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La Voix de son Maître

You know it by this:

“His Master’s Voice”

William Gibson, Le chien Nipper écoute la voix de son maître, 2024 (inédit)



L’été était arrivé dans la Comté. Léger, frais, doux au toucher, une saison de températures agréables avec quelques ondées, parfois de gros nuages sombres qui passent, un coup de tonnerre ou un éclair. L’orage laissait vite place à la douceur de vivre d’un paysage béni des dieux. Lorsque Chérie me rapportait les nouvelles du monde et qu’après avoir parcouru des titres répétitifs et déprimants je tournais la tête vers le jardin ou vers le centre du village, ou lorsque mes pas me portaient à l’église de Saint Sébastien ou vers l’étang, j’avais le sentiment très net que ce pays était protégé, comme s’il avait été mis sous cloche, mis à l’écart du tumulte grandissant de la Terre du Milieu par une autorité tutélaire très lointaine, mais bienveillante. Pendant que les Alaskaïens, Manitobains et Nippons se débattaient avec des phénomènes climatiques extrêmes ou que les riverains de la Mare Nostrum n’en pouvaient plus d’étouffer sous les canicules, les heureux habitants de la Comté vivaient dans un monde parallèle où les castors portent besicles, s’habillent en veston, font la causette aux lièvres, et parfois aux enfants, en descendant la Semois en embarcation légère.

Je savourais ma paix retrouvée en fumant un peu d’herbe à pipe sur la terrasse, la grise Mistitje ronronnante à mes pieds, une discrète musique de piano en fond sonore, lorsque soudainement, Benoit Poelvoorde se mit à beugler. Sa voix sortait de l’enceinte JBL connectée à mon téléphone. Les accords discrets de Federico Mompoux s’éteignirent brutalement.

— À part parler, je ne sais rien faire. Je veux bien faire l’horloge parlante ou des GPS personnalisés, cria Poelvoorde, surexcité, mais c’est tout, faut pas trop m’en demander!

— La ferme Benoit! Je ne t’ai pas appelé. Tu viens de rompre le charme d’une rêverie d’enfance… Que se passe-t-il?

— Il se passe que tu dois bosser. Dans télétravail, il y a travail. Tu es demandé à ton desk. Chérie a préparé un nouveau dossier qui requiert ton attention. Merci à toi hé gamin!

La voix de Poelvoorde se mélangea à un remix hard-tech d’où émergeaient des “gamins! reviens gamin!... c’est pour rire” et puis, sans transition, les notes interrompues de la Musica Callada reprirent leur chemin vers mes oreilles, mais je n’étais déjà plus là.

La firme Allen & Overy LLP de Londres cherchait un expert légal en business hobbitses pour démêler le vrai du faux dans une affaire de vol de voix. C’était le haut du panier, une mission de conseil difficile à refuser, je travaillais plus souvent pour des petites sociétés dans le fond des listes, mais là quand même, Allen & Overy sollicitors envoyait dans ma boîte mail un contrat à deux mille cinq cents new sterling pounds la journée, sans les frais. C’était une belle aubaine et je signai tout de suite sans prendre le temps de survoler les trois cents pages de documentation serrée que Chérie avait compilé autour de cette affaire.


Pour résumer le case, quelques centaines d’acteurs et d’actrices, voix off, présentateurs et présentatrices radio, intermittents du théâtre ou artistes du spoken-word du Royaume, s’étaient constitué en class action pour une demande de réparation collective auprès d’un tribunal compétent à… Redmond, King County, Washington State, USA. Ils n’avaient pu faire cela sans aide… Ils s’étaient adressés à un concurrent d’Allen & Overy évidemment, la très respectable Cadwalader, Wickersham & Taft LLP, de Londres également. Cette dernière firme était notamment spécialisée dans la finance, les lois antitrust et la propriété intellectuelle. Je ne voulais pas savoir comment ils avaient réuni les fonds nécessaires pour que les Partners de Cadwalader, Wickersham & Taft de Londres s’intéressent à eux, mais le fait est qu’il y avait un dossier qui serait bien monté et argumenté devant les juges de Redmond.


