: lors de notre premier dîner aux chandelles, à peine étions-nous installés dans ce restaurant un peu chic où j’avais cru bon devoir t’inviter, tu as dit: “Y a un truc que tu dois savoir sur moi, je déteste le football. C’est viscéral. Oh, je n’ai rien contre sa pratique en soi mais toute la violence autour de ce sport me révolte. J’espère, as-tu ajouté, que tu es du même avis parce que je ne conçois pas de tomber amoureuse d’un supporter. D’office, c’est quelqu’un qui cautionne les dérives du foot-business, du foot-spectacle. Regarder un match à la télé suffirait à faire de toi un complice, ce serait un peu comme d’assister à un crime sans intervenir!” Il était de notre devoir, d’après toi, de boycotter tous les Champions League, Super League et autres coupes du monde qui nous lobotomisaient le cerveau. La place démesurée que ces évènements sportifs prenaient dans nos vies! De véritables jeux du cirque! C’est connu, donner du pain et des jeux est une méthode de manipulation utilisée depuis toujours par les élites pour endormir les gens, affirmais-tu, les empêcher de se soulever contre les injustices sociales. Et puis, est-ce normal que des joueurs de foot soient aussi populaires? Plus populaires que les hommes et les femmes qui ont œuvré pour la paix dans le monde? Ou défendu les droits humains? Ceux de la biodiversité? Nos esprits étaient, oui, littéralement, “occupés”. Colonisés. Envahi. Impossible, disais-tu, pendant les coupes du monde, d’attendre son bus à l’aubette en faisant abstraction de l’abribus vantant les mérites d’une bière à consommer pendant tel ou tel match. D’aller prendre un café sans tomber sur un écran diffusant une rencontre. Dans la salle des profs, tous tes collègues ne parlaient que du match de la veille. Ils te regardaient comme un ovni. Certains ont même craint pour ta santé mentale quand tu as tenté de créer un groupe anti-foot dans le but de conscientiser les élèves. Tu avais été convoquée chez le préfet. Pendant la récréation, tu te bouchais les oreilles pour ne pas entendre encore et encore parler de Zanetti, Beckham, Ronaldinho, Zidane ou Lukaku. T’essayais d’oublier tous ces noms mais impossible c’est comme si on te les avait rentrés dans la tête à coup de marteau. Une torture!!!

Le football est devenu un empire où jamais le soleil ne se couche! Il fallait ré-sis-ter! Tu n’étais pas loin de vouloir poser des bombes au siège social de la FIFA, ça te semblait parfaitement justifié. À la place, tu avais rejoint ces activistes qui coupaient, à l’aide d’une télécommande universelle, les télévisions des bars, pour les empêcher de diffuser des matchs, alerter les gens sur les dangers que pouvaient représenter le football.

J’étais en train de tomber amoureux de toi et donc, même si tu exagérais, je n’ai rien dit. Ton radicalisme me plaisait. Et tes prises de position sans concessions. Et ton sens de la rhétorique. Tu étais si différente de moi, toujours un peu mou-mou. J’ai vite compris que jamais je ne réussirais à te faire changer d’avis et que si je voulais passer le reste de mon existence à tes côtés, j’avais tout intérêt à dissimuler ma passion. J’aurais au moins pu essayer de te convaincre ou, si pas te convaincre, te faire accepter l’idée que moi j’aimais ça, toute cette ambiance, les retrouvailles entre amis et puis le jeu, le talent de ces joueurs que tu insultais en les traitant de milliardaires en short, les passes si précises de Zidane, la capacité exceptionnelle de Messi à marquer, l’élégance de jeu de Platini et puis Best, le plus grand attaquant de l’histoire du foot! Mais j’ai préféré ne pas courir le risque. De quels arguments aurais-je pu me prévaloir, de toute façon? Un jour, tout de même, je t’avais fait remarquer qu’aller au cinéma et voir des films dont les vedettes touchaient autant de fric que les champions de football, se déplaçant, eux aussi, en jet privé me semblait assez contraire à tes valeurs. Tu m’as dit: “Tu as parfaitement raison, ce n’est pas éthique du tout, on va arrêter”. Je m’en suis mordu les doigts car à partir de ce moment-là nous n’avons plus été voir que des films d’auteurs confidentiels, des films des années 30 et 40, des films muets et des documentaires.

