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Le réfractaire

Ancien buveur de Suze “fruits rouges”, Guénverstein, qui avait habité Cerbère avant de déménager à Marseille, se convertissait à la consommation massive de Schweppes “agrumes”.

— Cela me permet, dit ce gigantesque vieillard vêtu de jeans, de prendre malgré mon âge vénérable — et vu que je ne suis plus jamais chlasse — le volant de ma Lada bleue et de me rendre à l’aéroport acheter des journaux étrangers. Car les kiosques de notre deuxième ville de France ferment un par un boutique et les aubettes sont pour une poignée de figues bradées à des réparateurs de téléphone. Les rares survivants de la profession attachent bien plus d’importance à leur étal de jeux de hasard, leur “relais pick-up Mondial Relay” et à la vente de sucreries ou de tabac qu’à une longiligne gondole exposant Neue Züricher, El Pais, Washington Post ou l’édition anglaise du Haaretz aux côtés d’El Watan. À Nice, ville où l’on croise une foule de touristes fortunés, de propriétaires de yachts et d’oligarques d’Europe de l’Est, les lecteurs polyglottes trouvent sans encombre les publications dont les titres à Marseille nous obligent à nous transformer en cerfs trottant de kiosque en kiosque pour dégoter nos chères lectures internationales.

C’est à la fin du franquisme, au port de Barcelone où il exerçait comme agent maritime, que j’avais connu Guénverstein. Un demi — siècle plus tard, nous coïncidions, cavalant chacun dans l’espoir, sous les auspices de la Bonne Mère, de découvrir un exemplaire du quotidien Le Soir.

— Après le Covid, ce quotidien belge n’est plus jamais revenu à Marseille, répéteront trois kiosquiers Quai du Port, Quai des Belges, Gare St-Charles…

Au moment précis où je murmurais: “C’est Guen?”, il me tendait la main en s’écriant joyeusement:

— Vous êtes Diadia Zika?

— Je suis bien Sigismund Kisilis, appelé jadis Diadia Zika, oncle Zika!

— Je t’invite à un Schweppes au buffet puis je te transbahute à Marignane acheter tes canards, proposa Guennadi Guénverstein.

C’est alors que je compris le poids des années, car je l’avais fréquenté en fanatique consommateur de “carajillo” à Barcelone, se cramant aussi le burlingue à base de Suze dans un patelin de Catalogne française où il retournait vivre les week-ends et où parfois il m’invitait pour faire le plein en bordure de mer avec des copains et des filles allemandes vivant sous tente.

— J’ai une Lada bleue, répéta-t-il sur un ton triomphant.

Un certain bleu était sa couleur de prédilection, sa signature. À Barcelone, ses cartes de visite, sa camionnette de livraison, ses déclarations en douane, les factures toujours salées qu’il adressait aux compagnies étaient, ainsi que les guêtres de ses rangers, de teinte turquoise comme son papier à lettres. En ce 18 décembre 2023, il s’appuyait sur une canne au pommeau et à la bague de même couleur. Mais si notre couple de vieillards attirait, dans la salle des pas perdus de St-Charles comme à l’aéroport, les regards ironiques de badauds tirant leurs valises à roulettes, c’était plus imputable à l’abyssale différence de taille entre Guén — deux mètres et cent-trente kilos — et votre serviteur fréquemment surnommé, allusion à mon mètre soixante-cinq, “Le Manneken” en France.

Au kiosque du terminal “Vols intérieurs”, mieux fourni que celui de l’aéroport international, l’ami acheta finalement des journaux français qu’il aurait sans peine trouvés en ville tandis que, furetant dans les rayons, je dénichai un exemplaire oublié de la revue Rousskaya Mysl, La Pensée Russe, historique organe de la vieille émigration moscovite.

Au retour, Guénn me raconta sa vie. J’ai vite pigé qu’il était venu dans la cité phocéenne se loger dans une espèce de mouroir pour vétérans de la marine marchande. J’avais moi l’incommensurable chance d’entrer dans le grand âge marié à ma jeune Carmencita, douce moitié depuis quarante ans, Française de Metz. Égoïstement, je décidai de ne pas mélanger les genres ET de ne pas donner suite à ces retrouvailles avec Guénnverstein. Je mentis, développant que pour des raisons de regroupement familial, mon couple allait incessamment rentrer au Plat Pays.

