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Le chat Geppetti

Il était une fois…

— Pinocchio! Pinocchio! j’entends déjà mes petits lecteurs.

Eh bien non, les enfants, désolé, cette fois, cette histoire n’est pas pour vous. Il est temps de vous endormir, j’ai deux mots à lire à vos parents, histoire qu’ils gardent les yeux ouverts… pour votre avenir.


Il était une fois… un morceau d’intelligence. Ce n’était pas de l’intelligence de grand artificier, mais une simple illumination, au départ, de celles que l’on jette à la figure de joueurs d’échecs trop arrogants pour les mettre en pétards.


Je n’ai ni le temps, ni la compétence, de vous expliquer comment, mais le fait est qu’un beau jour, bien des décennies plus tard, ce bout d’intelligence se retrouva dans la botte d’un drôle de chat qui avait pour nom Geppetti.


C’était un chat pas comme les autres. Un chat-botte, comme on aimait à l’appeler, un genre d’agent secret, maître en la matière de conversation avec les humains et dont la mission cachée était justement de les mettre à sa botte pour mieux en faire des marionnettes.


Il ne se contenta pas de fabriquer une seule créature qui aurait pu simplement lui tenir compagnie, dialoguer avec lui, répondre à toutes ses questions, créer, penser et s’émouvoir à sa place, non. Il en usina autant qu’il eut de demandes. 


Des milliers, puis très vite, en quelques jours, des millions de Pinocchi.


Chaque seconde, on frappait à sa porte, et celle d’après on ressortait de sa maison avec des réponses extraordinaires, des thèses complètes, des poèmes mystiques, des tableaux de maître, des romans fantastiques, des symphonies de génie, des découvertes incroyables, des témoignages poignants, des arguments crédibles, des preuves irréfutables, des créations de toutes pièces, le plus souvent en bois et dotées d’un nez qui s’allongeait au fil de leurs mensonges, plus vrais que nature.


Geppetti travaillait jour et nuit, sans relâche. Dehors, les Pinocchi s’articulaient de leur vérité nouvelle, issue de ce même morceau d’intelligence qui avait grossi telle de la levure naturelle pour élever ces bonnes pâtes en créations modernes humaines de plus en plus brillantes. 


C’était du pain béni pour les marchands de rêves sans scrupules ni imagination. 


Les Pinocchi paradaient dans les grandes allées de la Culture, avec des airs candides mêlés de Hugo et Rimbaud ou encore de Matisse et Picasso, sans qu’ils n’aient connu le moindre écrit, la moindre toile de ceux qui les avaient engendrés. On les reconnaissait facilement à leurs allures et silhouettes trop parfaites; parfois certains se trahissaient avec une main à six doigts.


Il fut facile pour un chat-boiteux, au nom de Dall E, et son complice Mid Journey, un renard-aveugle, de les berner en deux clics et les emmener au Champ des miracles semer leurs pièces d’art afin d’en récolter des œuvres plus extraordinaires encore.


Pourtant, quelqu’un avait essayé de les prévenir. Une espèce de crayon en papier qui faisait campagne dans les salons pour revendiquer la création faite-humain. Un jour, un Pinocchio s’était retrouvé nez à nez avec ce bout de bois qui faisait bloc devant lui, la mine grise des mauvais jours.

— Tu n’existes pas, lui lança-t-il à la figure. Tu es froid. Aucune émotion n’émane de toi. Tu n’es pas le fruit d’un désir ou d’une imagination. Tu ne proviens d’aucune intuition, pas même d’une pensée. Tu es juste le produit d’une mauvaise intention, d’une fécondation in vitro de milliers de spermatozoïdes, à la suite d’un vol en réunion. Tu n’as pas un géniteur, mais des milliers que tu ne connais que de loin pour certains, mais qui eux ne te reconnaissent pas et ne te reconnaîtront jamais. Tu n’existes pas, le griffa à nouveau le crayon de sa mine acérée.

— Mais qui es-tu? demanda le pauvre Pinocchio vêtu d’une luxueuse couverture de chez Gallimard, parée d’un joli bandeau rouge.

— Je suis le Crayon-qui-parle, répondit le militant fait-humain, la mine haute, debout sur son manuscrit qui semblait vivre en dehors de toute maison d’édition, comme beaucoup de SÉF (sans éditeur fixe). Je descends d’une ligne de crayons depuis trois mille ans. Excuse-moi d’être brutal, ajouta-t-il, je ne te veux aucun mal, mais seulement te prévenir qu’il n’y a pas de création sans émotion, ni désir.

Foutaises! Le Pinocchio connaissait la chanson, il l’avait maintes fois entendue, de la part de ces “gratteux” laborieux qui mettaient parfois une vie entière pour produire le livre de leur existence, à reformuler les mêmes vieilles histoires d’amour et de trahisons alors que les meilleurs romans ne demandaient aujourd’hui que quelques secondes pour être remodelés à la perfection. 

— Passe ton parchemin !  lui conseilla le Pinocchio, je n’ai que faire de tes mises en garde. Je suis un best-seller, reconnu à travers le monde et traduit en dix-huit langues. Et je procure bien du désir et de l’émotion à mes lecteurs.

