La critique est aisée
En ce lundi 24 juin 2024, la grisaille semble enfin laisser la place à l’été. Le matin projette des ombres allongées dans les couloirs de l’institut. Madame Van Praet sort du bureau de la Directrice. Elle vient de recevoir les paquets scellés contenant les épreuves de l’examen externe d’Histoire. Son visage trahit une certaine appréhension.
En arrivant devant le local de classe, l’enseignante trouve les élèves qui l’attendent devant la porte fermée. Les bras chargés, elle essaie de se frayer un passage dans la fébrilité ambiante, il faut trouver ses clés, atteindre la serrure, tout en rassurant ceux qui en profitent pour l’assaillir de questions qui n’en sont pas. Madame, si j’ai étudié, ça va aller? Il fallait connaitre les étapes de l’élargissement de l’Europe? C’est qui encore Schuman, madame? Marjane, particulièrement, insiste: elle veut absolument savoir comment on dit en français les mots “betrouwbaar” et “relevantie”.
—Mais pourquoi tu veux savoir ça? C’est pas l’examen de néerlandais aujourd’hui!
—Madame, je suis en immersion moi! j’ai eu le cours d’histoire en néerlandais, et il parait que l’examen, il est en français, je le savais même pas, c’est dégueulasse.
La prof, surprise que son collègue n’en ait pas parlé à sa classe, se contente de répondre brièvement: fiabilité, pertinence, elle est censée le savoir. Après tout, le CESS est en français pour tout le monde, même pour les élèves en immersion. Ce n’est pas sa faute, c’est comme ça.
Ils pénètrent dans la salle de classe à 8 h 25. Julien est nerveux, il relit des documents sur son smartphone et son doigt scrolle à tout va à la recherche de dernières informations à mémoriser. Hubert a placé sa trousse sur son bureau et attend, les bras croisés. Marjane essaie encore de traduire ou de se rappeler les termes complexes qu’elle devra affronter en français. Certains élèves sortent leur gourde, d’autres préparent soigneusement leurs affaires: bics, fluos. Pour un petit groupe, les discussions vont bon train sur le match de l’Euro qui à a eu lieu la veille, où l’Allemagne a égalisé contre la Suisse pendant les arrêts de jeu. Quel goal de Füllkrug! “On s’en balek, la Suisse elle est pas dans l’Union Européenne.”
— Bonjour à tous, lance madame Van Praet en posant les paquets sur son bureau, le bruit sourd résonnant comme un avertissement tacite aux élèves. Avant de commencer, je vais vous demander de déposer vos téléphones dans cette boîte.
Le silence qui suit semble chargé de tension, chaque étudiant sentant le poids de l’attente et du stress montant dans l’air. On se lève à contrecœur, fouillant dans des sacs ou des poches, on souffle. Mais au passage de l’enseignante, chacun dépose son précieux dans la boîte. Une fois cette formalité accomplie, il faut distribuer les dossiers. Elle fait un premier tour avec les questionnaires, un deuxième avec les portefeuilles de documents. Lorsqu’elle atteint Clara, elle lui tend un dossier à la couverture blanche, contrastant avec les autres qui sont mauves. L’inscription “V2” est imprimée en caractères agrandis. Des murmures d’indignation ou de suspicion parcourent la classe.
— C’est le même examen pour tout le monde, précise-t-elle. Ne vous laissez pas distraire.
Clara est dyslexique et bénéficie d’un “aménagement raisonnable”. La Communauté française a distingué sa copie d’une par une couverture différente. C’est pratique pour la prof, mais ça ne passe pas inaperçu. Cela ne manque pas de faire jaser, tout le monde sait que Clara a une autre version. Pourtant, c’est exactement le même examen, mais les caractères sont en corps 14 plutôt que 12. Madame Van Praet se demande d’ailleurs dans quelle mesure cela aide réellement les élèves qui ont des difficultés de lecture.
Tous découvrent le contenu de l’épreuve qu’ils préparent depuis des semaines. La question de recherche est claire: “Quels étaient les objectifs prioritaires des fondateurs de la Communauté Européenne durant les deux décennies qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale?” L’essentiel réside dans l’analyse critique des sources fournies. Il y en a huit, alors que l’année passée il y en avait dix. Cela fait beaucoup de texte à lire, et Clara entame déjà sa lutte contre la danse des lettres. Ce n’est pas perdu d’avance, se dit-elle en se plongeant dans les documents.
