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L’Amour vrai

Ce qu’il s’apprêtait à faire, à cette heure avancée de la nuit, ne rendrait pas le monde meilleur. Pas bien pire non plus, cependant, pensa-t-il par un de ces haussements d’épaules de l’âme dont il était coutumier. Il écrasa sa cigarette dans la lumière blanche de la lampe de bureau et revint à la souris — mais, au moment de cliquer sur Send, sa main hésita encore une fois. Il se renversa brusquement en arrière sur la chaise, considérant une énième fois l’email sur l’écran. La liste des destinataires était conséquente; l’impact serait immédiat, la crédibilité de la journaliste, irrémédiablement entachée. Suffisamment, en tout cas, pour empêcher sa nomination à la tête du RAJE. Cette nouvelle plateforme éthique née pendant le COVID (le Réseau alternatif du journalisme européen) combattait la désinformation par des actions coup de poing: affichage géant d’images manipulées en collaboration avec des streetartists, actions judiciaires pour fermer des sites de désinformation, diffusion massive de deep fake qui, générés par IA, mettaient en scène des personnalités publiques de façon provocatrice… Julie avait joué un rôle de premier plan dans ce réseau et était rapidement devenue une figure médiatique incontournable. Elle, elle pouvait rendre le monde meilleur. Pour ça, il l’avait admirée autrefois. D’ailleurs, même quand elle avait fait ce qu’elle avait fait, le mois dernier, il l’avait, une seconde encore, trouvée admirable. Puis la haine était venue, bien sûr.

Il relut le texte. Un exemple de ce qu’il savait faire de mieux. À ceci près que, pour une fois, tout était vrai. Bien sûr, cette vérité avait été soigneusement sélectionnée. Mais après tout, pensa-t-il presque sincèrement, le passé des êtres est un vaste continent et il est impossible de tout dire. Quelque chose d’indéfinissable, cependant, le retenait d’envoyer le mail — ce dont il s’agaçait plus à chaque minute qui passait.


En tant qu’ancien de la maison, il ne lui avait pas été difficile d’accéder aux archives de Voilà. Longeant les rayonnages d’armoires immaculées, il avait eu un mouvement de dégoût involontaire, s’étonnant que de pareils torchons soient conservés comme des livres précieux. Dans les numéros des années 90, il avait reconnu ses photos les plus juteuses. Un soir, à la sortie du Louxor, il avait piégé Kyndall Kendrick, starlette d’un été, s’oubliant entre les bras de deux hommes; le flash blafard faisait ressortir la blancheur du sous-vêtement glissé sur la cuisse. Julie avait souvent légendé ses photos — avec un certain talent. Sous celle-là: L’été sera chaud! Kyndall en flagrant délit de pelotage! Celle qui cartonne au hit-parade avec Hot sait de quoi elle parle… La chanteuse n’a pas fait de commentaires sur l’identité de ses partenaires — mais leur a-t-elle demandé leur nom? Ça ne cadrait pas trop avec l’éthique du RAJE.


De cette époque, on ne pouvait rien Googler: c’était pré-Internet. Et même si Voilà possédait un impressionnant service d’archives, jamais ces tabloïds ne seraient scannés pour être mis en ligne. Par ailleurs, aucun “article” n’était signé. Mais tout cela — qu’on puisse accéder ou non aux textes, qu’ils portent une signature ou pas — n’avait aucune importance: les vérités, fausses ou vraies, n’avaient nul besoin de preuves pour se répandre. Il suffisait de cliquer et la rumeur se propagerait: la vertueuse Julie Malmende avait commencé sa carrière dans les égouts du journalisme et était restée on ne peut plus discrète à ce propos.