Profitant d’un feu rouge, l’ami jeta un œil sur ses journaux parisiens. Il sursauta, lisant à voix haute le sanguinolant flash qui relatait l’incroyable exécution à Gaza par Tsahal de trois otages israéliens en cavale, des jeunes qui, sans geôliers, se terraient dans une ruine et agitaient un drapeau blanc.

— Il n’y a pas plus con que des militaires en opération, gronda Guén arcbouté sur l’embrayage antédiluvien de sa bagnole. Toi, sans doute réformé pour ta taille, tu n’auras pas connu ça!...

Je précisai qu’il avait lieu de s’émouvoir tout autant pour les dix-neuf mille autres victimes civiles des soi-disant glorieuses tourelles de tanks israéliens. Et aussi ne pas arrêter de penser au 7 octobre, aux victimes de Cisjordanie. Je trouve fort de café que des responsables politiques dénoncent “une surexploitation de la Shoah”, un “abus” de ce qu’ils désignent comme “l’excuse du 7 octobre”. Il me paraît qu’il n’y a aucune justification à la moindre privation de la plus modeste vie du fait de militaires ou de flics et jamais nous ne gueulerons trop fort pour que cela se sache.

Arrivant à la Joliette, Guénn confia qu’il regrettait de n’avoir pas eu, jeune, le courage de devenir objecteur de conscience. Il vénérait la mémoire de Van Lierde, le mythique objecteur, responsable de “l’Internationale des résistants à la guerre” dès les années 50, un homme qu’il avait un jour rencontré à Bruxelles.

— Mille fois je m’en suis voulu de ne pas avoir adhéré à l’IRG! Tu ne peux pas comprendre, Zika, tu n’as jamais été bidasse.

— Dans les armées franquistes, un appelé qui se serait déclaré homophile était dispensé du service militaire, ai-je rappelé.

Guénn parut alors songeur. L’armée belge de ce temps-là réservait aux invertis une parution au Conseil de Guerre.

Je décidai d’éclairer sa lanterne: malgré ma courte taille, j’avais bien été milicien quatre ou cinq ans après Guenadi, classe 59, matricule SM 585259.

— Quand ils ont appris que j’étais russophone, les marionnettes du Petit Château m’ont avec délicatesse jeté pour les mois d’instruction primaire parmi les riz-pain-sel de l’École des sous-off d’intendance installée par leurs écrevisses de rempart à la lugubre caserne Dossin de Malines, le Vél d’Hiv des Belges et des PaS-de-Calaisiens. N’oublie pas que de pays a attendu quarante ans après la guerre pour ériger un Mémorial là d’où les trains partaient pour l’Innommable. Nous, les conscrits de 1959, on nous logeait dans les chambrées où les déportés avaient sué, tremblé, gémi, prié de peur. Évidemment, je ne suis jamais devenu officier, sous-off ni caporal; mais en plein sommet de la guerre froide, les appelés parlant les langues de l’Est se retrouvaient après la première instruction regroupés à la Caserne Dailly de Bruxelles où siégeait le SHRC, le Centre de Formation de l’Historique du Renseignement et du Chiffre dirigé par le Colonel Colpaert. Je te dirai que le souriant Colpaert pouvait devenir un chic type à l’extérieur de la caserne Dailly. T’inquiète, je n’ai jamais été Sorge, Le Carré ou Foster Dulles. Toutefois je pourrais, malgré ma courte taille, te pondre des pages et des pages sur la criminelle stupidité des militaires du renseignement.

Guénn paraissait interloqué. Je le rassurai en concluant sur cette ridicule expérience d’apprenti taupe de Services belges.

— Tout comme toi, il ne me reste qu’à “bêler”, persuadé que l’idéal de l’IRG aurait pu devenir “el unico camino” pour sauver le monde si tous y adhéraient au lieu de laisser champ libre aux marchands de canons et leurs gouvernements.

