Le Collectionneur
Philippe–Hubert Izardy Desroches Delaplaine, que ses proches, dans un évident souci de simplicité, surnommaient Phidd, était notaire. Plus exactement, son père avait voulu être notaire par procuration. Non que Phidd manquât à ses obligations ou faillît dans ses conseils. Il était indubitablement un professionnel accompli, apprécié de ses clients et reconnu de ses pairs.
Enfant, Phidd voulait être pompier, vétérinaire, explorateur, justicier, gardien de phare ou astronaute selon ses humeurs et ses rêves du moment. Comme tous les gamins de son âge, il voulait parcourir la planète, sauver le monde, découvrir l’univers, vivre des expériences uniques… Son père, modeste secrétaire de mairie d’un petit village de la campagne auvergnate, ne cessait de lui vanter le notariat. Il voyait en l’officier ministériel un notable respecté, expert des secrets de famille et rouage essentiel de la vie de tout un chacun. Il n’oubliait pas dans son argumentaire l’aspect pécuniaire qu’il mettait en avant dans les discussions familiales sur l’avenir de son unique progéniture.
Quand son père lui parlait respectabilité sociale et rémunération avantageuse, sa mère, institutrice passionnée d’histoire, lui contait les civilisations disparues, racontait les Mayas et les Anasazis, les Minoens et les Assyriens, les Sumériens et les Étrusques… Elle lui narrait les grandes épopées, les légendes fantastiques, les grands mystères de l’humanité. Grâce à elle, adolescent, Phidd n’ignorait rien des mythologies grecque, latine ou scandinave. Il s’imaginait révélant une culture inconnue, découvrant un fabuleux trésor, perçant l’énigme d’une cité engloutie, mettant à jour un temple merveilleux. Pour satisfaire son goût du mystère, il aspirait à devenir archéologue et raconter le passé pour le préserver, les yeux brillants d’excitation devant un amphithéâtre empli d’étudiants hypnotisés par ses propos. Ou conservateur d’un musée prestigieux, parcourant le monde pour rassembler les objets les plus ésotériques et satisfaire au retour la curiosité du commun des mortels comme des spécialistes les plus réputés.
Aujourd’hui, Phidd est notaire et dit le droit, la voix empreinte d’une gravité de circonstance. Choix de raison? Force de persuasion de son géniteur? Sa mère trop tôt partie, lui laissant des rêves inachevés, des désirs inassouvis? Phidd était notaire et l’ennui le guettait à chaque instant.
Dès la fin d’études qu’il vécut monotones et fastidieuses, pour tromper sa mélancolie chronique et satisfaire sa curiosité abyssale, Phidd collectionna. Il devint un collectionneur compulsif, un collectionneur de collections. Élevé dans l’émerveillement des grandes et petites histoires, il amassa des objets du quotidien, souvent banals, ou des objets curieux, parfois extraordinaires, mais qui tous le portaient vers le passé et ce qu’ils en racontaient.
Ses premiers appointements furent engloutis dans quelques dîners en galante compagnie dans des établissements gastronomiques étoilés où il éduqua son goût pour les mets subtils et les vins fins. Il en garda une appétence toute particulière pour les grands crus bourguignons. Il se créa rapidement une cave respectable. Lorsqu’il avait savouré l’un de ses précieux flacons, il en conservait l’étiquette en souvenir. Il se constitua peu à peu des tableaux de labels millésimés aux noms évocateurs qu’il affichait fièrement aux murs de sa cave. “Œnosémiophiliste” lui avait dit ce fruste de Marchandiau, le président du conseil régional des notaires que Phidd avait été contraint d’inviter par obligation professionnelle. “Un collectionneur d’étiquettes de bouteilles de vin est un œnosémiophiliste”, avait-il insisté, se rengorgeant de sa connaissance futile. Ce soir-là, Phidd avait amèrement regretté le Clos de Vougeot 1962 que le président Marchandiau, ignare en la matière, avait qualifié de “bon rouge bien gouleyant”. Le même triste sire avait montré toute l’étendue de son inculture lorsque, la discussion glissant sur le terrain historique, il avait, contemplant le millésime du grand cru, évoqué la fin du conflit en Indochine et confondu accords d’Évian et accords de Genève.
Comme beaucoup, Phidd eut sa période philatéliste, intrigué qu’il était par les raisons de cette passion que suscitaient ces petits papiers dentelés, au–delà de la valeur marchande stupéfiante de quelques pièces rares. Il découvrit comment les timbres illustraient une vision plurielle et complexe du monde et de l’humanité. Son penchant pour le passé l’amena à se spécialiser dans les époques d’accès à l’indépendance des colonies françaises. Le “juste avant/juste après” le fascinait. Les petites vignettes témoignaient de ces périodes de bouleversement humain, politique, géographique, toponymique, culturel, économique… Ce n’était pas tant l’histoire coloniale qu’il cherchait par sa quête à retracer que ces basculements, ces ruptures dont la philatélie gardait une trace tangible.
