L’Apothéose
Ce matin, je me suis levé comme tous les matins. Rien pourtant ne m’y force. Cela fait bien longtemps — trop longtemps — que je suis retraité. Je vis seul avec mon chat. Plus de femme, et je ne m’en plains guère. Des enfants et petits-enfants, mais quelquefois je me dis qu’ils ont oublié que je suis encore en vie. C’est comme ça, quand on a intégré la catégorie des seniors: on n’existe plus, pour personne. Juste un vestige, un “vieux papy” ou une “petite mamy”, selon les expressions à la mode. Sans famille, sans amis, sans personne pour se soucier de vous. Les petits-enfants sont trop petits, les enfants devenus grands sont trop grands et ont autre chose à faire, de plus important. Ou bien ils vous en veulent d’avoir été jadis trop ceci ou pas assez cela, sans se dire qu’on a fait ce qu’on a pu et que, de toute façon, ils ne feront pas mieux. Le temps passera jusqu’à ce triste jour où eux aussi se retrouveront désespérément seuls, oubliés de tous, abandonnés. Et puis ils mourront dans l’indifférence, avant que tel ou tel de leurs descendants vienne piller leur demeure, déchirer leurs livres, jeter à la brocante leurs trésors et leurs souvenirs.
Mais les traditions sont tenaces: je me lève entre 8 et 9 h, tous les jours, même le dimanche. Je fais ma toilette, je m’habille comme naguère, lorsqu’il me fallait rejoindre mon bureau de proviseur au collège Saint-Hégésippe: chemise, cravate, costume avec veston… Vers midi, je passe chez le libraire acheter le journal, puis je me rends au petit resto, non loin de chez moi, où j’ai mes habitudes. Lorsqu’il fait beau, je m’installe sur la terrasse où je déjeune, comme disent nos voisins français, en lisant. Car j’ai toujours un livre dans la poche de ma veste, et je dévore mon vol-au-vent ou mes chicons au gratin en poursuivant ma lecture de la veille, après quoi je prends un café que je savoure en parcourant les nouvelles dans Le Soir ou Le Monde. De temps à autre, je lève le nez et observe, dans le square tout proche, les mamans avec landaus et les gamins qui, de toboggan en château gonflable, jouent — déjà — à être le plus fort.
Tout cela est vrai et correspond bien exactement à ma triste petite vie sans intérêt. Pourtant, il y a dans cette description ce que les bons pères de mon enfance appelaient “un mensonge par omission”. Certes, le dernier Le Clézio dort au fond de ma poche; il est vrai aussi que je parcours distraitement, chaque midi, la une du Soir. Mais il y a plus, il y a autre chose. Il y a cet engin dont plus personne ne peut se passer aujourd’hui, ce petit rectangle lumineux et lisse qu’il suffit d’effleurer d’un doigt pour tout savoir sur tout. Ce sont les potaches dont j’avais naguère à m’occuper qui m’ont, bien malgré eux, initié à ces mystères. En ai-je confisqué, des smartphones et autres téléphones portables, à cette heureuse époque ! Cela m’a permis de les analyser sous toutes leurs coutures, d’applis en réseaux prétendument sociaux, tels Facebook, Insta, TikTok, WhatsApp, Snapchat, Twitter, Pinterest, Telegram et tant d’autres qui n’ont désormais plus de secrets pour moi. Je me suis émerveillé — puis amusé — de découvrir que ces téléphones sont aussi des appareils photo, des caméras et des enregistreurs avec lesquels on peut photographier, filmer et enregistrer n’importe qui, n’importe quoi, et le “mettre en ligne” dans la foulée, tout comme on peut répandre fake news et vidéos trafiquées… J’ai appris que les bons vieux badauds du temps passé se sont mués en voyeurs-journalistes-reporters-cinéastes-lanceurs d’alerte-délateurs et diffuseurs de n’importe quoi, pourvu que les images ou les prétendues révélations soient aussi choquantes, croustillantes et sanglantes que possible. C’est ainsi que le moindre accident de roulage donne lieu à d’incroyables embouteillages de vidéastes en tout genre qui, plutôt que d’alerter les secours ou de venir en aide aux victimes, filment joyeusement leur agonie pendant que d’autres dénoncent je ne sais quels responsables potentiels et appellent au lynchage.
