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Le voleur enchanté, épisode 3

Le voleur enchanté, épisode 3


(© Vanessa Popovich)


Résumé de l'épisode précédent

Alors qu’il enquête sur les tableaux volés pendant l’occupation par Beni, le frère de sa fiancée Anne, un rexiste condamné à mort, Michel Van Loo découvre que Beni s’est suicidé. Il a laissé une lettre où il tente de s’expliquer sur son engagement dévoyé ainsi qu’un morceau d’une carte incompréhensible indiquant le lieu se trouve la collection des tableaux volés. Il s’agit à présent d’identifier les complices de Beni qui détiennent peut-être la clé pour retrouver ce trésor.  


 

P’tit Robinet faisait partie de ceux qui avaient comparu au procès des rexistes de Charleroi. Condamné à sept ans de prison, il vivait, du moins au moment de son arrestation, à Marcinelle.

Ce n’est pas très loin, dit Anne. Si tu tiens encore debout, allons frapper à sa porte. On verra bien.  

Tram vicinal 50 jusqu’à Marcinelle. Une rue calme, petite maison ouvrière bien entretenue, apparemment habitée. Au premier coup de sonnette, une grande dame d’une soixantaine d’années, chignon gris, vint ouvrir. Solide comme un roc, les yeux froids, prête à répliquer à qui se montrerait désagréable. Ce n’était pas notre intention. Je laissai Anne se présenter, évoquer Benedicte, expliquer que son frère venait de mourir, c’est pourquoi elle cherchait Jean-Jean, son ami.  

La dame l’écouta sans un mot puis referma la porte dès qu’elle eut terminé son laïus. Calmement mais sans hésitation. Anne se tourna vers moi. J’ôtai mon chapeau et me laissai tomber sur le banc appuyé contre la façade. Un soleil piquant du début de l’automne chauffait délicieusement.

On va souffler un peu avant de reprendre la route du retour. Pas de bistrot à l’horizon. De toute façon, j’ai eu ma dose.

Anne se gratta le bras nerveusement pendant que je cherchais dans mes fiches l’adresse des autres condamnés qui vivaient à l’époque à Marcinelle.  

Au moment où nous allions partir, la porte se rouvrit et la dame nous fit signe d’entrer dans un petit salon pauvrement meublé mais propre. Un impressionnant crucifix au-dessus d’un grand meuble radio nous fixait d’un œil mauvais. Sans dire un mot, elle quitta la pièce avant de revenir avec une cafetière et trois tasses.

— Qu’est-ce que vous lui voulez à Jean-Jean? attaqua-t-elle en remplissant les tasses. Il a assez payé pour toutes ses bêtises. Met’nant, il ne veut plus rien avoir à faire avec ces vieilles histoires et ses misérables camarades. Aussi lamentables que lui. Ne croyez pas que je ne sois pas lucide. Mais il y en a de pires. Ceux qui l’ont laissé affronter seul les juges alors qu’ils partaient se dorer au soleil.

Elle nous laissa avaler une gorgée de son breuvage, aussi léger que de l’eau du robinet.

— Vot’ Beni, là, y vaut pas mieux que les ôtes, n’est-ce pas? S’est fait la malle, hein? Il a été condamné à mort, d’accord, mais ce n’est qu’un papier si les autorités ne lui mettent pas la main dessus. Alors que mon Jean-Jean, lui, il a purgé sa peine, vous savez.

— Rien n’excuse le comportement de mon frère. Mais, vous ne m’avez peut-être pas entendue. Beni est mort il y a quelques jours. Il s’est suicidé.  

La dame marmonna “condoléances” entre ses dents avant d’ajouter à voix basse comme si elle se parlait à elle-même.

