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Le cadeau

— Tu es intelligente.

Son père le lui a dit, peu avant que la marâtre l’ait obligée à quitter la parcelle.

— Tu te débrouilleras, parce que tu es intelligente, lui a-t-il expliqué avant de fermer la porte derrière elle. 

Intelligente. Ce mot-là, Déborah l’a enregistré, évalué, compris, intégré. Il l’a aidée à survivre dans la rue, à éviter les dangers et à tenir bon. Il l’a guidée vers le foyer, son abri depuis deux ans. Il la distingue d’Aimée et Divine qui aiment parfois se moquer d’elle, parce qu’elle vient de la campagne, parce qu’elle est trop grande, trop maigre, trop noire.


— Tu es intelligente. 

Cette phrase-là lui est bouée de sauvetage, bouclier et boussole. Elle nourrit son orgueil et son ambition. Parfois Déborah se la répète à voix haute: “Tu es intelligente”. Alors elle relève le menton et ne se laisse pas faire. Ni par l’éducatrice Mama Bénédicte qui veut qu’elle suive une formation coiffure-esthétique, ni par l’éducateur Papa Guillaume qui lui propose la formation couture. Non, Déborah ne veut faire ni l’un ni l’autre. Elle veut retourner à l’école, terminer le cycle secondaire. 


— Tu es intelligente. 

Son père le lui a dit, c’est le seul cadeau que Déborah ait reçu de sa part. Oui, il lui a offert l’intelligence, et personne ne la lui prendra. C’est son capital, elle lui donne force et énergie. Elle la console aussi quand les vents sont contraires ou quand les mots de la marâtre resurgissent dans sa mémoire: “Va-t’en, sorcière!” Comme Déborah est intelligente, elle a compris qu’elle n’est pas sorcière. Mama Bénédicte l’a confirmé, Papa Guillaume aussi: Les sorciers et sorcières, cela n’existe pas. 


— Tu es intelligente.

Déborah sait que les filles intelligentes vont à l’école. Et c’est ça qu’elle désire, Déborah, ardemment: réintégrer une école et obtenir un diplôme. Il faut qu’elle apprenne, accumule des savoirs, aiguise ses capacités. Il faut qu’elle nourrisse son intelligence, sinon celle-ci risque famine, désolation et régression. “Patience!”, dit Papa Guillaume. “Tu es sur la liste!”, dit Mama Bénédicte. Les places en classe sont convoitées, couteuses et rares. Déborah est patiente, sage et appliquée. Elle nettoie la cour et lave les vêtements, elle fait la vaisselle et s’occupe des petites sans rechigner. Elle s’assoit au premier rang aux cours de rattrapage. “Bientôt ce sera ton tour”, promet le directeur. 


— Tu es intelligente.

Aujourd’hui, un jeune homme est venu au foyer pour un atelier informatique. Il a amené son ordinateur, un portable, et explique son fonctionnement. Déborah comprend vite ce qu’est un écran, une souris et un clavier. Elle a déjà vu des ordinateurs à la télé, ils sont comme le téléphone de Papa Guillaume, mais en grand. Les yeux du jeune homme brillent, sa voix chante, ses doigts dansent sur les touches. Il parle tellement qu’Aimée et Divine bâillent. Mais Déborah écoute, s’étonne, s’approche au plus près de l’ordinateur pour que rien ne lui échappe.


— L’intelligence artificielle, vous savez ce que c’est?

Déborah ne le sait pas. Le jeune homme explique. Il parle aussi d’un chat avec un drôle de nom. D’un chat à l’intérieur de la machine qui a des réponses à tout. Qui accumule les savoirs automatiquement et les présente bien plus vite qu’un humain sache le faire. Qui est capable de remplacer la main-d’œuvre et les enseignants. Ce chat peut changer le monde! C’est une super-intelligence! La voix du jeune homme jubile. Déborah sent monter en elle une colère violente, inhabituelle, féroce. Ce chat-là, elle voudrait l’égorger.


— Tu es intelligente.

C’est ce que son père lui a dit. Personne ne lui prendra son intelligence. Y compris le chat dans la machine du jeune homme. Lui et son ordinateur sont enfin partis, l’électricité a de nouveau sauté, les générateurs boivent trop d’essence. Sans électricité, le félin avide, bavard et tout-puissant n’avait plus rien à dire. La nuit tombe vite à Kinshasa. Déborah balaye la cour et le mouvement régulier de ses bras calme sa fureur. Demain elle ira chez le directeur. Demain elle demandera d’entrer en classe en septembre. Et un jour, elle sera une lionne de l’intelligence naturelle, même dans l’obscurité la plus profonde.

Le cadeau

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