top of page

Le secret de son intelligence

L’un de nos aînés au collège répondait au nom de Jacques Orléo Mulongo. Très intelligent, mais toujours le dernier, car il était d’une paresse! Il avait une mémoire phénoménale, mais l’idée de devoir répéter ses leçons lui était insupportable. Somme toute, il réussissait sans fournir beaucoup d’efforts, c’est-à-dire qu’il parvenait toujours à obtenir la cote moyenne nécessaire pour passer d’une classe à l’autre. On aurait dit qu’il s’arrangeait pour obtenir juste le minimum de points requis.

L’arrivée d’un nouveau au collège, en pleine année scolaire, suscita une vive curiosité. Le nouvel élève venait du petit séminaire tout proche. Son apparence était chétive et ses manières frustes. Il semblait ainsi sortir tout droit de son village natal. Il usait, lorsqu’il était désigné pour lire un morceau choisi, d’une voix chantante qui avait le don de me faire partir d’un de ces éclats de rire qu’il m’était impossible de retenir quand j’entendais quelqu’un mal lire ou parler mal. Mais rira bien qui rira le dernier… Le nouveau se révéla, au fil des jours, un élève sinon très doué, du moins très appliqué, et il ne tarda pas à occuper la première place.

Piqué au vif, Jacques sortit enfin de sa léthargie et résolut franchement de tout mettre en œuvre pour être désormais le premier. Comment allait-il s’y prendre, lui à qui l’idée de devoir répéter ses leçons était insupportable? Mystère et boule de gomme, comme disait le père Bayens. Toujours est-il que notre ami créa la surprise en devenant du jour au lendemain l’élève le plus brillant que le collège eût jamais connu.

Il n’était pas fort seulement en français ou en mathématiques, mais également dans toutes les autres branches. À la fin de l’année scolaire, il raflait tous les prix. Il se mit à rédiger des articles étincelants dans la revue du collège, le Watanshisia, et même à y publier des poèmes qui auraient fait pâlir de jalousie Verlaine et Baudelaire réunis. Lorsqu’il participait aux concours de génies en herbe, il faisait penser à Pic de la Mirandole. À l’occasion des visites de la principale mécène du collège, madame Vanzelande, qui vivait outremer, il prononçait des discours en latin ou en grec. Nous, les jeunes grécolatinistes, nous n’y comprenions pas grand-chose, mais comme c’était bien dit, nous applaudissions à tout rompre, à tout moment.

À l’université, ce fut du délire. Jacques terminait chaque année académique avec la plus grande distinction, avec les applaudissements, les embrassements du jury. La soutenance publique de sa thèse de doctorat fut un événement sans précédent. La magistrale dissertation qu’il prononça à cette occasion est restée dans les annales de l’université officielle de Watanshi. Le jeune prodige rédigeait volontiers des mémoires ou des thèses, contre des espèces sonnantes et trébuchantes évidemment, pour tous ceux qui avaient la bonne idée de recourir à lui.

Jacques était devenu une légende pour les uns, une énigme pour les autres. Les commentaires allaient bon train autour des succès fulgurants de celui qui avait été pendant longtemps le dernier de la classe aux humanités. Pour la plupart, l’explication était simple: le jeune homme avait dû toucher aux fétiches. La croyance dans les puissances de la sorcellerie, de la magie noire comme on l’appelait, était très forte à Watanshi. Tenez! moi-même, quand je n’étais encore qu’en troisième année primaire, j’avais vu un camarade de classe venir vers moi pour me demander de lui donner le fétiche qui me permettait d’obtenir de beaux résultats. Vous vous rendez compte? À l’école primaire, croire nécessaire le recours aux fétiches pour réussir! Et que faire alors aux humanités et à l’université? Quel était donc le secret de Jacques?

À cette époque, ce n’étaient pas les étudiants qui allaient au-devant des entreprises après avoir terminé leurs études; c’étaient les entreprises qui allaient au-devant des étudiants qui se distinguaient, et ce, avant même la fin de leur cursus. C’est ainsi que notre ami, dès le lendemain de l’obtention de son grade de docteur, fut recruté par la plus grande société d’exploitation de minerais du pays. Cependant, le test d’embauche, qui aurait dû être une simple formalité pour un tel candidat, apporta quelques surprises. Le lauréat commença l’entretien très brillamment et puis, brusquement, il sembla complètement désorienté. On aurait dit qu’il avait perdu les pédales. Il ne répondait plus d’une manière cohérente aux questions, il bégayait presque, hébété. C’était comme un poste de radio coupé de sa source d’énergie. Le psychologue qui l’interviewait n’en revenait pas. Il essaya vainement d’aider son interlocuteur à se ressaisir et, finalement, il mit ce comportement inattendu sur le compte du surmenage ou du stress et donna un avis favorable pour l’engagement de Jacques en qualité d’ingénieur-chef de service.