Ma chérie, mon amour, savais-tu que, petit, je jouais au foot au pied de mon immeuble avec les autres enfants? Et que, grâce au foot, sans totalement vaincre ma timidité, je me suis fait des amis, des vrais, des pour la vie? J’aurais pu te dire à toi, la militante de gauche, que c’était un sport de pauvres, à la base. Je me souviens: on avait le droit de jouer n’importe où, dans la rue, les terrains vagues, le jardin d’un camarade, la cour de récré de l’école. On fabriquait un goal avec nos sweat-shirts même pas de marque ou alors des imitations, une vieille paire de baskets et hop. Un ballon de foot, ça ne coûte presque rien, ce n’est pas comme les balles de tennis avec lesquelles tu joues trois fois et puis qui ne rebondissent plus! Le foot créait, comme on dit maintenant, du lien social. Il soudait entre eux les jeunes des milieux défavorisés, canalisant la violence dont ils auraient pu user pour combattre les inégalités qu’ils vivaient au quotidien. Il y a l’histoire officielle du football, celle que tu exècres, et puis celle qu’avec moi, plein de jeunes ont connue. Mais même cet argument-là, tu ne l’aurais pas accepté. Je me souviens de cette expérience, traumatisante, que tu as vécue et que tu m’as raconté les larmes aux yeux. Tu étais la marraine d’un gamin qui jouait au foot. Alors, quand il te demandait d’aller le voir, tu te pinçais, mais tu y allais, ça avait l’air de lui faire plaisir et puis à toi aussi, mine de rien, même si après j’en avais pour la soirée à t’écouter déblatérer sur les méfaits du football sur nos pauvres têtes blondes.

Petite parenthèse: nous n’avons pas eu d’enfants. Tu n’en voulais pas. La peur d’en faire un futur supporter de foot, je suppose, surtout si c’était un garçon. Je plaisante. Je sais bien que très tôt, tu as pris conscience des ravages du réchauffement climatique et conclu que la planète ne serait pas un très bon endroit à vivre, pour les prochaines générations.

J’aurais aimé, pourtant, voir ton ventre s’arrondir et atteindre la taille d’un ballon de foot.

Mais revenons à nos moutons — à nos ballons, si tu me permets ce jeu de mots un peu facile. Après le match, le papa du garçon, mari de ta meilleure amie, s’en est pris à l’entraîneur parce qu’il avait osé laisser son futur Mbappé sur le banc des remplaçants. Déjà, lors d’un match précédent, il avait insulté l’arbitre. Choquée, tu ne t’étais pas privée de leur dire à tous les deux ta façon de penser. Le gamin s’était mis à pleurer et les parents ont décrété ne plus jamais vouloir te voir. Tu as perdu ton filleul et tu en a été très affectée. Tu étais inconsolable. J’avais téléphoné aux parents pour essayer d’arranger les bidons, sans te le dire évidemment (décidément), mais ils n’ont rien voulu savoir. Ta détestation du foot est montée d’un cran, prenant une tournure obsessionnelle. Tu me montrais des chiffres: d’après ceux de l’observatoire des comportements de la Fédération française de football plus de 12 000 rencontres footballistiques posaient problème sur même pas une année. Les bénévoles n’étaient plus motivés, ils attrapaient peur et désertaient les associations abandonnant les jeunes à leur sort. Résultat, le football avait perdu 2 000 petits clubs ce qui a contribué au délitement de ce fameux lien social. Ce sport où est systématiquement valorisé l’attaquant (c’est tout dire) te rendait malade.

D’ailleurs…

C’était en 2010. La coupe du monde avait eu lieu en Afrique du Sud. Mandela s’était réjoui, disant qu’il se sentait comme un gamin de quinze ans. Pourtant, l’Afrique du Sud avait acheté sa coupe du monde auprès de la FIFA de l’époque. On avait parlé de corruption. Des montants allant jusqu’à dix millions de dollars! La même année, tu apprenais que celle de 2022 se déroulerait au Qatar, le pays qui bafouait le droit des femmes. Et celui des travailleurs. Et celui de la planète. Le bilan carbone de cette coupe du monde allait être catastrophique! La chaleur serait accablante, on aurait recours à des milliers de climatiseurs, des kilomètres de gazon américain seraient déroulés comme autant de tapis rouges, et la consommation électrique allait battre tous les records. Des centaines d’ouvriers décèderaient. Les instances footballistiques s’en foutraient comme de leur premier ballon. Tu as dit: “Je ne veux pas voir ça! — Bien sûr que tu ne la verras pas, cette coupe du monde, avais-je rigolé, tu ne regardes jamais aucun match!” J’ignorais alors à quel point cette réflexion était prémonitoire puisque, de fait, tu es morte quelques jours avant le premier coup d’envoi. D’un cancer.

“Par ta faute!”

Hein? Qui a parlé? Il n’y a personne. Je suis seul avec toi dans la pièce. Le rideau est tiré. Tout est calme. J’entends seulement, au loin, la sonnerie d’un téléphone. Suis-je victime d’une hallucination auditive?

À nouveau, j’entends ta voix:


“Tout finit toujours pas se savoir!”


Mon dieu. Tu savais! Qui a bien pu…? Je ne le saurai jamais. Ma punition. Et toi, pourquoi ne m’as-tu rien dit? Attendais-tu que je passe aux aveux? Mon silence t’a rongée et, et…

Je vais devoir vivre avec ça. Cette culpabilité.

Mon amour, ma chérie, je t’en fais solennellement la promesse. Cette coupe du monde 2022 se jouant au Qatar, je ne la regarderai pas. Plus jamais, je ne regarderai de match de football. Ni en vrai ni à la télé. Et quand, à la radio, ils annonceront des résultats, je l’éteindrai, comme tu faisais. Je me boucherai les oreilles. Je fermerai les yeux. Je ferai le mort.

Je te dois bien ça…

Je te dois bien ça

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