— C’est le troisième qui part ainsi. Après Polo et Luc. Je ne sais pas si je vais rapporter notre conversation à Jean-Jean. Il est tellement déprimé que chaque jour, je prie pour que la journée se passe normalement et qu’il revienne dîner à la maison. Encore un jour de gagné, je Lui dis chaque soir (elle désigna le crucifix). Et je L’en remercie. Je tremble à l’idée qu’il sombre comme eux. Même s’il a la religion et qu’il sait qu’il n’a pas le droit de se supprimer. S’il le fait, il serait maudit.  

Mes réflexes reprirent le dessus. Je lui demandai comment elle avait appris la mort de Polo et de Luc ? Elle me regarda avec stupeur.

— Comme tout le monde. Par les journaux. (Au temps pour moi!)

Ils s’étaient pendus dans leur cellule le même jour à quelques heures l’un de l’autre. Ont-ils été aidés? Qui le savait? Peu importait…

— Beni a laissé une longue lettre avant de s’en aller, fit Anne. Je crois qu’il aurait aimé que je la montre à Jean-Jean, ajouta-t-elle sans préciser qu’elle l’a détruite.  

Qui peut résister à Anne? Quelques heures plus tard, nous retrouvâmes Jean-Jean à la sortie de son boulot, dans une grande papeterie du centre de Charleroi. Il ne s’était pas beaucoup éloigné des lieux de ses méfaits.

— À cause de ma mère, expliqua-t-il quand je lui en fis la remarque. Elle ne supporterait pas que je sois loin d’elle. Elle tremblerait de peur.

Je résistai à l’envie de lui demander l’origine de son autre surnom et allai à l’essentiel. Après qu’Anne lui ait rapporté le contenu de la confession de Beni, sa carrière d’après-guerre à la Légion et surtout ses remords, notamment quand il avait appris que les Juifs qu’ils avaient livré aux Allemands ont fini en fumée. Ce qui expliquait sa volonté de restituer les tableaux cachés à la famille de leurs victimes. J’exhibai le morceau de carte que Beni avait laissée avec sa dernière missive. Et demandai à P’tit Robinet s’il était prêt à me remettre son exemplaire du plan.

Jean-Jean était un homme tout en os, dont le visage émacié ne laissait percer aucune émotion.

— Mieux vaut vous racheter une moralité que de laisser ce patrimoine dépérir ou se retrouver dans quelques siècles par un archéologue fûté, vous ne pensez pas? insistai-je.

Avant de me répondre (ou pour se donner le temps de réfléchir), il se crut obligé d’expliquer le sens des actions de sa “meute” (il parlait de son groupe de fachos comme d’une bande de scouts).

— Que Beni ait eu des remords ne m’étonne pas, lâcha finalement p’tit Robinet en faisant passer son mégot d’un coin de sa bouche à l’autre. On y croyait, vous savez? Aussi aveuglément que les cocos d’en face. Qui montraient la même détermination que nous à nettoyer le terrain, faut pas raconter des histoires, hein? Beni a toujours été un tendre, ajouta-t-il en se tournant vers Anne. Pardon, ma p’tite dame, sans offense.  

Anne secoua la tête, en affichant une sérénité de façade.

— Moi, je ne regrette rien. (Il redressa la tête, prêt à repousser un assaut). Avec les gars de la meute, on a fait ce qu’on pensait bon pour le pays. (Il regarda vers l’horizon). On croyait pouvoir renverser des montagnes. Vous vous souvenez de ce film de Leni Riefenstahl, Le Triomphe de la Volonté? C’était exactement notre état d’esprit, notre programme. Bon. Si je comprends bien, vous n’êtes pas venu vous fournir en papeterie? (Il éclata d’un rire grinçant). Vous voulez exécuter les dernières volontés de not’petit Beni? (Il fixa Anne comme pour s’assurer de sa sincérité). Rendre les tableaux? (Il parut rêveur). Pourquoi pas? On n’a pas empilé ce butin pour en faire de l’argent, se payer des grosses bagnoles, claquer le pognon au casino ou avec des p’tites dames. C’était une prise de guerre. Qu’on allait exhiber le jour de la victoire. Les trésors de l’autre camp nous appartiennent et on les offre au peuple. Voilà ce qu’on avait en tête. Maintenant que la guerre est perdue… Demain, je dois convoyer des paquets à Bruxelles pour mon patron. On pourrait se donner rendez-vous dans un estaminet près de la gare centrale, “La Mort subite”. Vous connaissez? (Je hochai la tête. C’était un de mes stam cafés, une adresse indispensable pour tous les amateurs de gueuze grenadine.)  