Il jugea bientôt que sa collection philatélique, à défaut d’être exhaustive, lui avait permis d’assouvir son besoin de comprendre ces événements primordiaux. Nombre de ses timbres faisant référence aux armées, il s’intéressa aux insignes militaires (il prenait soin de choisir des sujets d’étude et de collection qui ne nécessitaient que peu de place; collectionner les uniformes ou les engins motorisés lui aurait posé de sérieux problèmes logistiques). Non qu’il fut militariste dans l’âme. Comme les étiquettes et leur esthétique, comme les timbres et les thèmes qu’ils traitaient de manière plus ou moins artistique, les insignes militaires étaient des témoins du passé, des jalons d’une histoire. Les troupes coloniales, qu’il connaissait par la philatélie, lui offrirent un champ d’investigation considérable. Il y puisa abondamment, cherchant, pour chaque acquisition, à comprendre la signification originelle de l’insigne en même temps que le lien possible entre l’unité militaire et le territoire sur lequel elle avait été engagée. Lui que sa mère aurait voulu archéologue fouillait, excavait, balayait, nettoyait le passé pour tenter de comprendre, se forger une opinion et préserver la mémoire.
Au fil des ans, il multiplia les collections avec une attirance historique sans être passéiste. Les cartes postales ne le passionnèrent guère, même s’il reconnaissait leur intérêt. Il découvrit l’héraldique et apprit les codes de cette science confidentielle. Il s’intéressa un temps aux objets du quotidien, anciens ustensiles de cuisine ou ancêtres de nos équipements électroménagers. Il retrouva bientôt les périodes d’accès à l’indépendance en collectionnant les actions papier et titres au porteur de sociétés implantées dans les colonies, affinant sa vision historique par cette approche économico-financière. Chaque collection était pour lui l’occasion de compléter sa représentation du monde, d’enrichir sa muséographie personnelle. Il ne jugeait pas. Seules l’intéressaient la recherche des témoignages et la sauvegarde des souvenirs.
Cette quête sans fin, toujours chronophage, souvent exorbitante, parfois envahissante, fut probablement à l’origine de sa collection la plus saisissante. “Insensée”, raillaient les uns. “Inouïe”, déclaraient les autres. “Dispendieuse”, disait-on en tout cas. Philippe–Hubert Izardy Desroches Delaplaine était le tenant d’une collection rare de cinq divorces. Cinq ruptures en à peine vingt ans. Cinq fois il avait convolé en justes noces, amoureux. Cinq fois l’élue avait fini plus ou moins prestement par quitter celui qui, lorsqu’il ne rédigeait pas doctement des actes juridiques à caractère successoral ou immobilier, se perdait dans sa recherche sans fin de témoignages d’un passé auquel il échoua à intéresser ses épouses successives.
Sans conteste professionnel aguerri, il était beaucoup moins perspicace dans ses choix personnels. Alors que ses clients bénéficiaient de conseils éclairés quant aux contrats matrimoniaux, il avait à chaque mariage négligé ses intérêts, trop sentimental peut–être, trop distrait surement par ses recherches, ses classements, ses explorations historiques. La mort dans l’âme, il dut donc peu à peu se résoudre, pour faire face à la charge de ses cinq divorces, à céder ses collections et à cesser toute activité d’une nature aussi coûteuse, sauf à collectionner des objets sans intérêt pour lui, boîtes d’allumettes glanées ici ou là ou coquilles d’œuf ramassées en forêt… Car ses mariages, bien que vite rompus, s’étaient traduits par une collection non moins remarquable de neuf rejetons, six filles merveilleuses et trois garçons adorables, neuf héritiers qui jugeaient son travail rébarbatif, se moquaient de sa manie de collectionner tout et n’importe quoi, déploraient cette toquade qui les rendait presque invisibles à ses yeux. Phidd sans doute aucun aimait profondément ses enfants; il était simplement collectionneur avant d’être père.
Quand Phidd levait le nez de ses écrits légaux, indispensables au financement d’autant de prestations compensatoires et de pensions alimentaires qu’il avait d’ex–épouses et d’héritiers à charge, il s’ennuyait ferme. Toujours avide du passé, il se dit qu’il devait explorer le sien. Notaire, la généalogie était pour lui un outil essentiel. Privé des moyens financiers d’assouvir son besoin compulsif d’amasser des témoins du passé, il collectionnerait dorénavant les ancêtres.
Il se lança tête baissée dans la constitution de son arbre généalogique. Ses deux familles, paternelle et maternelle, étaient restées longtemps circonscrites à des zones géographiques limitées, une douzaine de communes rurales tout au plus, ce qui facilitait le travail d’enquête. Il fit feu de tout bois. État civil, cadastre, recensements, registres paroissiaux ou financiers, archives militaires ou hospitalières, journaux, publications savantes… Il plongeait avec délectation dans des livres, carnets et autres répertoires dont la simple évocation avait souvent valeur de repoussoir pour le vulgum pecus. il devint expert dans l’art de déchiffrer l’écriture manuscrite fine et serrée des registres écrits d’une plume appliquée sur des matériaux souvent détériorés. Plus il remontait dans le temps, moins la langue utilisée par les scribes lui était familière. La recherche en était d’autant plus ardue et passionnante.