Le comportement bizarre qui avait été remarqué lors du test d’embauche commença à se répéter lorsque Jacques prit ses fonctions. Au cours des briefings, dans le bureau des ingénieurs, le nouveau chef de service était tout à fait à l’aise et témoignait d’une grande compétence. Mais une fois sur le chantier, il semblait totalement dépaysé. Il se faisait régulièrement rabrouer et traiter de figurant par Vincent, le responsable du plus important siège minier, même en public, même devant ses subalternes. Il ne put essayer de sauver la face qu’en adoptant la voix forte et les manières rudes de bon nombre de ses collègues. De même que, dans les bureaux, les gens étaient policés, les plus grands directeurs respectant les plus modestes employés, de même, dans les sièges d’exploitation, où l’on travaillait sous stress en cherchant constamment à accroître la production, compétence était souvent synonyme de caporalisme.

Jacques allait-il terminer sa carrière dans la peau d’un obscur ingénieur civil n’inspirant pas tellement confiance? Que non! Les événements en décidèrent autrement. À la suite d’un fort courant xénophobe, sciemment créé et savamment attisé par des politiciens, notre héros se vit refoulé, avec des milliers d’autres travailleurs, dans sa province d’origine. Un nouveau destin allait commencer pour lui. Il trouva immédiatement son étoile en la personne de son oncle, le tout-puissant et inamovible président du conseil d’administration de la plus grande société d’extraction de diamants de Watanshi, qui le fit nommer PDG.

La première chose que fit Jacques, ce fut de faire venir tous ses frères du village pour leur donner de l’emploi dans l’entreprise, sans forcément tenir compte de leur niveau d’études ou de leurs aptitudes. Un homme vraiment intelligent aurait-il pu agir de la sorte? Il faut dire, à son corps défendant, que Jacques engagea aussi nombre de ses anciens collègues et de ses anciens subalternes. Et même, comme il n’était pas rancunier, son ancien chef, Vincent (celui-là même qui avait semblé prendre un certain plaisir à faire de lui son souffre-douleur), à qui il confia un poste de très haute responsabilité.

Mais dès lors, l’ère du laxisme était instaurée. De petits malins parmi les travailleurs donnaient au fils qui venait de naître dans leur foyer le nom de tel ou tel chef, dont ils devenaient ainsi, suivant les coutumes du terroir, “le père”. Le chef, qui devenait “le fils” du travailleur en question, ne pouvait plus que fermer les yeux sur les manquements de ce dernier au travail.

Le nouveau PDG ne tarda pas à être dépassé par les événements. Les vols des diamants avaient pris une ampleur terrifiante. C’était une véritable chaîne, avec la complicité des agents chargés du service de surveillance, qui s’arrangeaient pour couper le courant de manière à rendre aveugles les caméras juste l’espace de temps nécessaire pour faciliter le vol. Il est vrai que plusieurs agents se firent licencier, mais parmi ces derniers, plusieurs sortirent de l’aventure plus riches que Crésus. Comme si cela ne suffisait pas, des bandes de “creuseurs artisanaux” s’introduisaient nuitamment dans la concession et opéraient tranquillement, de connivence avec les militaires commis à la garde. Le recours à des chiens policiers (trop coûteux selon le syndicat des travailleurs) ne changea pas tellement la donne.

Les autorités du pays puisaient largement et joyeusement dans les caisses de la société, qui justement était une société d’État, avec la bénédiction du président de la République, qui lui-même envoyait régulièrement dans l’entreprise des officiels chargés de lui ramener des coffrets remplis de diamants. Le nouveau PDG, qui avait été nommé par ordonnance présidentielle, ne pouvait pas dire non (contrairement à son prédécesseur, qui était un expatrié). Bien plus, il se permit le luxe d’offrir au chef de l’État un beau jet privé flambant neuf. Un homme vraiment intelligent aurait-il pu poser un tel acte? Lorsque la République de Watanshi fut attaquée par des terroristes, notre PDG ne put que consentir à ce que le plus gros de l’effort de guerre soit fourni par sa société qui était déjà presque exsangue.

Pour comble, Jacques crut bon d’importer à grands frais la plus grosse machine d’extraction que l’on ait jamais vue à Watanshi. Les commissionnaires s’en donnèrent à cœur joie à cette occasion. Mais cette acquisition s’avéra une grossière erreur, un véritable désastre. Le monstre de fer et d’acier n’était qu’un éléphant blanc qui non seulement ne produisit pas les résultats escomptés, mais encore ne tarda pas à tomber en panne. Les pièces de rechange étaient introuvables. Un homme vraiment intelligent aurait-il pu effectuer un tel achat?

La production baissait de jour en jour. Il n’était plus possible de renouveler l’outil de travail. Les travailleurs commencèrent à être payés avec des jours puis des mois de retard. À la fin, ils n’étaient plus payés du tout, mais ils continuaient à se rendre au travail. Chose inimaginable sous d’autres cieux, direz-vous? Mais là, on était en République démocratique de Watanshi.

On commença à enregistrer des cas de décès dus à la famine, des cas d’infidélité conjugale, des cas de divorce, des cas de prostitution des filles mineures. L’heure était grave. Une assemblée extraordinaire fut convoquée par le conseil d’administration et Vincent, l’ancien chef de Jacques, y fut convié.

