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La piqûre du moustique

Spiridon Lanturlu enfila une main molle entre ses cuisses et entreprit de se gratter les testicules, le responsable de la démangeaison était sans aucun doute un fâcheux moustique, et c’était contrariant. Comment était-il possible qu’un de ces diptères se soit introduit dans ses appartements alors que le programme d’extermination était infaillible ? Une enquête serait diligentée afin d’identifier le coupable, ou peut-être les coupables, cela s’entendait. Un insecte isolé avait donc franchi les systèmes de sécurité et avec l’aplomb qui caractérisait ces raseurs, avait enfoncé sa trompe rigide dans ses tissus intimes. Quel culot ! Cette piqûre provoquait son irritation caractéristique. Il gratouilla avec insistance la peau fripée, s’attarda un instant sur son sexe mou, et enfin, soupesa l’ensemble de son attirail. Tout cela était bien là, il l’oubliait parfois.

Spiridon sentit son intestin se détendre, il poussa un soupir de satisfaction – mais grimaça cependant un rien – avant que son effort soit ponctué par la note claire d’une masse entrant en contact avec l’eau de la cuvette, note qui résonna entre les murs de sa salle de bain pharaonique. Quelques secondes plus tard, le rapport d’analyse de ses selles matinales sortit de l’imprimante au travers de l’ouverture discrètement pratiquée à cet effet dans le mur. Rien de particulier à signaler sinon les habituelles traces de sang que libéraient ses hémorroïdes. Il chiffonna machinalement le bulletin médical qu’il laissa tomber dans la cuvette.

Il contempla d’un regard rempli de lassitude les ors et les faïences serties de pierres précieuses de la baignoire,reléguée aujourd’hui au statut d’antiquité décorative, au profit d’un système ultra sophistiqué qui offrait à l’hygiène corporelle l’usage des progrès technologiques. L’architecte en chef, conservateur des bâtiments de la République, s’était opposé à la volonté de Spiridon de moderniser ses appartements officiels, il avait mis son véto à toute intervention détruisant ce joyau du patrimoine, et consenti seulement à l’apport de facilités temporaires. L’architecte récalcitrant avait eu beaucoup de chance de ne pas être expédié dans un centre de réhabilitation du gouvernement. La rancune de Spiridon vis-à-vis de ce cabochard demeurait et un sentiment d’échec le rongeait chaque fois qu’il évoquait le triste personnage.

Il pensa que son unique aspiration était de rentrer enfin chez lui, dans son modeste manoir du front de mer.

Son regard se perdit sur la composition qui décorait le sol pourvu d’une régulation automatique de la température, couteuse installation que l’esprit braqué de l’architecte avait, une fois de plus, voulue provisoire… Il chercha le nom du peintre qui avait exécuté cette œuvre, mais celui-ci lui échappait. Il n’avait jamais eu la mémoire des noms. La géométrie des couleurs du tableau reproduit lui procurait un sentiment de plaisir diffus, mais peut-être était-il temps de changer d’illustration, car il sentait que s’immisçaient les prémices d’une forme de lassitude. Il ressentit durant quelques secondes une vive douleur au niveau des côtes, mais celle-ci disparut comme elle était venue et il ne s’en préoccupa pas. Il frissonna et jeta un œil sur l’indicateur thermique, la température ambiante était normale. Il soupira.

Au quantième jour en était-on de cette guerre ? Il ne savait plus très bien ce qu’il en était… Il ne savait plus très bien non plus qui avait commencé. Il se dit qu’il serait étonné d’apprendre qu’il en était responsable. Ce serait un comble ! Lui ? Lui, l’héritier ? Celui dont le destin exigeait de reconquérir les territoires consommés par l’érosion que le temps mettait en œuvre. Était-on coupable de suivre les injonctions de son destin ? Devait-il aller à l’encontre de ce karmaqui le guidait afin d’accomplir pleinement sa vocation : régner sans partage ? Une quinte de toux le saisit à l’évocation de cette idée, il corrigea immédiatement sa pensée par : assumer pleinement la Présidence.

