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La coupe d'immonde

Mon surnom est Barkas, depuis plus de cinquante ans. Au goût immodéré pour les Golf GTI, je préférais les banquettes défoncées de mon minibus Barkas, une de ces camionnettes déjà démodées avant d’être vendues. J’aimais ses lignes improbables, d’un style est-teuton. C’était un importateur de la région bruxelloise qui en faisait la promotion, en vantant ses mérites de solidité et de fiabilité, la Lada de la camionnette. Il se disait que nombre de gens fréquentant l’établissement étaient des agents d’Europe de l’Est, singulièrement de RDA.

Je l’aimais vraiment bien. Il ne m’emmenait pas loin, au café, ou alors autour d’un lac pour pétarader. Parader aurait été incongru avec cet engin. Mais étonnamment, les filles l’adoraient, enfin certaines, les plus babacools. Les autres préféraient la bonne tenue de toutes les pseudo-GTI de l’époque. Il n’empêche, quand on partait aux barrages de l’Eau d’Heure, bien à temps, pour profiter du voyage, de son odeur d’huile de friture et de la vitesse limitée, il avait son petit succès, mon minibus. Et encore plus la nuit, parce que les tentes percées ou les Golf, ce n’est guère confortable pour dormir. Il a fini par être plus connu que moi, peut-être à cause de ses dessins fleuris, et je n’étais que son serviteur, le chauffeur de Barkas.

La bête a depuis rendu l’âme, mais le surnom est resté, glissant peu à peu abusivement vers le souvenir d’un général carthaginois. Depuis, je roule beaucoup moins en voiture. J’en ai eu encore pour un usage purement utilitaire, mais aussi totalement conditionné. Comme beaucoup, je me suis senti incapable de l’abandonner complètement. Tant de drogues dont l’addiction nous sera fatale.

La roulotte est finalement confortable, même dans mon état. La douche est certes froide, mais les toilettes sont sèches. Le paysage à travers les fenêtres est confondant de banalité, une haie, quelques arbres de belle stature, des champs aussi. Moi, j’aime bien cette nature ordinaire, aux franges fantasques pour qui sait regarder. J’aime le vol des corneilles, le bruit du vent dans les branches et les vagues de lin. Tout autant sauvage qu’utilitaire, je sens que j’en ai besoin, qu’elle nous est impérativement nécessaire. Elle a bien été balafrée, malmenée. Il y a bien ces hangars à patates industriels, mais ils y ont encore leur place. En revanche, de l’autre côté, ce bâtiment hideux au bardage de plaques ondulées, pourquoi l’ont-ils érigé là.

“L’important, ce n’est pas la destination, c’est le voyage”, écrivait Robert Louis Stevenson. Mais je suis fatigué du voyage. Las, au point que vous ne pouvez imaginer. Lire, étudier, examiner, argumenter, collecter, tenter de comprendre, tenter de convaincre. Mais il est des sujets qui ne supportent pas la critique. C’est un voyage ingrat, avec de temps à autre de belles rencontres, mais elles n’atténuent pas la fatigue ni n’éteignent la colère. C’est un voyage aussi à la rencontre de mes contradictions, de mes faiblesses. Tous ces actes que je pose et que j’exècre, que je justifie avec un “J’assume”. Continuer à se regarder dans un miroir sans murmurer Tartuffe. Depuis des lustres, je veux essayer de changer le cours de l’histoire. Présomptueux jobard.

Il est encore passé, hier au matin, en me laissant des documents sur la table. Il m’a fait miroiter que si je signais, d’autres dossiers pourraient se débloquer. Ces documents resteront où il les a déposés, comme un rappel de ce qui ne doit pas être fait. Il arrive toujours un moment où l’on n’a plus rien à perdre, où l’on peut se moquer de tout, sinon du seul but que l’on veut atteindre. C’est souvent très triste de le constater, mais en même temps, si l’on transcende ça, de quelle liberté peut-on profiter. Dans l’après-midi, ce sont un tailleur de pierre et un vieil ami qui m’ont rendu visite.