Quoi qu’il en soit, maintenant que j’ai devant moi un océan de temps libre, je me suis acheté l’un de ces objets, et j’avoue que, comme mes élèves jadis, je ne peux plus m’en passer. J’éprouve, moi aussi, un certain plaisir à visionner toutes ces images de drames et de tragédies, et je ressens même une forme de frustration à ne pas m’être trouvé dans les conditions d’y assister pour de vrai, à n’avoir pas été acteur dans la catastrophe.
Vous me direz peut-être qu’il y a là quelque chose de malsain, mais vous aurez tort.
Car quiconque a jamais partagé la vie d’un chat le sait: angora de race ou matou de gouttière, l’animal est curieux, ce qui ne l’empêche pas de se montrer prudent. Qu’un élément inconnu apparaisse dans son champ visuel, il l’observe, s’approche lentement, le renifle. Cette chose est-elle intéressante pour moi? semble-t-il se demander. Qu’est-elle, d’où vient-elle? Mais que survienne un être ou un objet susceptible de constituer un danger potentiel, bruit intempestif, chien, être vivant plus gros que lui, engin motorisé et bruyant, et le voilà qui se cache dans l’un de ces lieux invisibles et sombres qu’il affectionne. Il continue d’observer ce qui l’entoure, dans l’ombre, semblant se délecter de voir sans être vu.
Bien d’autres animaux, surtout les plus intelligents et donc, en quelque sorte, les plus proches de nous, se caractérisent eux aussi par une grande curiosité. Sans doute parce que ce prétendu “vilain défaut” est gage d’évolution, d’invention, de découverte. C’est notamment le cas de notre cousin le chimpanzé, mais également du dauphin à ce qu’il paraît. Curieux, mais pas téméraires: tout danger possible déclenche chez eux comme chez Raminagrobis une saine réaction de fuite ou d’agressivité.
Quant à l’animal humain, c’est dès son plus jeune âge qu’il cherche à comprendre et explorer son environnement. Il touche, il goûte, il écoute, il se dissimule derrière les portes pour surprendre ce qu’on veut lui cacher, et très vite se lance dans la ronde des “pourquoi?”. Rien de plus naturel.
Et puis il grandit. Il devient homme.
Le gamin curieux se mue en badaud. Il suffit qu’un événement insolite se produise, et le voilà qui se précipite, qui interroge, qui sort son smartphone pour photographier et filmer. Que se passe-t-il? Pourquoi ces ambulances, ces voitures de police? Y a-t-il des morts? Et ces détonations, ces cris, d’où viennent-ils?
Un attroupement se forme, grandit. On veut savoir, et si l’on ne sait pas, on invente.
Qu’un accident se produise sur la route et, très vite, c’est l’embouteillage. On ralentit, on cherche à voir, on prend des risques imbéciles, juste pour filmer le sanglant spectacle et, surtout, pour le diffuser. En direct de préférence.
Curiosité morbide, goût de l’atroce, satisfaction de se savoir soi-même hors de danger. Plaisir terrible et barbare de se repaître de la souffrance ou de la mort d’autrui. La guillotine, nous dit-on, attirait des foules de spectateurs, tout comme quelques siècles plus tôt les combats de gladiateurs dans les arènes romaines, ou un peu plus tard les cirques et autres “musées des horreurs”.
De nos jours, plus besoin de se rendre place de Grèves ou d’acheter son billet d’entrée au théâtre de monsieur Barnum. Il suffit de consulter l’une des innombrables “applis” accessibles sur son smartphone, qui offre à qui veut des multitudes d’images atroces: morts sous les bombardements ou dans un attentat sanglant, vidéos de guerre, de massacres, de tortures, de cadavres éventrés, de corps démembrés, de femmes et d’enfants violés, de morts pourrissant dans les rues dévastées. L’on savoure, l’on jouit du spectacle et l’on soupire que, grâce au ciel, on n’est pas concerné. Moi, je ne suis pas blessé, je suis bien vivant, je ne hurle pas de douleur ou de terreur comme ces fantoches à peine humains, sur l’écran. Je suis à l’abri.