Il n’était cependant pas sourd, des rumeurs arrivaient à ses oreilles, de détestables ragots qui ne cessaient de grandir. Spiridon était agacé, lui qui se démenait pour conduire le peuple vers des jours meilleurs. Il était la cible de critiques, et c’était insupportable parce que lui, seul, possédait la vérité. Et par conséquent, de fait et de toute façon, il s’en fichait puisqu’il avait raison. Son peuple, après tout, n’avait qu’à la fermer ! Et s’il ne la fermait pas, il le ferait taire ! Et les Autres, ces salopards de provocateurs étrangers méritaient à coup sûr le traitement radical qu’il leur infligeait. Quoi de plus efficace que de leur clouer le bec ? Quoi de meilleur que de sentir derrière la mise à feu des missiles de croisière, la vibration de la puissance de l’état.

Mais que cette guerre était longue et ennuyeuse… Après l’excitation des premiers jours devant l’ampleur des mouvements de ses troupes et l’impact évident des destructions sur les capacités de l’ennemi, de longs mois s’étaient écoulés, car, contre toute attente, après des signes de faiblesse, une résistance tenace s’était mise en place, la progression des troupes de Spiridon avait fléchi, tandis que les adversaires gagnaient en assurance. Finalement l’immobilité avait figé les protagonistes sur leurs positions respectives, des réseaux de tranchées se faisaient aujourd’hui face, et une routine lancinante répandait sa pesanteur. Spiridon lisait les rapports quotidiens d’un œil distrait, ne parvenant plus à se concentrer sur cette question. Il donnait des ordres et laissait toute liberté à l’imagination des généraux, après tout, c’était leur métier, c’étaient eux qui avaient étudié la stratégie et l’usage des armes. C’était à eux de les sortir de ce merdier.

Spiridon quitta le siège qui l’avait accueilli et demanda l’ouverture de la porte du cabinet d’hygiène dans lequel il pénétra. Il s’agissait d’un espace vitré d’une dizaine de mètres carrés au centre duquel se dressait un dispositif sophistiqué, composé de nombreux accessoires et de multiples sorties d’eau à vocation d’économie. Il se plaça au centre, remarqua sur l’un des accessoires une trace de savon qu’il gratta du bout de l’ongle : il fallait songer à réprimander l’équipe de nettoyage. Il se laissa aller bien au fond du dispositif qui bascula en arrière. Il hésita longuement sur les instructions à donner ne parvenant pas à décider de l’ordre dans lequel il souhaitait lancer le programme des ablutions. Il se sentait légèrement incommodé, mais il était incapable de formuler ce qui l’indisposait. La pensée l’effleura, que cette incertitude était, de sa part, fort étrange, mais elle se décomposa aussitôt, car un signal répétitif dans les haut-parleurs,annonçant l’imminence d’une communication, le sortit de ses atermoiements.

L’écran du récepteur se couvrit de neige et un instant plus tard, le visage grave du ministre de la Guerre apparut. Celui-ci lui présenta de raides salutations matinales, toutes militaires, et énuméra le verdict des procès pour haute trahison– cette fichue maladie se répandait dans la République – qui s’étaient déroulés durant la nuit. Les sentences de peine capitale exigeaient son approbation. Il soupira et tendit le bras vers l’émetteur dont il enfonça les touches idoines. Le ministre accusa bonne réception et entreprit de présenter l’agenda du jour reprenant les objectifs militaires proposés pour anéantir l’adversaire. Spiridon soupira une nouvelle fois à l’écoute de l’habituelle litanie guerrière. Le ministre ajouta ensuite la liste des cibles civiles destinées à briser le moral de l’ennemi. Il s’agissait d’un centre commercial apprécié parcette vermine rampante, d’un hôpital – c’était la moindre des choses – et, cerise sur le gâteau, d’une école fréquentée par la bruyante marmaille des militaires d’une base toute proche. Le ministre fut agité par différents ressauts qui devaient correspondre aux effets d’un rire nerveux qu’il domina cependant au bout de quelques secondes d’efforts. Ces serviteurs de la Nation sont de véritables bouchers, songea Spiridon. Il devait leur reconnaître ce talent, et surtout, une imagination d’une cruelle fécondité qui leur inspirait des objectifs de premier choix. Il approuva la liste des objectifs militaires, se déclara satisfait des cibles civiles, non sans constater l’apparition soudaine d’un goût de métal dans sa bouche.