L’enseignante observe les stratégies variées de ses élèves. Hubert lit attentivement chaque page avant de commencer à écrire. Marjane, quant à elle, lutte encore avec la traduction mentale de termes comme “pertinence” et “fiabilité”, et on peut se demander si elle sait vraiment ce que ces termes signifient en français. La salle devient un microcosme de stress et de concentration où chaque minute compte. Certains consultent trop souvent dans leur dictionnaire, c’est mauvais signe, d’autres font des allers-retours constants parmi les documents, en tournant les feuillets presque frénétiquement. Un clic incessant de bic distrait quelques élèves. On demande à emprunter du Tippex, un mouchoir, une gomme.
Il fait de plus en plus chaud. Les élèves suent, et ça sent le travail. Certains demandent d’ouvrir la fenêtre, mais Julien éternue à cause de ses allergies. Puis, c’est la récréation de l’école primaire dont la cour se trouve non loin de la salle d’examen. Il faut refermer la fenêtre et, pour aérer un peu, on ouvre la porte, qui grince et finit par claquer brusquement, dans un bruit qui fait sursauter tout le monde.
L’épreuve se poursuit, le temps passe, les doutes surviennent, plusieurs élèves lèvent la main, espérant obtenir des réponses que l’enseignante ne peut pas leur donner.
— Est-ce possible qu’aucun document ne soit pertinent? demande Sarah, désespérée.
— Chut, répond madame Van Praet. Ne donnez pas d’indice et concentrez-vous sur votre travail.
Quand elle annonce qu’il reste vingt minutes, la panique s’empare de sa classe. Certains s’agitent, tentant de griffonner encore d’ultimes éléments valables. D’autres abandonnent, et Julien jette son bic sur le bureau, de dépit et de rage.
— On peut vous rendre l’examen et prendre notre cours d’anglais? demande Soufiane, la voix tremblante.
— Tu as terminé? réplique l’enseignante.
— Non, mais c’est mort…, répond-il, les épaules affaissées. Je préfère réviser pour mon oral d’anglais, c’est juste après.
La sonnerie retentit, cent minutes se sont écoulées. Les élèves, déconcertés, doivent rendre leurs copies. La prof arrache presque les feuilles des mains de quelques-uns, désolés de n’avoir pas terminé et effaçant pourtant encore quelques mots. Pour certains, c’est une catastrophe. Marjane pleure. Hubert veut savoir si le document 2 était pertinent ou pas. Clara, qui n’a pas pu finir de rédiger les arguments, se rend compte qu’elle a travaillé sur le document numéro 8 alors qu’il était exclu de l’exercice sur les recoupements de sources. D’autres ont fait la même erreur et Sarah s’énerve même contre l’enseignante, l’accusant de manquer d’humanité: elle devait leur accorder plus de temps. Mais elle n’a fait que respecter les consignes, espérant secrètement que tous ses collègues d’histoire de toutes les écoles de la Fédération ont fait de même.
Les étudiants ayant récupéré leurs smartphones, les témoignages pleuvent sur les réseaux, inondant instantanément TikTok, X et consorts de plaintes au sujet du manque de temps.
De retour chez elle, Madame Van Praet se met aussitôt au travail. Elle commence par réaliser l’exercice elle-même, en entier. Cela lui prend, montre en main, 77 minutes. Ensuite, elle découvre la grille d’évaluation, envoyée par la direction dès la fin de l’épreuve. Après cinq heures de corrections, elle peut enfin encoder les résultats dans le fichier Excell qu’il faudra envoyer à l’administration. Il y a des échecs, beaucoup, inattendus pour la plupart, prévisibles pour certains. La moyenne générale n’est pas bonne: 54 %, même si Hubert a obtenu 90, c’est dire le niveau. Inquiète et insatisfaite des résultats, elle décide d’appeler l’assistance en ligne du ministère de l’Éducation. Après plusieurs minutes d’attente, une voix lui répond, fatiguée:
— Légalement, un cours de deux heures semaine ne peut être évalué qu’en deux heures.
Ne laissant aucune place à la discussion, on lui dit que “c’est comme ça”. Désabusée, elle se connecte alors à la plateforme de l’école et envoie un message à tous ses élèves de rhéto pour leur transmettre leurs résultats, en même temps que cette information. Elle leur dit son regret que cela se soit si mal passé, malgré le fait que la plupart s’étaient bien préparés.
Quand Julien, Sarah, Hubert, Marjane et les autres lisent le message, ils sont intrigués. Et sur le groupe WhatsApp de la classe, on s’interroge: Est-ce vrai? Cette règle existe-t-elle réellement? Ils se souviennent avoir déjà passé des examens de trois ou même quatre périodes pour des cours de géographie ou de morale.
Et les messages se succèdent:
— Peut-être que les profs ne connaissaient pas la règle?
— Je crois plutôt qu’en général, ils font ce qu’ils veulent, mais là, comme c’est une épreuve officielle, externe, y a pas le choix…
— Ou alors, elle n’existe pas cette règle, et on se fout de nous depuis le début.
