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Léviathan

To describe the Nature of this Artificial man…

Thomas Hobbes, 1651



L’épée de la loi est à double tranchant… et je m’en suis coupé les mains!

“À vouloir saisir une épée par sa lame et à main nue, tu t’en mordras les doigts, mon ami” m’aurait averti le bon Diogène. J’aurais dû écouter les conseils du mentor, un sous-système d’aide à l’utilisateur, mais non, j’étais sûr de moi, trop sûr, l’arrogance du pilote chevronné, une fois de plus, une fois de trop peut-être dans ma carrière de plongeur.

J’avais pris du speed pour me propulser dans l’exploration d’un nouveau dataset. Mon avatar, un chevalier lunatique affublé d’une quincaillerie mirobolante, nouvelle Bradamante, se battait contre la projection facétieuse d’un troll nain. Un géant dominant le paysage d’une campagne anglaise paisible tenait le glaive de la justice dans sa main droite. Son corps et son visage étaient ceux d’une multitude brouillée, querelleuse et hurlante. Comment tenait-il debout?

Dieu! Que la douleur ressentie fut violente lorsque je m’approchai du géant! Le troll nain avait été désintégré par un coup direct de ma morning star, ma vaillante masse d’épines en métal que n’aurait pas renié le Gritche. L’homme-foule avait rapetissé et semblait me défier, paré au combat singulier. Je suffoquais. Comment lire une expression dans le visage d’un milliard de visages animés de la même passion? “Je veux! J’existe! Je suis là! C’est moi, c’est mon visage à moi! De l’air!” hurlaient chacune des têtes qui poussaient sur le corps du géant, sur le visage du Gardien, car c’était lui, l’incarnation de la loi métallique qui paralysait Brüzel. Comment anticiper les mouvements de l’homme sans visage?

Je me contemplais dans un miroir. À la place de la masse d’arme, c’est moi qui tenais une épée d’une main, un sceptre de l’autre. L’homme-multitude était dans une stase profonde, la foule qui composait son corps, son visage, mon corps, mon visage tentait de s’échapper, de s’écouler à l’état liquide par tous les orifices de la peau de l’homme truqué que j’étais devenu, piégé par la boucle d’un programme de sécurité. Cet univers avait été conçu par un pervers narcissique.

Un instant plus tard, j’avais les mains ensanglantées et puis j’ai pris conscience d’un hochement de la tête, répétitif. J’avançais dans le dataset en dormant sur une autoroute pour véhicules autonomes, tout le monde progressait en essaim à la même vitesse sur trois bandes occupées en damier par des monoplaces ou des biplaces électriques intelligents. Le chemin était encore long jusqu’à Stargate, la Porte des Étoiles! Que c’était long! La circulation sur le Ring s’écoulait avec la viscosité d’une huile lourde. C’est la pression de ma vessie qui m’a forcé à me lever, reprendre contact avec le sol, un interrupt physiologique de haute priorité qui court-circuitait les pièges logiciels les plus sophistiqués. J’avais eu connaissance de collègues, des plongeurs moins expérimentés qu’on avait retrouvé chez eux le pied vissé au plancher de la console, en train de râler, barbotant dans leur marre de pisse et d’excréments, incapables de trouver le chemin de l’Exit.

Là, ce sont mes pieds nus, il y a de la poussière sur le plancher, des restes de terreau, c’est un peu humide, mes orteils se rétractent. Le tapis de sol a été souillé par les marques du matou qui hante les corniches. L’odeur âcre me prend à la gorge. Il a profité des quelques minutes de ma plongée pour s’introduire dans le conapt par la fenêtre ouverte. Mon airco est à l’arrêt, comme dans la moitié de Brüzel au nord du Kanaal. J’étouffe, toutes les fenêtres sont ouvertes pour créer un courant d’air. Le marquage du chat mâle n’est pas ce qu’il y a de pire. La moitié de la ville est en train de cuire pour permettre à l’autre moitié de se rafraîchir. Mais je dois bosser. Pendant que je vide ma vessie en poussant un râle de soulagement, le jet est bien droit, quel bonheur, je ne suis pas en train d’éclabousser la moitié du WC, j’éprouve un sentiment de décalage. Il fait nuit au-dehors dans le vieux Leyken. Ce ne sont pas quelques minutes qui se sont écoulées. Je suis parti pendant des heures. Si ça se trouve, l’affreux matou a convié ses potes pour une jam session pendant que je plongeais, inconscient de ce qui se passait à mes pieds. Combien de temps suis-je parti? Il faudra que je reconfigure le kernel de mon programme de protection. Je sens une douleur dans les mains, j’ouvre les paumes. Elles sont ensanglantées.

Trop, c’est trop. C’était quoi le taf? J’avais reçu la veille un mail crypté du commanditaire des missions spéciales, caisse noire, pas de facture, pas de trace, paiement en cash, juste une clé. En surface le travail se présentait comme quelque chose de tout à fait banal. Tu reçois quelques gigabytes ou hexabytes d’un mélange de données hybrides et d’impuretés et ton job consiste à nettoyer, cleaniser tout ça afin de restituer de la Pure Data, de la neige si tu veux, qui sera bonne pour les algos d’exploitation. En profondeur, le dataset contient des bouts de code dispersés que tu assembles en un exécutable avec lequel tu forces l’entrée d’un réseau. Il faut un pilote chevronné pour conduire ce type d’exploration. Le réseau s’appelait Wintermute, une compagnie d’assurances, une façade évidemment; en réalité le maître d’œuvre des programmes de verrouillage d’IA du Marcom. Il fallait explorer, miner et plus tard, dans une autre mission peut-être, faire sauter quelques verrous. Dans quel but? Ce n’était pas mon problème. Depuis que j’ai mis le doigt sur un gros bug dans un système d’aide sociale aux familles pauvres de Brüzel, je suis devenu indésirable pour les autorités de la Ville-Entreprise. Je me suis reconverti en mercenaire.

Il faut que je dorme maintenant, d’un vrai sommeil. Il faudra que je reprenne le collier de la sim-sim pour affronter l’homme sans visage, l’homme multitude… Il faudra… demain. J’ai nettoyé les plaies et pansé mes mains. Cela ne vous arrive pas de vous gratter au sang dans votre sommeil? C’est ça, c’est exactement ce qui m’est arrivé… ou alors ce sont les chats qui se sont vengés du départ de leur copine. Ou alors?

Léviathan

?
Belgique
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