Assis à ma table, parfois distrait par un oiseau, je relis de vieilles notes qui m’avaient servi à pondre, je ne sais quelle chronique. Une coupure du Nouvel Obs de 2014 à propos de Platini: “‘Le Brésil, faites un effort pendant un mois, calmez-vous! Rendez hommage à cette belle Coupe du monde. On a été au Brésil pour leur faire plaisir. C’est comme si les musulmans allaient à la Mecque, les chrétiens à Rome et les juifs à Jérusalem. C’est exactement ça d’aller à la Coupe du monde au Brésil et c’est pour ça que tout le monde s’en fait une joie. Eh bien les Brésiliens, il faut qu’ils se mettent dans l’idée de recevoir les touristes du monde entier et que pendant un mois, ils fassent une trêve. Pas des confiseurs, mais qu’ils fassent une trêve. Il faut dire aux Brésiliens qu’ils ont la Coupe du monde et qu’ils sont là pour montrer la beauté de leur pays et leur passion pour leur football. S’ils peuvent attendre au moins un mois avant de faire des éclats sociaux, ça serait bien pour l’ensemble du Brésil et la planète football.’

Pour le ‘Dieu’ Platini, le football est donc une religion et la Coupe du monde est son pèlerinage que rien ne doit venir troubler. Pour le bien-être de ses fidèles les plus fortunés. […] Il semble être complètement déconnecté de la réalité. De nombreux Brésiliens vivent dans des conditions extrêmement difficiles: chômage, précarité, inflation, baisse du pouvoir d’achat. Cela n’a aucune importance pour lui. Après tout, le peuple peut bien attendre. Ils veulent du pain? Qu’on leur donne des jeux! Les Brésiliens n’ont plus le cœur à faire la fête depuis longtemps. D’ailleurs, la plupart suivront la Coupe du monde à la télévision, comme le reste de la planète. Seuls quelques privilégiés et les étrangers ont les moyens financiers d’assister aux matches dans les stades. Leur demander d’attendre la fin de la Coupe du monde pour manifester leur mécontentement, c’est complètement ridicule et indécent. Sans compter qu’ils en ont gros sur le cœur car elle leur coûte déjà très chère cette fameuse fête mondiale du football: plus de dix milliards d’euros. Et la facture risque encore de s’alourdir.

Bien entendu, qu’il est déconnecté. Mais qui finalement ne l’est pas? Nous le sommes tous. Enfin, tous ceux qui ont les moyens et l’intérêt de l’être. Aucune idée de la conséquence de nos actes. Les Sentinelles (de l’île du même nom) sont également coupées de la réalité. Mais ils ne sont pour rien dans l’affaire. En buvant un verre, je viens de relire une notice qui parle d’eux. Un missionnaire chrétien considérant l’île comme un “dernier bastion de Satan” voulut y aborder. Il en est mort. Je ne suis vraiment pas sûr que Satan séjournât dans cette île.

Désolé, j’aime tellement les digressions encyclopédiques. Cela me donne peut-être l’impression d’être cultivé. En fait, c’est sans doute là le problème, toutes ces choses reliées, tous ces faits qui se tiennent. Le moindre de nos actes aurait-il des conséquences pour notre avenir?

Je vois passer des marcheurs sur le chemin qui longe le champ. Ils regardent avec insistance en direction de ma roulotte. Que se disent-ils? Que pensent-ils? Savent-ils pourquoi je suis là? Sans doute pas. Je pense qu’ils s’en foutent. Pourquoi se préoccuper de quelque chose qui ne vous concerne pas? Et nous sommes passés maîtres dans cette indifférence, certes lâche, mais terriblement protectrice. Les oignons grésillent dans la poêle. J’aime beaucoup les oignons. Ce n’est pas idéal pour l’haleine, mais c’est très bon. J’ai quelques lardons. Pas trop. Il n’est plus temps de faire attention et cela donne du goût. Ben, non. Je ne suis pas végétarien. De la crème et de la moutarde. Mon frère, qui est un véritable cordon bleu, a toujours traité ma cuisine de “survival cooking”. Je m’en fous. J’aime bien manger ce qu’il prépare, mais j’aime bien aussi ma cuisine. Ce n’est quand même pas une cuisine d’ascète.

