Le Moulin doré
Tous les matins, elle vient au “Moulin doré”, boulangerie-pâtisserie-traiteur qui trône au sommet du boulevard Docteur Rodocanachi. Avec simplicité, elle attend son tour pour commander soit un café-croissant, soit un éclair-café ou le castel-expresso. Cela dépend certainement de ses moyens financiers du jour. Puis elle s’installe pour son petit-déjeuner, assise à la table située face à la mienne. Je lui trouve une ressemblance, surtout dans la coupe de ses cheveux, avec l’actrice Faye Dunaway. Imperturbable, je feuillette le quotidien belge dont je suis un abonné. Je sais qu’elle tente de lire les titres. Tendue, elle finit par se barbouiller les lèvres de pâte à chou fourrée ou d’une somptueuse crème pâtissière “chocolat” ou “café”, c’est selon. Je la trouve franchement belle, toujours vêtue d’un impeccable bleu de travail, la taille serrée par une large ceinture de cuir rouge, comme si elle allait bosser dans un garage. Elle est munie d’un volumineux cartable, en simili noir, comme un cartable de “ra-mec”, ces radios-mécaniciens volants que l’on voit dans les aéroports avec cinq kilos de manuels Jeppesen, de cartes, d’outillages à l’épaule. Tranquillement, elle dépose sa valdingue entre ses pieds sous sa table du “Moulin doré”. Outrageusement myopes, on dirait que ses yeux verts me fixent en perçant les deux grosses loupes de ses lorgnettes. Elle est parfumée au Nerolia Vetiver de chez Guerlain et cela se marie très bien aux relents de marc de café qui dominent les senteurs de cet établissement. Elle a tout de la “redoutable divorcée de plus de trente-cinq ans”, comme la décrit Cavanna, mon auteur-phare: “Trente-cinq ans c’est l’âge de la dernière chance! La ménopause se profile à l’horizon. Elles sont sans pitié, petit homme. Fuis car il y va de leur peau!” Malgré ma Licence en histoire, il se fait que le fondateur de Hara-Kiri est mon écrivain adoré. Il m’est même arrivé, lors d’un lointain été, de courir le saluer quand il descendait pour ses weekends à Aix. Observant la foule qui défile, le grand François s’installait à sa terrasse du Cours, à un mètre de la boutique de chaussures tropéziennes “Silvy”. Éternel admirateur de la gent féminine, Cavanna, silencieux, faisait des moulinets pour écarter les moustiques. Il se dilatait la rate dans la pénombre et répondait de la tête aux respectueux signaux des beaufs qui, se le montrant du doigt, le reconnaissaient. Cette année, fin de mon séjour à l’Université, on croisait aussi Wolinski sur la Costa Brava. Il caricaturait, pour la Une de Charlie Hebdo, les troupeaux de vacanciers qui cuisaient dans les hôtels “Fram”. Se souvenir de ces énormes disparus incite au cafard. Pour sortir du blues, je recommence, en ouvrant mon journal, l’observation de Faye Dunaway. La voilà qui se met trois quarts debout à la vue d’un papier signé Pascal Martin du 18 avril intitulé “La rage de vivre chez des enfants cachés de la Seconde Guerre mondiale.” Je replie le journal. Faye se rassied.
— Vous êtes Belge? Voilà des semaines que j’ai surpris le nom de votre quotidien bruxellois, me lance-t-elle avec un grand sourire rentré, mimique que j’avais adorée dans China Town.
— Pas du tout, je réponds. Je suis Français, mais ces derniers temps je trouve trop répétitifs nos canards. Aussi je m’abonne désormais, alternativement, six mois par an à un journal suisse, six mois à un Belge. Et vous, vous l’êtes une fois?
Pendant des années, la honte me persécutera pour avoir proféré ces deux mots.
— Pas plus que vous, mais un de mes “clients” est Belge. J’aimerais qu’il lise cet article. Puis-je vous l’emprunter?
Voilà comment se sont rencontrés au “Moulin doré” cette psychologue du F.S.J.U, “Fonds social juif unifié”, chargée des groupes de parole en Provence pour les anciens enfants cachés et un prof d’histoire non-juif, dans un collège des quartiers ouvriers, non-juif.