C’était elle, pourtant, qui lui avait permis de croire à nouveau. À trente ans, il avait déjà cédé beaucoup de terrain à l’idéal, et elle, elle avait la foi. Il l’avait vu tout de suite, ce lundi où elle avait débarqué à la rédaction. Elle tempêtait, contrariée au plus haut point d’avoir atterri à l’accueil d’un tabloïd par une erreur d’aiguillage de l’ANPE. Elle voulait travailler dans un vrai journal, articulait-elle en détachant les syllabes face à l’impuissante secrétaire. La passion sur ses traits, Guillaume l’admirerait pendant des années: à chaque débat qu’ils auraient, à chaque dispute, qu’elle ait raison ou tort, et puis, dans sa façon de se donner sans réserve quand ils faisaient l’amour. Très vite, son feu lui fut indispensable.


C’était en réalité la façon dont elle disait les choses, plus que ce qu’elle disait: à cette époque, des années avant l’accident, elle était loin de se passionner pour la déontologie journalistique. Elle avait dix-huit ans et venait de claquer la porte de la maison au nez de son père, un avocat d’affaires bordelais qui, évoluant dans les milieux interlopes, avait refusé de financer son école de journalisme — il conspuait les fouille-merdes. Travailler pour la presse-caniveau ne constituait pas la meilleure stratégie de démenti du jugement paternel et c’est cela — un agacement prodigieux, dénué de toute considération morale — qui alimentait la belle indignation de Julie.


Venant au secours de la réceptionniste, Guillaume s’était approché; une présence tranquille, un sourire — il avait pris Julie à l’écart et lui avait offert un café. Il écoutait si bien qu’elle avait fini par se taire et il l’avait convaincue de faire un essai. Il faut bien commencer quelque part, non? Connaître le trash de l’intérieur, c’est une expérience aussi. Pleine de surprises. Le récit de sa planque foirée, au fond du jardin d’un chanteur adultère qui, furieux et nu, avait poursuivi Guillaume en le menaçant avec un immense poivrier, avait fini de la charmer. Il avait raconté ça d’une façon qui mettait de côté la morale; il avait appris, pour lui-même, à le faire.

Il n’en avait pas toujours été ainsi. Il avait eu des convictions, des valeurs. Plus que Julie à dix-huit ans; autant que Julie aujourd’hui quand elle martelait l’importance de la déontologie dans les podcasts du RAJE. Il avait eu une conscience. Jusqu’à l’âge de dix-sept ans. Dans le bureau du directeur du lycée, Berger avait encore sur le visage les marques des coups. Rouge, violet, jaune, Guillaume ne l’avait pas raté. Lui n’avait que quelques égratignures sur les mains: là où les poings avaient frappé. Il était convaincu que ça avait joué en sa défaveur. Cette image d’eux — un type en chemise à carreaux, chétif et tabassé, à côté d’un grand gars mal peigné, réputé “élément perturbateur” — ça avait été ça, les preuves. Guillaume avait répété, supplié: J’ai tous les brouillons à la maison, je peux vous montrer! Mais cela n’avait pas été nécessaire: la prof de philo avait décidé que Mickaël Berger avait rédigé le travail de fin d’année que s’était approprié Guillaume Blanc. Que Berger avait bien fait de s’ouvrir à sa professeure du racket odieux par lequel Blanc le lui avait soutiré. Que les représailles physiques sur Berger n’avaient qu’aggravé le cas de Blanc. Que Blanc prouvait chaque jour son absence totale d’intérêt pour l’école en général et le cours de madame Grange en particulier; qu’il était impensable qu’il soit l’auteur de “Le reportage photographique de guerre”. Mais si, c’est moi qui l’ai écrit! Et je fais des photos! J’ai lu les livres… J’ai été au centre de doc, j’ai…— Écoutez Blanc, soyez raisonnable. Vous profiterez de votre semaine de suspension pour rédiger votre travail. De façon personnelle. Mâchoires et poings serrés, Guillaume avait senti quelque chose de faux dans l’air. Vous couchez ensemble ou quoi? avait-il lancé au directeur qui ne voulait pas désavouer l’enseignante — intuition qui lui avait valu le renvoi définitif et immédiat de l’établissement. À la maison, le père aussi avait montré la sortie: entretenir son fils encore un an pour qu’il ait le Bac? Il avait eu sa chance; maintenant, mieux valait qu’il se trouve un métier.