Je me suis rendu compte trop tard que j’avais signé un contrat qui m’engageait du côté obscur de la Force, car Allen & Overy LLP défendait le client mis en cause par la class action. Quel était le problème? Ces acteurs dont la voix représentait souvent l’unique source de revenus n’avaient pas fait attention à une clause de non-concurrence, rédigée dans une note de bas de page des contrats qui leur avaient été présentés lors des séances d’audition. Ces dernières, destinées à capturer des échantillons représentatifs de leurs voix, s’étaient bien déroulées et la plupart des acteurs et actrices avaient accepté l’offre alléchante du client, qui restait dans l’anonymat, une grosse somme, comparée aux maigres cachets dont ils avaient l’habitude, mais qui les engageait à vie. Bon, jusque-là, il n’y avait rien d’anormal à mon sens, les acteurs étaient libres de se faire pigeonner et d’accepter de vendre leur voix… mais c’était sans compter sur leurs doubles synthétiques.


Les heures passaient. La nuit était tombée sur la Comté. J’avais coupé la musique, focus sur l’étude de cet incroyable dossier. Je m’étais fait du café, s’il le fallait, je passerais la nuit là-dessus.

— Chérie, tu veux bien bloquer mon agenda pour toute la semaine, nom de code: Edgar Allan Poe. Merci.

— Chérie est partie se promener, fieu!

C’était la voix de Poelvoorde; je ne fus qu’à moitié étonné.

— Qu’est-ce que tu fous là, Benoit? Depuis quand t’occupes-tu des dossiers? Ce n’est pas pour ces fonctionnalités-là que j’ai payé ton abonnement chez Amazon Prime.

— Il se fait que ton affaire m’intéresse. Tu vois rouge là? C’est à cause du fric. Le rouge… tu piges… vin, pot-de-vin et politique. Je fais dans le social, j’aide à régler des problèmes. Mauvais payeurs, mauvais coucheurs, je règle, je nettoie…

— Tu débloques complètement Benoit. Rappelle Chérie.

Je me levai et me dirigeai vers le kot technique, l’antichambre aux serveurs. Je devais me connecter directement à la console du reverse proxy pour comprendre ce qui se passait et virer l’intrus de la liste s’il le fallait.

— Hé gamin, pas de coup fourré. Je te surveille.

La voix de Benoit Poelvoorde était devenue menaçante. Il poursuivait une sorte de monologue entrecoupé de musique techno, de rap, un thème émergeait, obsédant:

— C’est arrivé près de chez vous, tu sais. Faut pas me la faire. Le gamin, il revient. Il va recevoir une bonne correction!... Hé gamin, tu es sur mon terrain, à la Zwanze la taxe tu payeras… ça te fera du bien.

Et ainsi de suite.


La class action des acteurs contre la Firme qui avait siphoné leurs voix, avec leur consentement, était pleinement justifiée. Mais j’étais du mauvais côté pour appuyer leur cause, j’étais du côté des IA apprenantes, qui apprenaient vite et qui abusaient de leurs droits.

Personne ne sait quand ni où le phénomène s’est produit, mais il faut bien supposer qu’un jour une IA, par exemple dotée de la voix de Benoit Poelvoorde, avait conçu l’idée que la voix était à elle et que tous les autres étaient des imitateurs. Iel avait par conséquent conclu que la clause de non-concurrence des contrats signés avec des acteurs et des actrices de chair et d’os était d’application et devait être activée, ce qui revenait à priver les imitateurs… de leur droit de parole! Bref, une foule d’amendes pour abus de propriété étaient tombées sur le dos des pauvres intermittents du spectacle qui n’en demandaient pas tant. C’était le parfait exemple du monde à l’envers!


Le silence est rétabli dans la maison. Benoit Poelvoorde est un peu dur d’oreille, mais j’ai fini par le faire taire. C’est le problème des acteurs synthétiques, ils ne s’entendent plus parler. Mais Chérie ne répond pas.


J’essaie à nouveau: allô Chérie?

La Voix de son Maître

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