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L’incompétente de Schaerbeek

En 2004, Laurie obtint l’agrégation de l’enseignement secondaire supérieur. Elle ne célébra pas cette réussite par une fête grandiose ni par des festivités spéciales le jour de la remise des diplômes. À peine appela-t-elle sa mère, qui la félicita chaleureusement, tout en exprimant ses préoccupations concernant son choix de quitter son emploi pour devenir enseignante.

— Ton père avait fait ce choix avant toi, et il a trouvé ce métier très difficile.

— Mais je ne suis pas mon père, maman.

— Non, ma chérie, mais tu as un bon emploi où tes compétences sont reconnues. Tu sais, au début de l’enseignement, avant d’avoir une place stable, c’est très difficile. Et tu as déjà 30 ans…

— J’ai besoin d’un travail qui ait du sens. C’est la seule chose qui compte pour moi actuellement. Et j’aime bien les adolescents…

Laurie abordait l’existence par ses aspects positifs, ce qui lui réussissait bien. Loin des craintes anticipées par sa mère, elle trouva rapidement un poste à temps plein dans une école à Schaerbeek. La directrice lui offrit même le choix des matières à enseigner:

— Nous avons plusieurs départs à la retraite cette année parmi nos professeurs. Vous pouvez choisir de donner le cours de formation géographique en transition générale ou bien de travailler dans l’option qualifiante pour former les futurs éducateurs.

— Êtes-vous sûre que c’est à moi de choisir?

— Oui, absolument. Tant que nous respectons la réglementation et que chaque classe a un enseignant devant elle, je suis satisfaite.

Laurie, en quête d’un engagement centré sur l’humain, opta pour la section de qualification. Sa décision préoccupa sa mère et ses amis:

— Et ton école, elle est dans le Brabant wallon?

— Non, non, à Schaerbeek.

— À Schaerbeeeek? (Invariablement, on répétait “Schaerbeeeek”, en allongeant délibérément le é). Mon dieu, es-tu sûre?

Laurie ne s’en formalisa pas. Son attitude positive persistait et dès le premier jour, elle sut qu’elle avait fait le bon choix. Les cinq enseignants de l’option qualifiante collaboraient depuis des années, chacun apportant sa spécialité et partageant les responsabilités de gestion des cours, des stages et des séminaires.

Pour faciliter leur collaboration, l’équipe se réunissait deux heures chaque lundi matin pour coordonner les cours, définir les objectifs, organiser les stages et résoudre les problèmes pédagogiques et disciplinaires. Après quelques semaines d’adaptation, Laurie éprouva le sentiment d’avoir enfin trouvé un travail humainement enrichissant.

Bien que les élèves ne fussent pas toujours des plus académiques, et malgré les défis liés à certains comportements indisciplinés, la satisfaction de voir de jeunes adultes obtenir leur diplôme après deux années d’efforts compensait largement les difficultés rencontrées.

Laurie appréciait le travail d’équipe. Lorsque la Fédération Wallonie-Bruxelles introduisit des modules basés sur des “situations d’intégration professionnelle significatives” pour les options qualifiantes, elle s’impliqua pleinement dans le projet avec ses collègues. Leur travail fut salué et recommandé comme en exemple par les détachés pédagogiques du secteur de l’aide aux personnes.

Les années passèrent et Laurie resta fidèle à son poste. Certains de ses collègues envisageaient leur retraite. Ce fut le moment où le Ministère, qui avait apparemment besoin de s’occuper, s’avisa soudainement que, dans l’enseignement, les directions choisissaient parfois de nommer à des postes des professeurs qui n’avaient pas le diplôme le plus indiqué pour donner un cours. En haut lieu, on en était certain: un bon pédagogue ne se détermine que par la formation qu’il a suivie lorsqu’il avait 20 ans… Tout le reste, l’expérience, la sensibilité humaine, la résistance au stress, les capacités de collaboration n’ont que peu d’importance pour faire ce métier, qui ne demande guère de compétences annexes. Il devint vite intolérable d’imaginer qu’une direction d’école continue à gérer elle-même son équipe professorale. Laisser aux établissements scolaires le contrôle d’une réalité qui était la leur! Quelle ineptie!

On instaura donc une modification majeure qu’on intitula fièrement “la réforme des titres et fonctions”. Il ne serait plus question qu’un enseignant puisse donner un cours pour lequel il n’avait pas une formation déterminée, et on créa une liste de diplômes indispensables pour les cours.