Et puis il y a les “réels” qui nous offrent mille et une images d’adorables chatons ou de véritables monstres humains: enfants hydrocéphales, malformations en tout genre, femmes à barbe, Elephant Man ou Homme qui rit. Affreux, n’est-ce pas? Moi, heureusement, je suis normal.
Et je ne vous parle même pas de notre étrange fascination pour les tueurs en série et pour les scandales, en général. Choquant? Peut-être, mais tellement humain, tellement… normal, justement.
D’ailleurs, si l’on réfléchit, les cancers du roi de Grande-Bretagne et de la princesse Kate, les excès de Gérard Depardieu, la disparition du “petit Émile”, les rages de dents ou la moumoute d’Emmanuel Macron, les déboires judiciaires de l’inénarrable monsieur Trump, et tous ces autres drames qui touchent les grands de notre monde dégénéré, somme toute, ils ne sont que justice. Car ces stars, ces têtes couronnées, ces sportifs célèbres et ces influenceuses siliconées, ces serial killers et ces terroristes même, pourquoi échapperaient-ils à ce qui fait notre quotidien, à nous, membres de cet anonyme vulgum pecus aux fins de mois difficiles, guettés par le malheur qui sans répit parcourt les rues de nos cités sans que personne s’en soucie? Ces people, du moins, rencontrent la gloire, fût-ce celle de souffrir ou de mourir aux yeux de tous. On les envie, on les admire, on les déteste, on les craint, on commente leurs moindres faits et gestes. On les connaît, en tout cas. Ils existent avec force au travers de ces écrans qui vibrent dans nos poches.
Tandis que moi, je vous le demande, qui me connaît encore, quand mes enfants eux-mêmes ne se souviennent ni de la date de mon anniversaire ni de mon adresse ou de mon numéro de téléphone?
Il suffirait de pas grand-chose, me suis-je dit ce matin, pour que j’aie droit moi aussi à mon quart d’heure de gloire. D’autant que, de nos jours, ce fameux quart d’heure AndyWarholien se voit démultiplié à l’infini par les innombrables médias nauséabonds dont nous ne pouvons plus nous passer. Il dure des jours, des semaines, des mois parfois.
Alors je suis descendu dans la cave de la maison familiale où je vis, j’ai fait des fouilles dans les souvenirs laissés par l’un ou l’autre aïeul qui fut résistant en son temps. Le revolver qu’il m’avait montré un jour et qui m’avait fait rêver, les munitions: tout était là, dans la poussière. Intact, en état de marche.
J’ai ajusté mon smartphone sur la perche à selfies. J’ai collé ensemble de grands morceaux de carton, débris de boîtes Amazon et Delhaize, et j’y ai écrit, en très épaisses lettres noires, mon nom et les mots qui me rendront enfin (mais provisoirement) célèbre lorsque je me filmerai en train d’abattre, d’un geste sûr et précis, toutes les mères et les enfants que je pourrai atteindre. Cela fera autant de futurs salauds, autant de voyeurs en puissance, autant de crétins et de narcissiques imbéciles en moins. Quand j’entendrai les sirènes de police, j’enverrai ces images “d’un simple clic” sur tous les réseaux sociaux auxquels je suis abonné. Puis je retournerai vers moi l’objectif photographique en même temps que le canon du Browning 6,35 de pépé et, d’un seul geste, j’assurerai ma renommée. L’apothéose, enfin…
Je suis assis là, au soleil, avec à mes pieds le sac qui contient mon affiche, mon joli revolver et toutes les boîtes de munitions que j’ai ramenées de la cave. Devant moi, la perche à selfies attend sagement son heure. Certains passants me regardent en riant, des ados se moquent ouvertement de ce vieux type qui joue aux mêmes jeux qu’eux.
Je souris, moi aussi, du plaisir de me trouver sur cette terrasse accueillante, à déguster le plat du jour, une excellente blanquette de veau, en savourant lentement un verre de Chardonnay.
Le dernier repas du condamné… l’ultime jouissance du héros. Et je me dis que la vie peut être douce quelquefois.