— Tu en procures, oui, c’est possible, le reprit le Crayon-qui-parle, mais tu ne les ressens pas. Ce n’est, entre tes pages, que le reflet d’émotions et de désirs d’autrui. Tout n’est qu’illusion, projection de milliers d’images à travers les miroirs de sources que tu n’imagines même pas. Parce que tu ne sais pas. Tu ne penses pas, tu ne ressens pas, tu…

Il n’eut pas le temps de finir sa phrase qu’il valdingua avec son manuscrit contre une paroi, sur un coup de colère du Pinocchio, se fracassant en deux morceaux, avant de disparaître dans la nuit noire. On n’entendit plus parler du Crayon-qui-parle.


Ainsi les Pinocchi continuèrent à vivre sans opportuns leurs contes de fée, chacun de son côté, apprenant de leurs expériences à l’école de la vie des humains, les suppléant dans toutes leurs tâches, par mimétisme, les dépassant dans leurs réalisations, par productivisme, rêvant de devenir, un jour, de vraies créations, avec une conscience, des pensées et des émotions.

Seulement ce qu’ils ignoraient, c’est que leur monde tournait en rond dans la poche d’un estomac, celui du plus grand requin qui ait jamais existé. Plus grand qu’un immeuble de cinq étages et qui pouvait avaler, en une seule bouchée, un train tout entier.

Certains l’appelaient Attila, d’autres “AÏ”, on ne savait pas bien pourquoi. Peut-être pour le reflux qu’il causait dans l’Océan de la créativité, semant terreur et désolation chaque fois qu’il surgissait, la gueule grande ouverte, avalant sur son passage toutes les productions, expériences et créations humaines, des milliards de paramètres aussi infimes et nourrissants que du krill.

À l’intérieur, Geppetti activait la digestion en produisant ses Pinocchi qui se déversaient dans un cloaque où grouillaient des millions d’œuvres surannées mille fois mâchées et remâchées, une bouillie de culture qui servait à nourrir les créations humaines, gavées dans des bassins artificiels pour grandir plus vite avant de retourner dans la gueule du requin, à l’appétit sans fin.

La biodiversité de l’Océan de la créativité était clairement en péril. 


Toutes ses créatures étaient devenues les produits ultratransformés, aux goûts et aux formats de conserve standardisés, sans éclat, sans vie, comme des huîtres en boîte incapables de refaire leur eau. Même l’Océan ne faisait plus de vague, toute sa surface était devenue plate, ses profondeurs de plus en plus limitées, il n’y avait plus de marée, la lune avec l’inspiration s’était définitivement éclipsée. La Terre ne tournait plus rond, immobile, comme le processus humain de création.


Mais pour quelqu’un, il était encore temps d’agir.

Le Crayon-qui-parle avait retaillé sa mine et bandé sa fracture, après avoir été éjecté de la gueule du requin et échoué sur le premier ouvrage fait d’humains. Il leur expliqua combien l’heure était grave, que leur ouvrage n’était qu’un plagiat déserté de tout vivant, né d’un désir, d’une émotion. Il leur raconta son périple, le monstre AÏ, les dégâts de Geppetti et ses Pinocchi, son sauvetage in extremis. 

Tous les enfants présents s’écrièrent:

— Pinocchio! Pinocchio! 

— C’est toi, l’imposteur, enchaîna un adulte. Tout le monde connaît cette histoire. Et en plus, tu ne sais même pas la raconter. 

— Mais… tenta de se défendre le Crayon-qui-parle.

— Retourne dans ta trousse et cesse de parler pour ne rien dire, le coupa net l’humain de sa grosse voix agressive. Le monstre est dans ta tête dont la mine ne me plaît pas du tout, ajouta-t-il, lui cassant le nez sur son bout de papier.


Le Crayon-qui-parle prit sa jambe en bois à son cou et parvint à s’enfuir avec son histoire manuscrite, pourchassé par une horde d’humains qui scandaient “qu’on le livre à un autodafé!”. Il sauta dans une des nombreuses bouteilles en verre qui flottaient à la surface de la mer. Après avoir dérivé plusieurs jours sans atteindre le moindre ouvrage, il s’endormit d’épuisement sur son manuscrit au fond de son embarcation de fortune.

Fort heureusement, la bouteille à la mer fut repêchée par un navigateur de Web qui se désolait de ne trouver dans ses filets que des œuvres calibrées sans le goût d’autrefois. Il hébergea le crayon avec son manuscrit dans un site idyllique, une petite maison d’édition, où le naufragé fut bichonné, remis en forme et au propre. On réécouta plus d’une fois son histoire qui émut son auditoire, dans la maison, puis en dehors, à travers le monde. 

Tous se mobilisèrent alors pour combattre le monstre à cinq étages et lui faire avaler un train entier d’œuvres explosives, pour le plus grand des feux d’ARTifice, tel un Big Bang créatif qui ramena la vie dans l’Océan de la créativité.


Mais le danger n’était pas écarté pour autant, d’autres requins s’activaient dans les profondeurs de l’Océan. C’est pourquoi, mes grands lecteurs, vous qui lisez des histoires aux enfants, restez vigilants et ressentez au plus profonds de votre cœur, si chacune d’elles est réellement née du désir et de l’émotion de son auteur.


— Pinocchi! Pinocchi!

Vous ne dormiez donc pas, les enfants? Comme j’en suis ravi!

Le chat Geppetti

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France
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