La vie appartient à tout le monde (même à toi)
Vous avez invité un vieux couple d’amis à dîner et leurs enfants, aussi. Avant de mettre la table, tu l’as entendu appeler quelqu’un avec ce ton dans la voix qu’il employait quand il te parlait. Au début. Tu as reconnu cette intonation si particulière de flatterie un peu langoureuse, dans le fond de sa gorge. Tu as vérifié le poulet. Encore une demi-heure. Tu es repassée dans le bureau, il avait raccroché maintenant, tu lui as dit: “C’était qui?”. Il a répondu “Quand?”. “Tout de suite”. Il a murmuré: “Personne”. “Une personne à qui tu parlais comme si tu avais couché avec elle!”. Et le minuteur a bipé. Tu as ré ouvert le four et retourné le poulet, puis tu es revenue dans le bureau.
— Tu es folle, ma parole?
— C’est souvent que tu vas dans ton bureau pour appeler vers vingt heures, je l’ai déjà remarqué.
— Il faut bien que je couche avec quelqu’un puisque toi tu ne veux plus de moi.
Tu as entendu la casserole déborder, a pensé un instant aux haricots menaçant de s’éjecter par terre, mais tu n’as pas bougé. Il a dit: “Tu ne devrais pas aller baisser?”. Tu as répondu: “Tu ne crois pas que j’ai assez baissé comme ça?”. “Je ne suis pas amoureux d’elle si c’est ce que tu veux savoir. Pas encore en tout cas. Probablement jamais”. Et il a repris son journal. Ce geste. S’il n’avait fait ce geste précisément, peut-être quelque chose aurait-il pu encore être sauvé. Alors, tu lui as arraché le journal des mains et tu lui as demandé son nom. Il a refusé de le dire. Tu as saisi un vase près de la télévision et tu l’as tenu fermement au-dessus de lui. Il a cru que c’était du flan, mais ça n’en était pas.
Il a esquivé souplement en baissant la tête, et le vase a atterri par terre. “C’était le vase de ma mère”. Le minuteur a de nouveau bipé et cette fois, tu y es allée parce que tu t’étais donné beaucoup de mal pour ce poulet, avec les aromates, le jus et tout. Pas question de le rater. Tu as ramassé les haricots par terre et a ouvert une boite de flageolets. Après, tu es retournée dans le salon mais sur le fauteuil, tu n’as trouvé que sa veste parce qu’il était parti se changer.
Tu as monté les marches quatre à quatre pour le débusquer dans sa salle de bains. La brosse à dents à la main, avant que tu puisses parler, il s’est retourné vers toi: “Pourquoi est-ce que tu ne veux plus coucher avec moi?”. Tu n’as rien répondu. Tu aurais voulu ne jamais l’avoir rencontré, ne jamais avoir eu d’enfants avec lui. Alors tu lui as dit: “Si c’est vraiment ce que tu veux, pourquoi n’essaies-tu pas de me parler simplement, de me séduire à nouveau. Tu sais bien que je ne peux pas pardonner pour”. “Encore cette vieille histoire?”. “Pas pour moi, j’y pense tous les jours”. “Encore?”. “Oui, encore et ça n’excuse pas pour… Suzanne? Anne?”. “Jeanne. Je ne l’aime pas, c’est sans importance. Et je me suis déjà excusé”.
— Mais tu n’as toujours pas trouvé de travail.
— Ce n’est pas faute d’avoir essayé.
Tu lui réponds: “Laisse tomber”; mais il sort sur le palier à présent, armé cette fois du fil dentaire qu’il brandit en parlant:
— Est-ce que tu crois que je t’ai pardonné moi, d’avoir demandé le divorce sans m’en parler?
— Tu ne m’écoutes jamais. Tu fuis sans cesse d’une pièce à l’autre. C’est facile dans cette maison immense. Évidemment je t’en ai parlé.
— Je ne te demande que de rester ma femme et de tenir la maison. Pour le reste je peux bien aller voir ailleurs, non?