Tout plutôt que Saint-Etienne. Monté à Paris, Guillaume s’était fait engager comme plongeur au Terminus, une des brasseries en face de la Gare du Nord. Les jours de congé, il faisait des piges, imaginait des sujets de reportage et, pour tenter de gagner de l’argent facile, traînait avec les paparazzis devant les hôtels de luxe, à la sortie des studios de télé, au pied des hôtels particuliers. Par chance, par malchance, l’occasion s’était présentée très vite: une photo volée de Sophie Marceau dans une robe en cuir noir très dénudée, assez vulgaire, démentant son image de petite fiancée des Français. La somme payée par Voilà avait confirmé à Guillaume que la vérité ne comptait pas: ce qu’il fallait, c’était le pouvoir d’imposer sa version des faits. À la fois meurtri et stupéfait, il ne s’interrogea plus très longtemps sur le camp à choisir. D’autant qu’il se découvrait doué pour le job. Il était vif; il avait l’œil, la souplesse, le cadre facile. Quelques mois plus tard, il causait le divorce d’une présentatrice météo en exposant sa relation avec le ministre des Sports, puis contribuait au lynchage médiatique du directeur d’une fondation catholique conservatrice en révélant son homosexualité. Bientôt, il participait du monde de la presse à scandale, touchant régulièrement de grosses sommes (plus d’argent que son père n’en avait jamais ramené). Considérant la vue de la terrasse du magnifique appartement qu’il louait en plein Paris, il se consolait comme il pouvait de n’être pas devenu un vrai journaliste. Que serait-il devenu sans l’appareil photo, cadeau pour ses seize ans de l’oncle André? Guillaume songeait parfois à cet homme un peu pathétique, instituteur, s’enflammant pour l’art sans trouver son public dans une famille d’ouvriers usés. Était-il au courant de la “carrière” de son neveu? Pas sûr qu’il eût approuvé l’usage qu’il avait fait du Nikon.

Mais l’art ne disait pas plus la vérité que les tabloïds, pensa Guillaume en écrasant l’énième clope dans le cendrier de sa mauvaise foi. Au fond, les images ont leur propre vérité, elles disent bien toujours quelque chose de vrai… C’est en tout cas ce dont il s’était convaincu quand il avait négocié son âme meurtrie contre un certain confort de vie. Ce marchandage, il l’avait enseigné à Julie, l’aidant à progresser dans l’art infâmant de l’allégation interrogative, tout au bord de la diffamation. Pourtant, plus tard, quand elle s’était trouvé cette devise — La vérité triomphe toujours — une partie de lui, pas tout à fait morte, avait eu envie d’y croire à nouveau. Avec elle, la question s’était posée de repasser de l’autre côté de l’éthique. Mais revient-on de l’ombre?


Quand elle avait parlé de faire du bon journalisme, il avait immédiatement pensé au loyer. Elle, bien sûr, ne se posait pas la question de l’argent; dans son milieu, personne ne se la posait. C’était après l’accident du Pont de l’Alma. Quand Guillaume était rentré, il était sonné. Tu étais là-bas? Oui, il avait fait partie de la meute qui avait pris en chasse la voiture de Lady Di. Pendant plusieurs semaines, ils n’abordèrent pas le sujet. Insidieusement, quelque chose dans l’admiration que Julie avait pour lui se brisa. Comme la plupart des Français qui allaient se détourner massivement de la presse à scandales, elle redécouvrait la notion d’intégrité journalistique. Tu comprends, je ne pensais pas qu’on pouvait entraîner la mort d’une personne en faisant ce qu’on fait. Je veux arrêter. Je voudrais qu’on arrête tous les deux. En disgrâce, il prit le parti de hocher la tête. Petit à petit, sur la terrasse, c’était elle qui parlait et lui qui écoutait. C’est là qu’un jour elle avait eu cette phrase définitive: La vérité triomphe toujours.