Son grand-père paternel lui racontait qu’il était de noble extraction. Ce vague souvenir pimentait ses fouilles. Il rêvait, s’imaginant comte ou marquis, s’inventait des aïeux aux épopées chevaleresques, échafaudait des destinées hors du commun. La réalité était plus prosaïque. Paysans, artisans, commerçants, employés… Il découvrait des existences ordinaires, des vies sans histoire. Était-il snob? Il ne souhaitait qu’un peu de piquant dans son histoire familiale. Raté!
Phidd avait atteint son objectif de constituer un arbre généalogique complet sur plusieurs siècles. Il vécut une période morose, noircissant le tableau d’une existence bien remplie et qu’il jugeait pourtant quelconque. Une ascendance banale, un travail trop raisonnable, des échecs sentimentaux à revendre, une descendance qui se gaussait de sa propension à collectionner… Une descendance! Avec cette révélation s’ouvrit soudain devant lui une perspective étourdissante. Après son arbre, il allait construire celui de ses neuf descendants. Cinq ex–épouses, cinq familles et autant d’arbres, autant de recherches, de fouilles, d’explorations.
Il avait la pratique, connaissait les sources, maîtrisait les outils. Soirées, fins de semaine, vacances, son temps libre était entièrement voué à ses investigations. Il aurait volontiers sacrifié son travail si son banquier ne le rappelait à l’ordre régulièrement. Car l’enquête, captivante, n’en était pas moins laborieuse. Europe, Amériques, Extrême-Orient, Afrique, zone Pacifique, les familles de ces cinq ex–épouses semblaient, a contrario de la sienne, avoir pris plaisir à se disperser, à migrer dans des contrées lointaines, à échapper à toute insignifiance. Ce qu’il découvrit le ravit souvent par son pittoresque et son charme, le surprit parfois par sa violence ou son immoralité. Il allait offrir à ses enfants un feu d’artifice généalogique.
Charlotte et Justine, admirables jumelles trentenaires nées de son premier mariage avec leur mère Catherine, apprendraient qu’un de leurs ancêtres bretons s’était engagé comme corsaire au service du Roi en Nouvelle France. Puis, de flibustier dans les Caraïbes, il était devenu pirate de triste réputation du côté de Saint-Domingue. Elles seraient à coup sûr plus fières de leur aïeule infirmière partie créer et gérer un dispensaire pour lutter contre la lèpre en Afrique occidentale jusqu’à sa mort à l’aube du premier conflit mondial.
Phidd avait découvert La Rochelle avec la famille de sa deuxième épouse, Florence. Leur fils unique, Gabriel, n’ignorait rien du passé sulfureux de la ville qu’il avait quittée récemment. Il découvrirait que l’histoire familiale avait passé sous silence quelques marchands enrichis par le commerce triangulaire. Cette même histoire familiale qui se glorifiait du rôle — pourtant mineur — joué par un ancêtre député dans l’abolition de l’esclavage…
En six années de mariage — un record! —, Patricia, troisième épouse, lui avait donné trois enfants, Manon, Charles et Arthur. Phidd leur exposerait le parcours de leur aïeul cuisinier qui, à la fin du XIXe siècle, avait connu une belle réussite en créant des restaurants au gré des possessions françaises en Asie du Sud-Est et en Extrême-Orient. Il leur raconterait comment la situation financière familiale s’était brutalement détériorée dans l’entre-deux-guerres à la suite de placements hasardeux dans des sociétés coloniales douteuses des Mascareignes et de Madagascar.
Il dirait à Agathe et Damien, nés de son mariage avec Marie, que, par un curieux clin d’œil de l’histoire, l’un de leurs ancêtres militaires avait combattu lors des guerres de conquête en Afrique du Nord alors qu’une autre, diplomate de son état, avait travaillé à la décolonisation. Quant à sa petite dernière, Laura, elle aurait elle aussi son lot de surprises, avec une aïeule chanteuse de cabaret à Tahiti et un ancêtre boutiquier à Pondichéry.
Plus d’ancêtre à débusquer, de timbres ou d’insignes à dénicher, aucun grand cru à déguster… Sa vie était devenue morne, vide de sens. Les semaines succédaient aux semaines, les mois aux mois, sans surprise. Il s’offrit un jour une balade dans une brocante proche, moins pour chiner que pour s’occuper l’esprit. Pour quelques pièces, il y acheta un dictionnaire usé, hors d’âge. Il se délecta des cartes du monde d’avant, prit plaisir à des définitions surannées, à des tournures vieillies. Sa décision était prise! Pour son plaisir, il réhabiliterait d’anciens mots désuets, oubliés, abandonnés. Il s’obligerait par un usage quotidien à les ressusciter, à les sortir de leur nuit. Sans débourser un liard, il collectionnerait les mots du passé. Une nouvelle vie s’ouvrait à lui! Ragaillardi, il rentra chez lui en sifflotant un vieux refrain.