Dans la salle de réunions, en attendant l’arrivée du PDG et celle du président du conseil d’administration, Vincent et un membre du conseil étaient en train de deviser, suivis attentivement par les autres participants. Celui qui échangeait avec Vincent disait:

— Inutile de nous voiler la face. Nous devons reconnaître que le PDG Jacques est en grande partie responsable de la descente aux enfers de cette société naguère florissante. C’est quand même étonnant de la part d’un homme qui a été si brillant aux études, une véritable légende!

— Notre PDG a toujours été, rétorqua Vincent, une énigme pour moi lorsqu’il travaillait sous mes ordres. À certains moments, notamment lors des briefings dans le bureau des ingénieurs, il brillait, et à d’autres, dès qu’on descendait sur le terrain, il sombrait. J’étais déjà en train de me poser des questions sur la valeur réelle de son intelligence. Mes doutes venaient d’être levés après la lecture d’une documentation qu’un chercheur a reçue de son amie Liliane. Une documentation sur chatGPT. J’en suis arrivé à la conclusion que nous sommes ici en face d’une intelligence factice, d’une intelligence artificielle. En dehors de son logiciel, Jacques ne vaut rien.

— Mais chatGPT est une invention récente, qui date de 2021, alors que les exploits de Jacques remontent à beaucoup plus loin dans le temps!

— On n’invente pas la roue! Toutes les merveilles électroniques modernes existaient déjà ici, chez nous, sous une forme plus primitive ou plus obscure, mais tout aussi puissante. Vous et moi entendons souvent dire qu’il y a ici des gens capables de se retrouver en Europe ou aux États-Unis sans avoir pris l’avion et de revenir illico dans les mêmes conditions. Le Bic est une invention de l’homme blanc. Mais le Noir a su y insuffler une puissance magique, une intelligence artificielle en somme.

— Ce qui est certain, c’est que le PDG n’a pas recouru au fétichisme, qui a des exigences terribles. Il faut sacrifier un enfant et puis un autre et un autre encore, au gré de la volonté du féticheur qui a octroyé cette puissance magique et qui reprend de la main gauche ce qu’il a donné de la main droite. Lorsqu’on finit par se rebiffer, on devient fou avant de mourir. Il est vrai que Jacques a perdu un enfant, mais cela arrive dans tous les foyers, et ça s’est arrêté là. Comment prouver que Jacques a comme béquille surnaturelle un logiciel?

— Ici chez nous, lorsqu’on trouve à l’aube des gens couchés au pied d’un arbre, on dit qu’il s’agit de sorciers tombés de leur avion qui s’est trouvé à court de carburant. Je gage que Jacques est allé voir, selon les propos de Liliane, un marabout (ou un informaticien de génie ou tout autre personnage de talent) qui lui aurait parlé d’une sorte de logiciel qu’il pourrait intégrer dans un Bic magique, avec des conditions: se trouver non loin d’une connexion wifi, par exemple. Car chatGPT ou n’importe quelle autre IA ne peut fonctionner que par ce canal. Cela pourrait expliquer pourquoi Jacques connaît des succès fulgurants, puis devient moins compétent (peut-être travaille-t-il alors dans une zone non connectée, ou bien la batterie de son Bic est-elle usée, ou quelque chose de ce genre…). Nous allons tenter une expérience. Après que le PDG aura commencé à parler, je vais discrètement demander à un technicien de couper la connexion wifi. Cela nous permettra peut-être de découvrir le secret de l’intelligence de Jacques…

Quand on parle du loup, on voit sa queue! Jacques venait de faire son entrée dans la salle, avec une bonne heure de retard, ce qui était encore élégant de sa part, car à Watanshi les gens bien avaient l’habitude de se faire attendre…

Invité à prendre la parole, le PDG présenta avec une rare éloquence un bilan élogieux de ses dix ans passés à la tête de l’entreprise. Quand on en vint à lui demander des chiffres pour étayer ses propos, Vincent fit un signe discret au technicien, qui coupa la connexion wifi. Jacques accusa le coup, marquant un étonnement net. Il se mit à transpirer. Il était visiblement désemparé. Il ne savait plus où il en était. Il bégayait, ne trouvant plus rien à dire.

Le président du conseil d’administration était ahuri. Les “parrains”, qu’on avait coutume d’appeler des parapluies, tenaient généralement à défendre leur protégé même en dépit du bon sens. Mais là, ce n’était vraiment pas possible. Le verdict tomba comme un couperet: il fut décidé que Jacques serait remplacé à la tête de l’entreprise par Vincent, son ancien chef. Je dis bien “remplacé”, car en République démocratique de Watanshi, on ne parlait pas de limogeage pour les hauts personnages.

L’ex-PDG retourna aux études, c’est-à-dire qu’il rentra, pour y donner cours, à l’université, où il ne se fit pas tellement remarquer par ses qualités d’enseignant. Et il finit par y mourir presque dans l’anonymat. Sic transit gloria mundi? Sic transit intelligentsia

Le secret de son intelligence

?
République Démocratique du Congo
bottom of page