En mangeant, oui, je sais, c’est une détestable habitude, je continue à lire mes notes. En 2010, Olivier Pironet dans «  Coupe du monde de football: passion, diversion, répression” écrivait un truc du genre: “Des quartiers pauvres ont été rasés; les ouvriers ont construit les stades pour des salaires de misère; des vendeurs de rue ont été chassés des rues et privés de leur source de revenus. Bref, la majorité de la population sud-africaine est restée hors-jeu.”. Mais quelle m… C’est todi li p’tit qu’on spotche. Il ne faudrait pas relire ces notes. Mais c’est à cause d’elles que je suis ici. Ce sont ces multiples gouttes qui ont fait déborder le vase.

Le soleil se couche. Moi aussi. Souvent, je n’ai pas envie de rester éveillé. Peut-être que je l’ai trop été, que je l’ai trop trompetté. Cette lassitude d’une Cassandre qui ne se fait pas entendre. Allongé, je m’endors vite du sommeil agité de l’injuste. Mon autocritique me poursuit et dans la nuit, les douleurs effrayent le sommeil. La nuit est douce, les bruits sont furtifs, y compris ceux de la mort. Les cris de victimes ne transpercent guère l’obscurité. Je relis pour la énième fois La danse de l’Ours, un roman noir américain, plein de fureur, d’armes, de drogues et de personnages moins machistes qu’ils n’en ont l’air, sur fond de trafic de déchets. Une quête sanglante à la poursuite d’un Graal ressemblant à un vieux fut de produits toxiques. Milo Milodragovitch, à la fin du récit, se voit dans un No Man’s Land occupé à pilonner au mortier, les banquiers véreux et maquereaux de Wall Street et les écolos bidons. J’ai souvent l’impression d’être dans un No Man’s Land, mais c’est sur moi que l’on veut faire un carton.

À chaque fois qu’il y a une coupe du monde ou des jeux quelconques, remontent des odeurs de fange qui apparemment ne dérangent pas grand monde. Parfois, un chef d’État se rebelle, mais si légèrement. En foot, la Fifa fait plier les États hôtes pour qu’ils acceptent ses conditions. “Les préoccupations de la Fifa sont essentiellement financières. La Fifa, avec 1,3 milliard de chiffre d’affaires annuel, est en théorie un organisme à but non lucratif. Dans la pratique, d’après des enquêtes publiées principalement dans la presse britannique, la fédération internationale serait devenue une usine à fabriquer de l’argent au profit de ses dirigeants. Dès que ses intérêts économiques sont touchés, la Fifa réagit avec force. Et les indélicatesses des caciques de la fédération, y compris Joseph Blatter, son président, fleurissent”, me rappelle un article publié dans Le Courrier International au moment de la coupe du monde au Brésil.

J’ai encore reçu de la visite aujourd’hui. La pression se fait de plus en forte. On me flatte, on essaye les bons sentiments. Allez, je ne peux quand même pas bloquer indéfiniment le dossier. Ce n’est pas juste. Ce n’est pourtant pas grand-chose. Ils me pompent. Jamais, ils n’ont écouté mes arguments. Ce que j’appelais priorité n’était pour eux que détails. Et puis, me disaient-ils à chaque fois, ils avaient fait des promesses. Mais les promesses n’engagent que ceux qui les reçoivent, affirment souvent les cyniques.

J’ai décidé que ce serait dimanche prochain. En fin de soirée. Je ne crois pas que je puisse encore longtemps différer. Je me rends bien compte que ce sera du travail pour beaucoup de gens. Il faudrait que je fasse l’un ou l’autre don. Tout ce que je prévois sera-t-il utile? Je n’en ai strictement aucune idée. Peut-être, si tout s’enchaîne comme je le souhaite. Il faut parfois une explosion pour réveiller le monde. Mais sera-t-elle assez puissante, assez déflagrante, pour bousculer, remuer, mettre à terre? Comme beaucoup, je me suis demandé comment faire bouger les gens. J’en ai connu qui sont tombés en dépression à cause de l’inertie, de la mauvaise foi, de l’appât du gain ou simplement de la connerie. Ils sont loin les singes de la sagesse. Le premier se couvrait les yeux pour ne pas voir le Mal, le deuxième, la bouche pour ne pas le dire et le troisième les oreilles, pour ne pas l’entendre. Alors que maintenant, nous en sommes à ne pas vouloir voir ce qui pourrait poser un problème, ne rien vouloir dire de ce qu’on sait pour ne pas prendre de risque, et ne pas vouloir entendre pour pouvoir faire comme si on ne savait pas. Suis-je atteint de solastalgie?