Petit à petit, ils se mettent à fouiller. Peu à peu, ils s’enfoncent dans la lecture de textes officiels, et finalement, ils se mettent à utiliser leurs compétences en critique de documents pour vérifier si cette information est fiable. Ils se lancent alors dans une recherche minutieuse et découvrent sur Internet un fichier officiel intitulé: “Règlement des études de l’enseignement secondaire ordinaire organisé par la Communauté Française”. Mais de quand date-t-il? est-il encore pertinent? Ils passent du temps à analyser ce document et à le recouper avec d’autres, un décret, une note informative, une circulaire… les réseaux d’enseignement ont des règles différentes, c’est compliqué de s’y retrouver. Ils débusquent enfin une exception concernant les examens externes du CESS, qui mentionne que la durée de l’épreuve peut varier selon la nature de l’évaluation.
“Lorsque l’examen prend la forme d’une interrogation collective et écrite, sa durée ne peut dépasser deux heures sauf pour les épreuves externes certificatives au troisième degré; quels que soient les degrés et formes d’enseignement, l’examen de français peut durer quatre heures.”
Ils discutent longuement sur le point-virgule dans cette phrase et la rupture qu’il engendre. On remarque aussi que le texte indique qu’aucun examen ne peut durer plus de deux heures, ce qui ne colle pas vraiment si on recoupe cette information avec ce que l’on a répondu à leur prof. En équipe, ils rédigent alors un rapport complet de critique de documents, détaillant leur trouvaille et analysant la fiabilité de l’information. Leur texte est bien structuré, toutes les références des sources sont correctement libellées; ils démontrent finalement une maîtrise remarquable des compétences évaluées par l’épreuve.
Il est tard, la journée a été longue. Madame Van Praet est en train de remplir ses bulletins, elle se sent mal et désabusée de devoir encoder tant de mauvaises notes pour le CESS. Et alors qu’elle se casse la tête à essayer de rédiger des commentaires éclairés, une notification apparait sur l’écran de son ordi. Elle ouvre le message que ses élèves viennent de lui envoyer: un texte bref lui enjoint de lire attentivement la pièce jointe, qu’en pense-t-elle?
Elle est immédiatement impressionnée par la qualité du travail. Le raisonnement est limpide et bien étayé, cela semble imparable. Par acquit de conscience, elle effectue quelques vérifications et parvient aux mêmes résultats: il aurait été préférable d’accorder trois heures à l’évaluation d’histoire, car non seulement cela est autorisé, mais c’est même explicitement prévu par les textes légaux que, visiblement, les autorités de la Communauté Française maîtrisent moins bien que leurs étudiants. Elle décide de transmettre le rapport au ministère. Bien sûr, elle lance aussi l’information sur les réseaux, ceux des adultes, Facebook, LinkedIn… tandis que les jeunes lancent le buzz de leur côté. Les post récoltent des vues, des likes, des commentaires, tout le monde va dans le même sens. Un hashtag est créé, un mème circule. Le journal Le Soir s’empare de l’info et confie à un nouvelliste le soin de rédiger le récit de cette aventure. Le texte est narratif, immersif, il souligne la persévérance des rhétoriciens et leur esprit d’initiative face à l’absurdité administrative. L’histoire devient virale. La situation est intenable pour les autorités et la ministre de l’Éducation se sent obligée d’intervenir, surtout en cette période postélectorale où ce n’est pas le moment de prêter le flanc à la critique.
Ensuite, tout va très vite. Une annonce officielle est faite: le ministère a entendu les remarques légitimes et a décidé de revoir l’organisation du CESS. À partir de l’année prochaine, l’épreuve sera allongée de 50 minutes et les consignes seront clarifiées.
Si la victoire est acquise dans l’absolu, cette réforme ne bénéficie cependant pas aux élèves actuels, encore soumis à l’ancien régime des règles, qu’on ne peut pas modifier rétroactivement. Madame Van Praet, déterminée à ne pas laisser leurs efforts vains, plaide pour eux lors des délibérations du conseil de classe. Elle défend bec et ongles leurs compétences, démontrées par le rapport critique qu’ils ont rédigé. Grâce à ses arguments et à la preuve indiscutable de leur maîtrise des acquis attendus, elle parvient à faire lever leurs échecs au CESS.
La nouvelle se répand comme une traînée de poudre. Julien, Sarah et leurs camarades ont non seulement réussi à obtenir leur diplôme, mais ces élèves de la promotion 2024, en faisant entendre leurs arguments, auront également eu raison de l’administration, en la battant sur son propre terrain. Et, au fond, il s’est révélé que la critique était aisée, autant que justifiée.