À ce moment, Guénn suggéra que nous nous abonnions à l’édition digitale de nos gazettes adorées. Je rétorquai que je me foutais de l’électronique, refusant de cliquer sur quoi que ce soit, prétendant vivre avec un minimum d’internet. Avec une incroyable dextérité pour son grand âge, l’ami pilotait la Lada Bleue à l’intérieur du parking du Centre Bourse. Quand je me trouve dans ce souterrain mal éclairé, je me surprends à voir apparaître sur le pare-brise la couverture de l’un de mes livres de chevet, El laberinto de la soledad du grand Octavio Paz.

— Je ne connais pas ce bouquin, me dit Guennadi à nouveau devenu pensif. Allons en face, à la bibliothèque de l’Alcazar. Je t’explique sur l’un de leurs ordis comment souscrire aux éditions digitales d’un journal.

Guénn n’avait pas tort. En quelques instants, j’étais abonné au Soir. Le problème avait été l’accès aux salles de lecture. Le portail historique de la boîte de nuit L’Alcazar avait été l’objectif de jeunes révoltés après l’exécution de Naël. Ils aspiraient, cette nuit-là, à y mettre le feu. Nous dûmes franchir un sas de sécurité, subir une fouille par des agents attardés mentaux avant d’accéder aux ordinateurs. Guénverstein portait une sacoche couleur turquoise débordant de canards pliés en quatre, de vieux bouquins et le goulot d’un flacon de Schweppes dépassait, ce qui justifia l’obligation de tout vider pour vérifier s’il n’y avait pas là un flingue au canon scié, et l’énervement de mon ami.

Après m’avoir abonné au Soir et m’avoir laissé le parcourir enfin tout mon soûl, Guénn “appela” le site de l’Internationale des Résistants à la guerre. Pour tous deux, ce fut un agréable moment de “navigation sur la toile”, comme disait Guénverstein. Nous découvrîmes que leur Centrale est à Londres. Des organisations affiliées étaient annoncées dans de nombreux pays en guerre: en Israël, à Jenine, en Ukraine, Biélorussie, mais pas en Russie, peu en Extrême-Orient ou en Afrique Noire. Leurs correspondants belges se trouvaient à Anvers. Guenn remarqua que, citoyens belges vivant en Espagne ou en France, nous étions tous deux très mal informés: ces jeunes gens avaient, voici peu, monté d’appréciables ramdams à Bruxelles lors de réunions de l’OTAN.

— Sympas… Mais il faut bien reconnaître, bredouilla Guénn, que la fin du monde est proche, l’univers semble au bord du gouffre. Nous sommes toi et moi à l’âge où on s’en bat la prunelle. Nos carottes sont cuites et bien cuites, comptés nos jours. Mais pour leur avenir, il est temps que les jeunes se bougent autrement qu’en adorant leurs smartphones. Il en faudrait des millions comme cette adolescente scandinave qui a mis son pied dans le derrière de tous pour sa planète…

En sortant de l’Alcazar, j’invitai Guennadi à une tournée de Schweppes “agrumes”. L’émotion était palpable. Nous levant de table, lui pour se rendre au Centre Bourse retrouver la Lada bleue, moi pour me faufiler dans le tram qui monte au Square de Stalingrad, le vieil ami me tendit un livre écorné.

— La semaine prochaine, tu rentres au pays en train. Voilà de quoi lire pendant ce long voyage. Page 157, je t’ai laissé un signet. Tu vas te marrer. Ciao Diadia Zika!


Le bouquin était La Cinquième Saison de Jacques Prévert. J’y trouvai, page 157, les derniers mots du “Réfractaire”:

“Il a un petit geste dans le genre: qu’est-ce que vous voulez que j’y fasse?

L’homme: Au lieu de faire la guerre, pourquoi n’avoir pas tué tous ces militaires?

Le gendarme: Hé quoi vous êtes fou… (il hurle) mais il est fou! Non seulement il ne veut pas faire la guerre, mais voilà maintenant qu’il veut tuer les militaires?”

Le réfractaire

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Belgique
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