Elle me raconte qu’au début des années 2000, il a été décidé par le F.S.J.U, allié au “Mémorial de la Shoah”, de publier dans de nombreuses éditions du Parisien un Appel que Faye m’a, de mémoire, récité: “Vous qui, enfant, avez vécu pendant les années d’occupation en France, empêché d’être informé sur les possibilités de la culture, de la tradition juives, éventuellement de la religion… Si parfois vous êtes devenu désireux de renouer, appelez le numéro Tl nr… Au cas où vous le décideriez, nous nous rencontrerons…”
Des centaines de septuagénaires nostalgiques se manifesteront. Une action dénommée “Passerelles” mettra en place, outre l’écoute psychologique dont la Dunaway s’occupait ici, un service d’assistance sociale pour les aider, s’ils le souhaitaient, à obtenir la pension octroyée par Claims Conference aux victimes du Nazisme. Les survivants se retrouveront aussi à des goûters, des repas, des excursions, un tour en Israël, une conférence de la déléguée de l’Agence Juive, des soirées-ciné. Il n’y aura pas de pression déplacée pour ramener les agnostiques, nombreux, vers la religion, c’est à souligner. Jamais de réunion en synagogue. Ils se retrouvaient dans le lobby d’un Novotel ou un local du Centre Laïc Edmond Fleg. Le “Mémorial”, lui, ira à leur rencontre pour enregistrer des vidéos de témoignages, recueillir sans relâche tout document, courrier, gadget des “années noires” que les ouailles de “Passerelles” voudront bien lui confier. Évoquer cela au “Moulin doré” paraissait une gageure surréaliste. Il suffisait de lancer un regard vers la plaque de la Mairie sur le mur à droite de l’entrée.
“Souvenez-vous! Derrière les murs de cet immeuble, entre 1942 et 1944, la Gestapo a torturé des centaines de résistants dont beaucoup moururent sous les supplices pour ne pas trahir la France. En ces lieux furent également jetées de nombreuses familles arrachées sauvagement à leurs foyers marseillais pour la seule raison d’être nées juives. Ces victimes de la barbarie nazie furent déportées dans des camps d’extermination et massacrées par leurs bourreaux pour n’avoir pas renié ni leur honneur ni leur croyance. NE LES OUBLIONS JAMAIS.”
Dans ma famille, je n’ai pas eu de résistants déclarés, mais tous les matins je me demande par quelle étrangeté notariale ce bâtiment, qui devrait être un Musée, est devenu traiteur-pâtissier-boulanger, débitant chaque vendredi, en quantités industrielles, le “pain du Chabbat”…
Désormais, Sarah, véritable prénom de Faye, m’invite à m’installer à sa table. Elle a évolué vers le croissant avec un gobelet de décaféiné et je l’imite. Sarah me conte que parmi ses ouailles du groupe de parole, il y a une dame qui parfois évoque son internement, à l’âge de dix-sept ans, dans cette officine de la Gestapo.
— Voici sa photo. Regarde si elle était alors une beauté…
Très vite, nous nous étions tutoyés.
— J’ai tous leurs dossiers dans ma valoche…
Et elle me tend le portrait d’une jeune star, sosie de Michèle Morgan dans Remorques. À croire que c’est à sa beauté qu’elle devra de ne pas finir pendue dans la cave du “Moulin doré”, là où de nos jours le boulanger a son four à pain.
— Le “client” belge, lui, dit que sa mère, également une femme de grande beauté, se débrouillait en 1942, à Saint-Étienne, pour faire libérer son père en suppliant de grands collabos comme le Teinturier Reynard pour qu’ils interviennent auprès du Commandant du Centre d’enfermement des Travailleurs étrangers de Feurs. Par deux fois, son père, embastillé pour un délit de faciès, au lieu d’être après quelques jours, poussé dans un train de la mort, est miraculeusement rentré dans leur cache. La deuxième fois avec un œil au beurre noir, se souvient Jeff, mon “client”… Il se demande encore si l’étrange beauté de sa mère l’a un temps protégée, lui permettant de soulever des montagnes. Cette Juive ukrainienne russophone aura en plus l’intelligence en septembre 1934, ayant tout compris grâce aux infos qui arrivaient de la frontière allemande très proche, de ne pas soumettre son fils à la circoncision. Début juin 1944, lors d’un “contrôle du verrou” par des miliciens, le détail que Jeff ne soit pas “baptisé au sécateur” comme on disait, les sauvera à nouveau…
— Tu prêcherais pas pour ta “paroisse”? ai-je répliqué. Comme tu es très belle, tu fantasmes que tu serais, toi, passée au travers!
Elle me regarde avec un drôle d’air. Lui avoir avoué que je la trouve très belle me ramène à Cavanna quand il cite Bukowski: “L’Amour est un chien de l’Enfer!”
— Tu n’as pas tort, dit-elle. Il s’agit d’extraordinaires exceptions face à l’indicible horreur de dizaines de millions de crimes. À force de faire parler des survivants, je suis parfois à côté de la plaque.
Je décide de la tranquilliser.
— Parmi les “exceptions”, il y a eu aussi des Juifs collabos: le ferrailleur Joanovici, le financier Szkolnikoff et, dans certains camps comme Breendonck, un Juif qui, supplétif des SS, était un bourreau de Juifs.
— Tu es vachement informé pour un goy, glisse Sarah en se levant pour payer ses consommations.
Je suis goy c’est vrai, mais l’histoire contemporaine est mon métier. Sarah, en prenant congé par un rapide bisou, m’annonce que le lendemain, Jeff viendra en personne me rendre mon journal.