Pourtant, pour le Qatar, par exemple, il y avait moyen de voir, d’entendre et de dire les choses. Quelques-uns, passablement nombreux quand même, l’ont fait. Puis, quand ils ont demandé le boycott, rejoints par de nouveaux adeptes, on leur a dit que c’était trop tard, qu’il fallait faire cela avant, voire parce que c’était uniquement dans un pays du Moyen-Orient, une sorte de racisme camouflé sous une bien-pensance sociale ou environnementale. Qu’importe si auparavant, les mêmes “on” n’entendaient rien des morts sur les chantiers ou de la gabegie environnementale. On dit du foot spectacle, que ce sont des prolos ou des petits bourgeois qui payent cher pour regarder des richards jouer sur une pelouse. Ce sont aussi des affairistes, des pubards, des journalistes, des présidents qui veulent redorer leur blason.

Un lieu commun, le salaire des joueurs. Pourquoi ces mecs sont-ils payés autant? Comme disait un humoriste, mieux vaut être joueur de tennis ou mieux footeux que lanceur de javelot ou lanceuse de marteau. Ce n’est quand même que du sport. Tu ne peux pas comprendre; leur carrière est si courte. Et celle de l’ouvrier du bâtiment ou de l’infirmière si longue. Tiens, ce n’est pas dans Le Canard Enchaîné que j’ai lu que des clandestins travaillaient sur les chantiers du village olympique parisien?

“ICI COMMENCE LA MER, NE JETEZ RIEN!”. Ici, commence l’amer. Facile, mais vrai. Amer de voir ce qui se passe. Quand je leur disais que tout partirait dans la nature, ils m’ont ri au nez. Quand je leur disais que vu la durée de vie du revêtement synthétique du terrain, dans les huit à dix ans, il devait vachement se déliter et se perdre dans la nature, ce fut le mutisme. Quand j’ai parlé des fongicides utilisés pour assainir, certains m’ont répondu que ce serait sûrement du naturel. Comme si un excès, même naturel, ne restait pas un excès. Les merdes de chien sont naturelles, mais marcher dedans tous les deux pas est excessif. Quand j’ai parlé de l’eau pour arroser le terrain, ils m’ont dit qu’ils avaient des citernes prévues, que tout était recyclé. N’empêche qu’ils parlent de faire un forage dans la nappe phréatique pour arroser leur plastique, parce qu’ils craignent de manquer d’eau. Ha oui, les canicules. Pourquoi pas une bassine tant qu’on y est. En revanche, ils ne parlent pas de tout ce qui filera dans les égouts avec des petits morceaux de terrain et des flacons de pesticide.

“Un drame est survenu aujourd’hui à XXX. Un septuagénaire s’est donné la mort de manière particulièrement sanglante sur un terrain près du futur terrain de sport envisagé par la municipalité. Les autorités évoquent le fait que l’homme était atteint d’une maladie incurable, sans donner plus de détails sur les autres circonstances de la mort…”

“Chers amis, nous sommes réunis aujourd’hui pour inaugurer la pierre en mémoire à notre ami Barkas. En faisant don à notre association de ces quelques hectares, il espérait que nous poursuivrions son œuvre en développant son verger conservatoire. Dans ses dernières volontés, il a précisé qu’une partie des terres devaient servir à un potager communautaire et qu’il aimerait que des coquelicots poussent un peu partout…”

“La municipalité de X a annoncé aujourd’hui qu’elle renonçait au développement de son pôle sportif, pour des raisons budgétaires, mais aussi environnementales…”

Toute ressembalance (sic) est purement fortuite.

La coupe d'immonde

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