Spiridon mit fin à la communication et bascula en arrière entre les bras accueillants de l’appareillage. Il murmura ses instructions et aussitôt l’inverseur de gravité entra en action, le corps de Spiridon s’éleva lentement et demeura en lévitation au centre du dispositif dont il devint le jouet tandis que différents bras savamment articulés se mettaient au travail, dispensant une eau à la température idéale, un shampooing délicatement parfumé et laissant aux articulations dédiées au nettoyage le soin de pratiquer leur programme délicat. À la fin de l’opération, plusieurs bouches libérèrent des flux d’air tiède destinés à accomplir le séchage avant l’application sur sa peau de la lotion d’hydratation.

La programmation arrivée à son terme, Spiridon atterrit tout en douceur dans le giron de l’appareil. Il hésita une nouvelle fois devant les options, gardant un moment le doigt en suspension au-dessus du commutateur lançant le massage génital, mais glissa finalement vers la droite pour enfoncer la touche méditation. Le casque descendit du plafond et s’ajusta à son crâne. Aussitôt, la voix du VMS[1] résonna si profondément en lui qu’il pouvait s’imaginer qu’elle y naissait. Il s’abandonna.

La plupart du temps lorsqu’il gagnait cet état de relâchement, son esprit avait la faculté de se détacher de son corps. Il contemplait alors sa carcasse d’un regard intrigué à la fois rempli de surprise et de curiosité. Était-ce bien lui ? Ce corps à la peau trop blanche duquel saillaient par endroit des surplus graisseux était-il le sien ? Il se penchait et inspectait l’enveloppe inerte, cherchant de menus détails susceptibles de confirmer qu’il s’agissait bien de la sienne. La tache de naissance en forme d’étoile qui marquait son aine était la plupart du temps la première preuve tangible de son identité qui lui sautait aux yeux ? Cependant quelque chose de singulier était en œuvre ce matin. Une agitation inhabituelle semblait courir sous sa peau. D’abord imperceptibles, puis de plus en plus flagrantes, de petites contractions se déplaçaient d’un bout à l’autre de son enveloppe, manifestations évidentes d’un stress grandissant. Spiridon sentait un malaise l’envahir, il contemplait ce lui-même étendu, plongé dans un songe hypnotique. Que se passait-il, bon sang ? Un bref instant, il sentit quelque chose de surprenant et parfaitement désagréable, s’en prendre à ce corps, mais il ne parvint pas à identifier l’origine du malaise. Il avait tendu le bras pour effleurer son visage, mais avant qu’il ne termine son geste, un nouvel état l’avait gagné, toute agitation s’apaisant soudainement. Il contempla cette matière charnelle qui lui appartenait à la recherche de nouveaux signes inquiétants, plongea en lui-même pour s’assurer d’y être toujours, et ne put que constater que la sérénité régnait à nouveau.

À cet instant, un signal pénétra son cerveau avec insistance. Il ouvrit à regret les yeux. Sur l’écran, une image était apparue. Le casque libéra son crâne tandis que montait lentement le volume de la communication qui prenait cours ; il tendit le bras et coupa le son.

Les traits de Spiridon n’affichaient aucune expression, sinon le flasque d’un relâchement total, devant le visagefuribond dont la bouche se déformait sous l’effet de la colère. Une de ses paupières se mit cependant à battre tandis que Cléopâtre – c’était le prénom de madame la Présidente – choisissait apparemment la surenchère en levant les bras au ciel.

L’image de madame Lanturlu s’agitait sur l’écran, Spiridon enfonça un second commutateur et l’image disparut. Il leva les épaules et les laissa retomber. Cléopâtre, pensa-t-il… Je l’avais complètement oubliée. Il se leva et s’avança lentement vers le miroir. Il s’étonna d’y découvrir son sexe à moitié dressé. Une lueur d’espoir traversa son regard, qui s’éteignit aussitôt, comme retombait son pénis entre ses cuisses. Relevant la tête, il fut surpris de découvrir l’heure affichée par le marqueur temporel. Le module d’hygiène était-il déréglé pour que le temps consacré aux ablutions ait été à ce point multiplié… Ou alors… Était-ce la méditation qui pour une raison ou une autre s’était éternisée… À quelle heure était-il entré dans la salle d’eau ? Il ne trouvait pas de réponse logique… Peut-être était-il plus sale ce matin que la veille ? Où diable s’était-il traîné ? Il inspecta les paumes de ses mains sans y déceler la moindre impureté. Que se passait-il ? Où était l’équipe de sécurité ? Il lui sembla qu’un poids jusqu’alors inconnu s’était posé sur ses épaules durant les dernières heures.