Ils quittèrent Voilà. Elle écrivit pour une chaîne de télé et commença à traîner avec des activistes du journalisme critique. Lui, couvrait des festivals et des concerts et, sur ses encouragements, recommença à écrire — une rubrique société dans un hebdo minable. Quand il n’arrivait pas à croire à ce qu’il faisait, il avait cette arithmétique: je crois en elle, et elle y croit pour deux. CQFD.


Si elle était la favorite pour l’élection du RAJE, c’est que son parcours exemplaire avait retenu l’attention. Elle s’était, au fil du temps, attiré les sympathies unanimes de la presse critique — un journalisme de gauche qui s’offrait le luxe de longues enquêtes de terrain et se rengorgeait de ses privilèges, quand la plupart des gens du métier devaient composer avec des commandes d’articles moins longs, donc moins payés, mieux adaptés à un lectorat sursollicité. Guillaume ne pouvait pas se permettre d’avoir une éthique: il devait gagner sa vie. Son talent, il le mettait désormais au service de la presse en ligne, sans distinction idéologique: tous les titres cherchaient le click à tout prix et il savait comment susciter, par le scandale, l’allusion, le demi-mensonge, cette malsaine curiosité. Julie, elle, avait réussi à se placer de l’autre côté de la barrière, dans la caste des saints journalistes. De loin, était, en quelque sorte, fier d’elle, à défaut d’être fier de lui.


En tout cas jusqu’à ce qu’elle entame sa croisade contre les sites d’Adam Danilovitch. Parmi les jobs de créateur de contenu de Guillaume, c’était le mieux payé. L’appel d’air avait été phénoménal pendant le COVID: le manque d’informations fiables poussait les citoyens à s’informer aux sources les plus variées — surtout si elles confirmaient leurs pires craintes — et la forte consultation des sites entraînait des revenus publicitaires considérables. Guillaume avait écrit contre le manque de masques puis contre le port du masque, contre l’absence de vaccins puis contre leurs dangers, et depuis, suivait la vague: théories géopolitiques vaseuses, complicité des gouvernements, domestication des populations. La dernière création de Danilovitch faisait de l’œil à la fachosphère et le mois dernier, tous les sites avaient été fermés par décision judiciaire. Dans les interviews qu’elle donnait, Julie se félicitait des résultats de l’action du RAJE.

Elle ignorait que Guillaume écrivait pour ces médias. Pour une fille en quête de vérité, elle ne voyait décidément pas ce qui était sous son nez, pensa-t-il avec un cynisme à la mesure de ses sentiments fanés. Quand elle avait découvert, à cause d’un courrier, qu’il continuait à travailler pour des tabloïds anglais — le Sun, Hola: des photos volées de célébrités françaises — il lui avait asséné d’évidence: Comment tu crois que je paie le loyer? Elle avait parlé de trahison. Je m’en fous de l’appart, du fric, mais que tu m’aies menti tout ce temps, je peux pas. Partie pleurer à Bordeaux, elle avait refait surface à Paris grâce au soutien financier de sa mère, dans la mouvance critique issue des Forums sociaux. Vingt ans plus tard, elle était la figure de proue du journalisme éthique. Ne pouvait-elle le laisser pourrir en paix?


Il l’avait tant aimée, tant cherchée. La vérité. Mais il n’était plus temps. Tout ce qui restait de cela — de la possibilité d’une conscience, de l’admiration qu’il avait eue pour elle, de l’espoir qu’elle lui avait donné de devenir meilleur — devait mourir une fois pour toutes. Il fallait qu’il se le prouve: il n’aurait pas pu faire autrement. Il déplaça le curseur sur l’objet du mail et indiqua: La vérité finit toujours par triompher.


Après avoir cliqué sur Send — après la dissipation de l’adrénaline — il sut. Il ne guérirait jamais d’elle, de son intransigeance. Mais au moins, maintenant, elle ne pourrait que le détester. Elle n’attendrait plus rien de lui, jamais, que ce qu’il était devenu.

L’Amour vrai

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