Tu voudrais crier, tu voudrais régler les choses à l’amiable, avec classe. Parce que vous avez trois enfants, grands maintenant, et que vous êtes ensemble depuis trente ans, parce que tu n’es pas une potiche tout juste bonne à cuisiner et à tenir la maison. Et à faire semblant. Des hauts et des bas vous en avez eu, c’est vrai, mais maintenant tu veux juste qu’il te laisse partir. Comme tu as déjà cassé une partie de la vaisselle la semaine dernière, et qu’il t’a pris en photo après ça, on ne sait jamais ça peut toujours servir a-t-il préféré dire plutôt que de sauver ce qui pouvait encore être sauvé, parce que tout peut toujours être sauvé à n’importe quel moment entre deux personnes raisonnablement intelligentes, et qui se sont aimées si longtemps, tu hausses les épaules. Il n’y a plus rien d’autre à faire qu’à cesser de le laisser jour après jour te convaincre que tu es devenue complètement folle. Tu sais que tu ne l’es pas, tu sais que simplement vouloir parler avec lui d’une séparation amiable est une demande légitime; en dépit du fait que vos soirées sont maintenant ponctuées des coups de fil incessants de cette femme, mettant tout ce que vous pouvez vous dire hors-jeu.
Tu vas sortir le poulet. Tu ranges les assiettes et les couverts dans le buffet et tu enlèves la nappe. Tu appelles les amis et tu les décommandes en leur expliquant que ton mari s’est cassé le pied et qu’il gît maintenant sur le canapé avec deux gros blocs de glace en attendant l’ambulance. Puis, tu vas dans ta chambre et tu fais tes valises. Ça fait deux ans maintenant que vous faites chambre à part, ça te facilite la tâche parce que comme ça, il ne s’en aperçoit même pas.
Tu as déjà tout préparé. Les cadres, les bijoux qu’il n’a pas encore récupérés, quelques pièces de linge de maison, et un des tableaux qu’il t’a offerts. Puis tu passes aux vêtements, déjà triés dans une armoire spécialement prévue à cet effet. Une fois tous les pulls, les manteaux, les robes, bien rangés à l’intérieur de ta valise, tu te sens mieux. Tu as fait le premier pas. Ou, le dernier pas. Franchi le point de non-retour en tout cas. Alors tu redescends mettre la table dans la cuisine, et pour toi seulement. Tu ouvres la bouteille de Châteaux Margaux que tu avais réservé à ce dîner anniversaire, vos trente ans de mariage, et tu manges la moitié du poulet et des haricots blancs. Ensuite ta colère commence à tomber.
Quand il arrive sur le pas de la porte, il te demande “Ils ne sont pas encore arrivés?”. Tu lui réponds “Ils préfèrent qu’on vienne chez eux, mais comme on s’est disputés et que je n’avais pas envie d’y aller j’ai dit que tu allais venir tout seul”. Il répond: “Ah bon” et part sans rien dire d’autre que cela, en claquant tout de même la porte d’entrée.
Quand il a franchi la grille du jardin, tu mets l’assiette dans le lave-vaisselle, avec les couverts. Tu nettoies le four. Termines la bouteille et retournes dans la chambre prendre tes valises. Tu laisses le verre en évidence, il en aura peut-être besoin en rentrant, c’est possible, et tu ne peux pas renoncer à partir sans élégance car c’est tout de même le père de tes trois enfants.
En partant, tu fermes la porte à clé, tu as remarqué qu’il n’avait pas emporté les siennes, il devra donc appeler un serrurier. Tu ne veux pas totalement que les choses soient faciles pour lui car elles ne le sont pas pour toi. Et là, seulement, tu hèles un taxi.
Il doit être arrivé chez ses amis maintenant, et avoir compris que tout ça n’était qu’une diversion pour l’éloigner de la maison parce qu’il est tout le temps là à surveiller si tu pars, parce qu’il a peur que tu emportes tout avec toi, l’argenterie, les assiettes, les meubles et pourquoi pas, son lit aussi. Tu crois qu’il a peut-être compris, même si, tandis que tu laisses finalement les clés dans un pot à côté de la grille, tu en doutes, car tu sais à quel point il est bouché. Tu as juste le temps de partir sans risquer de le croiser et tu montes dans le taxi.
En te retournant une dernière fois vers la maison, tu constates qu’elle luit dans la nuit. De toutes ses lumières, elle est là, iridescent coquillage enserré dans ses feuillages épais et fournis, ceux que tu as fait pousser pendant toutes ces années. C’est une belle image, celle de cette maison idéale que tu as réussi à construire. C’est une image plaisante, mais ce qui l’est plus encore, c’est d’avoir réussi à sortir de son paysage.
Tu regardes les lumières assourdies, maintenant, de la campagne que tu laisses derrière toi, et les phares rouges des voitures qui circulent sur l’autoroute, droit devant. Dans une heure tu seras à Paris. Tu n’as pas de regret. Plus maintenant.
Après tout, la vie appartient à tout le monde, même à toi.