Il sortit de la salle d’eau et traversa sa chambre, il se sentait légèrement fiévreux, les jambes cotonneuses. Il voyait partout l’heure tardive écrite sur les murs. Il s’arrêta devant l’habilleur et encoda les paramètres. L’habile serviteur s’anima, saisissant délicatement les pièces de vêtement choisies. Sans qu’il ne comprît exactement comment – et ceci se répétait chaque jour depuis une éternité – Spiridon se découvrit revêtu d’un slip, suivirent un pantalon, une chemise et, pour terminer, la veste officielle garnie des galons présidentiels aux couleurs de la République.

Le signal correspondant aux appels du ministre de la Guerre retentit. L’œil de Spiridon glissa sur les chiffres qui indiquaient dix-huit heures. Déjà, pensa-t-il ! Il sentait le sang battre dans les veines de ses tempes. Le ministre apparut sur l’écran le plus proche affichant une mine ravie, un visage des grands jours qui indiquait son entière satisfaction.

— Nous avons frappé très fort. L’opération visant l’école et le centre commercial sont des succès complets. Le monde entier est horrifié, Président. Parfaitement, horrifié.

Spiridon sentit son scrotum se rétracter. Pourquoi les caractères sur le marqueur affichaient-ils maintenant dix-neuf heures ? Quelque chose s’emballait. Le ministre le regardait le visage marqué par l’étonnement. Spiridon sentait son corps trembler, il ne ressentait rien sinon que des gouttes de sueur glissaient dans ses yeux. Le ministre lui criait quelque chose, mais aucun son ne parvenait plus à Spiridon. Et bientôt, l’image disparut. Il avait maintenant très chaud. Un glissement furtif dans son dos le fit se retourner et il fut pétrifié devant ce qu’il découvrit : des dizaines d’enfants étaient rassemblés à quelques mètres, peut-être une centaine de mômes. Ils le contemplaient fixement. Ils levèrent les bras et commencèrent à frapper l’air devant eux en poussant des soupirs d’effort. À l’autre bout de la pièce, Spiridon se replia sur lui-même, incapable de réagir devant cet incompréhensible phénomène. Il recevait chacun de leurs coups. Il grelottait, même si des gouttes de sueur brûlantes glissaient sur son visage et l’aveuglaient. La pensée que l’intervention de la sécurité était imminente le traversa, mais aussitôt un doute le saisit : rien de cette journée n’était habituel.

Il sentait les poings, les phalanges repliées des petites mains qui l’agressaient, d’abord hésitantes, elles s’enhardissaient, pinçaient parfois avant de frapper avec une conviction toujours plus affirmée. Le marqueur affichait vingt heures. Spiridon se sentait dépourvu de forces, il était une masse flasque gagnée par l’inertie. Il était pris de vertiges. Les coups répétés étaient douloureux. Vingt heures quarante-cinq sur l’écran, le temps filait vraiment beaucoup trop vite. La fièvre le dévorait, il ne contrôlait plus rien, il sentit qu’il s’abandonnait et s’effondra sur le sol.

Le moustique, posé à l’angle d’un miroir qui flanquait un mur de la chambre, avait enregistré toute la scène. Il constatait qu’indéniablement ce variant de virus était d’une efficacité redoutable : l’objectif était atteint dix heures quarante-neuf minutes et seize secondes après l’inoculation. Les ailes du diptère effectuèrent les manœuvres de vérification nécessaires avant la mise à feu. Qui se serait penché sur le miroir muni de lentilles d’agrandissement aurait saisi dans le reflet du ventre protubérant de l’insecte, les couleurs de l’ennemi et son code d’immatriculation militaire. Le moustique envoya un message affirmant sa mission accomplie et son retour à la base. Il décolla dans un vrombissement caractéristique. L’on aperçut un instant dans l’œil vitreux de Spiridon, le profil élancé de l’insecte, tandis qu’il filait vers la grille obturant la bouche d’aération.


Saint-Adolphe D’Howard, Québec, été 2022


[1] Vénérable Maître Spirituel

La piqûre du moustique

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