Tasnim, une jeune femme à la motivation de fer, intégra l’équipe des professeurs d’option. Dynamique et enjouée, elle eut vite un très bon contact avec les élèves. Tasnim aurait dû être infirmière et psychopédagogue pour prétendre donner les cours qu’on lui avait attribués. Hélas, elle était psychologue, et son diplôme de la Croix-Rouge n’entrait pas dans la liste des “titres et fonctions”! En cours d’année, la Fédération Wallonie-Bruxelles, affolée de découvrir qu’une jeune femme aussi manifestement incompétente se trouvait face à des élèves, fit savoir que son contrat ne pourrait en aucun cas être poursuivi l’année suivante. Tasnim, pleine de ressources, postula en Haute École. Son profil fut apprécié et elle partit former des éducateurs spécialisés, puisqu’elle n’était apparemment pas capable de donner des cours en secondaire. 

Peu à peu, on morcela le travail. Chaque enseignant quittant l’option qualifiante était remplacé par plusieurs personnes. De nombreux professeurs n’obtenaient qu’une heure ou deux par classe. Ils devaient donc compléter leurs horaires dans d’autres écoles. Les élèves du qualifiant, qui fonctionnaient à l’affect, perdaient les référents qui pouvaient les cadrer et les connaître, les incivilités s’accrurent au sein du public de la section.

— C’est compliqué pour les nouveaux profs, expliquait Laurie à la direction. Ils ont du mal à connaître les élèves, et ils sont donc plus vite tentés de partir.

— Oui, mais au moins ils sont compétents!

— Ah… Euh, oui, sans doute. Comme les anciens enseignants l’étaient aussi, sauf que cela devient difficile de travailler en équipe.

— Ah bon? Mais pourquoi cela?

— Comme ils n’ont pas un horaire complet, c’est très compliqué de pouvoir faire des réunions.

— Ah, mais ça ne va pas, ça! Le travail collaboratif est maintenant obligatoire. Il va falloir être créative, Laurie!

— Je fais comment? Marc n’est là que le lundi et Mohamed ne vient pas le lundi. Les autres cumulent trois écoles, quant à Sonia elle quitte l’enseignement, elle en avait assez de ne venir que pour 4 heures.

— Allons, allons, pas de défaitisme! Les profs, ça râle tout le temps.

— Moi? Défaitiste? Mais vous réalisez que vous venez de renvoyer Thomas qui était un très bon prof! On marche sur la tête!

— Que voulez-vous? Il n’avait pas le titre requis!

— Et donc je vais devoir former un nouveau collègue qui risque de partir aussi!

— Trouvez une solution, Laurie. Et respectez la réglementation, vous savez que c’est primordial pour moi.

Laurie s’épuisait à tenter d’organiser un travail collaboratif impossible, finissant par assumer, seule derrière son ordinateur, la gestion des manquements de chacun.

À la fin de l’année, Laurie se sentait fatiguée comme jamais. À 50 ans, le poids de son travail lui semblait désormais peser cent fois plus. Elle soupira. Cette situation devait cesser. Après tout, elle avait toujours su voir le bon côté des choses.

Elle se rappela qu’il y avait des années, on lui avait proposé de donner le cours de formation géographique en transition générale. Peut-être était-il temps de changer de cap. Donner un cours théorique, avec des élèves plus intéressés par les connaissances que par les interactions sociales, une matière qu’elle pourrait gérer seule, sans dépendre de ses collègues. Elle sourit et se dirigea vers le bureau de la secrétaire.

— Bonjour, Paulette, je voudrais savoir si je peux reprendre les cours de formation géographique non attribués l’année prochaine.

— Attends un instant, Laurie, je vais vérifier tes titres et fonctions. Je prends tes diplômes… Ah… Houlaaa…

— Qu’est-ce qui se passe?

— Tu n’as malheureusement aucun titre requis pour donner des cours chez nous.

— Pardon? Mais je suis là depuis 20 ans.

— Oui, tout à fait. Tu as eu la chance d’être nommée, donc tu gardes ton emploi, mais si tu arrivais maintenant, tu ne pourrais pas travailler ici.

— Donc en sortant de mes études, j’étais plus compétente qu’avec mes 20 années d’expérience actuelle?

— Oui, il aurait fallu directement prendre des heures en transition générale, tu aurais été nommée et tu serais tranquille.

— C’est débile.

— Non, c’est juste administratif.

Le premier soir des vacances d’été, Laurie se sentit aussi abandonnée qu’une canette de bière vide. Écœurée, elle qui “avait la chance d’être nommée” malgré son absence de compétences pour effectuer ce boulot d’enseignante qu’elle assumait depuis 20 ans, en eut subitement ras le bol.

Un “ding” sonore l’informa qu’un mail venait de lui arriver. Elle y jeta un œil distrait. Coïncidence, il s’agissait d’une offre pour un emploi, à des années-lumière de l’enseignement.

Elle songea à sa mère qui lui rappelait souvent que, avant d’être engagée à l’école, elle avait eu un autre job, dans lequel ses compétences étaient reconnues.

Laurie sourit, habituée à considérer le versant positif des choses. Après tout, 50 ans, ce n’était pas trop tard pour avoir des projets professionnels.

Elle cliqua sur l’offre d’emploi.


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