*
Enturbanné par une chevelure touffue, désordonnée, une moustache et une barbe blanches, le personnage m’attend à notre table du “Moulin doré”. Il a tout de la silhouette, des traits du vieux clodo d’origine slave tel qu’on nous le mettrait en scène dans une pièce de théâtre où Macha Méryll roucoulerait devant les Bogdanoff, Marina Vlady, Patrick Topaloff comme comparses de Polnareff à la balalaïka, déguisé en cosaque.
Saran m’avait prévenu:
— Le “client” belge est irascible. Il a refusé que ma collègue essaie de lui obtenir une somme de Claims Conference car il dit que ce n’est pas avec du fric que cela s’arrangera.
Sans un mot, Jeff me rend mon journal.
— Vous êtes le premier Belge avec lequel il m’est donné de converser dans ma ville, lui dis-je.
De sa poche revolver, il sort une petite carte de résident plastifiée et me la tend. Je peux lire: “Carte de séjour Citoyen UE/EEE/Suisse M BEL séjour permanent Toutes activités professionnelles 15.02.2031.”
— Encore valable huit ans? je lance en souriant à ce nonagénaire à l’air buté.
— Parfaitement, répond-il. Vous avez lu le titre de l’article du journal bruxellois? Nous avons la rage de vivre. C’est surtout cela que je retiens de ce reportage. Je vous remercie vraiment de m’avoir prêté cette gazette. Une flopée de noms reproduits dans l’article me “parlent”, vous l’imaginez… Des gens que je respecte, que j’aime. Nous avons habité 19 rue Paul Hankar. Monsieur Vercleyen, dans les années 50, vivait au 17 avec son épouse. Il a été le Chef du Cabinet du Premier Ministre et c’était vraiment un type exceptionnel, qui m’a reçu, jeune homme.
À ce moment, je sens qu’il est comme un bretteur qui se demande quand il pourra défourailler sa dague.
— Citoyen belge, j’ai vécu 53 années en France, 15 en Belgique, 10 années en Espagne, 4 en U.R.S.S, 3 années en Allemagne de l’Ouest, 3 mois en Israël, Autriche, Angleterre et, pour des raisons professionnelles, deux fois 6 mois en Tunisie, Italie. Deux fois dans cette existence, on m’a traité de “sale juif!”. C’était dans mon pays, la Belgique…
Pendant que Jeff s’explique, Sarah, après avoir ouvert son cartable, parcourt le dossier de son “client” belge.
— C’est un détail de l’Histoire que vous n’avez jamais développé, Monsieur Krugmann…
— Je ne suis pas un mouchard, lance Jeff. Je ne vais pas vous raconter le détail de ces deux agressions: l’une en 1945 à Soignies, un petit merdeux, fils de la “Tante Paule”, amie de la famille qui m’a accueilli avec cette interjection qu’on lui avait certainement enseignée dans son école catholique. L’autre fois dans les années 70 à l’Aéroport d’Ostende, la Secrétaire de direction de la compagnie flamande où je bossais, au détour d’une conversation professionnelle, une très belle fille, me lance ça, en présence d’un mécano d’Air France qui m’a crié: “Putaing! Là ‘faut que tu te casses!”. Ce que j’ai fait dans la journée.
Je lui demande pourquoi il a gardé la citoyenneté belge.
— Je ne sais pas si c’est par curiosité ou par provocation, répond Jeff. Toujours est-il qu’entre les carnavaliers antisémites d’Alost ou les courageux militants flamingants qui organisent des beuveries à l’intérieur du camp de Breendonck, il faut bien admettre que certains au Plat Pays ne sont pas très bien renseignés. Et il n’y en a pas que pour les Flamands. Lisez Liège une cité si ardente. L’Administration communale de Liège et la Persécution des Juifs, de Thierry Rozenblum; si vous ne trouvez pas l’ouvrage, il y a un exemplaire ici, à l’Alcazar…
Il boit son café. Dépose une pièce de deux euros sur notre table puis, s’appuyant de sa canne, se lève, un geste d’adieu, et se dirige en claudiquant vers l’arrêt du bus 41.
*
Sarah et moi, nous sommes des divorcés sans enfant. J’ai dix ans de plus qu’elle. Le lendemain, elle me tend une carte de visite.
— J’habite rue du Docteur Rodocanachi. Je te laisse ce carton avec l’adresse. Si tu veux, samedi, tu passes à l’heure du dîner, vers vingt heures. Ma mère risque de te demander si tu manges cacher. Sois sympa, tu réponds: “Cela m’arrive, Madame…”. C’est ok?
Évidemment. J’ajoute que le Docteur Rodocanachi a été un toubib anglais vivant ici et mort à Buchenwald pour avoir protégé des maquisards et des Juifs en cavale.
— Voilà un scoop, fait Sarah. Il n’y a nulle part de plaque explicative…
Cela me ramène, j'ignore pourquoi, à une phrase de Cavanna dans son hebdo de 1972 acheté aux Puces: “La presse est malade sauf Charlie Hebdo". Il faut que je m'abonne à La Tribune de Genève! Promis.