 

P’tit Robinet était déjà attablé quand je le rejoignis. À voir le nombre de chopes vides devant lui, je saisis mieux l’origine de son surnom. Sans un mot, il me tendit une enveloppe. Elle contenait un morceau de carton, exactement semblable à celui de Beni. Une série de chiffres dans un désordre improbable dont la signification restait obscure.

— Autant vous le remettre. Dans le climat actuel, ce machin me brûle les doigts…

Je commandai ma boisson favorite, examinai le bout de carton, le mis en regard avec celui de Beni que j’avais emporté et me tournai vers Jean-Jean en lui demandant de m’éclairer.  

Il renouvela les consommations, vida son verre, en reprit un autre avant d’avouer qu’il n’en savait pas plus que moi. L’idée de partager la carte du trésor en cinq venait de Polo, leur leader sinon leur chef.

— Comme je vous l’expliquais, il n’était pas question de faire de l’argent avec les œuvres que nous avions confisquées. Pour éviter la tentation de l’un ou l’autre, Polo a divisé le plan en cinq, chaque carton porte une partie des indications chiffrées qui mènent à la cachette dans laquelle il a enfermé les tableaux. Même si nous avions eu l’idée de mettre nos cinq morceaux de la carte ensemble, il était impossible de les déchiffrer. Seul Polo possédait la clé.  

Je levai mon verre à sa santé ou plutôt à sa mémoire. Polo était l’un des pendus de Charleroi?

— Le meilleur d’entre nous, soupira P’tit Robinet, la larme à l’œil et le verre vide levé pour attirer l’attention du serveur.

— Pas pour moi, merci.  

J’avais assez bu, en tout cas en sa compagnie. À chaque étape de cette enquête énervante, je me heurtais à une nouvelle impasse. Cinq cartons dont l’un était sans doute détruit par les gardiens de la prison de Charleroi à moins qu’il ait été remis à la famille avec les affaires de Polo. Je pouvais abandonner cette piste, la seule qui pouvait mener aux tableaux.

— Détruit? hoqueta P’tit Robinet. Mais non. Polo connaissait le mode d’emploi mais il avait refusé de conserver un des cartons pour éviter de se laisser tenter.  

Il leva la main en l’air et se mit à compter sur ses doigts. Beni, moi. Restent Marcel, René et Bébert. Toujours vivants et en liberté. Vous avez de la chance, aucun d’eux n’a quitté la Belgique comme ce lâcheur de Beni. À mon avis, ils réagiront comme moi. Ils vous remettront leur carton, aussi soulagés que moi de s’en débarrasser. Mais pour le déchiffrement, faudra faire un tour par l’enfer où doit se reposer not’ pauvre Polo. À moins que quelques-unes de ses bonnes actions ne lui aient valu un laisser-passer chez Saint-Pierre.

Je renonçai à lui demander la liste des bonnes actions du boss de la “meute”. Mon estomac ne le supporterait pas. Jean-Jean inscrivit le nom et l’adresse des trois autres détenteurs du plan sur un carton de bière. Les membres de la “meute” restaient en contact.

— Même si le combat a pris fin, on est unis jusqu’à la mort! On se l’est juré, cria-t-il attirant le regard des voisins.  

Il m’inscrivit aussi l’adresse de l’épouse de Polo. Son épouse? Je ne savais pourquoi je n’imaginais pas ce genre de type vivant comme un père de famille normal, avec une épouse, des enfants peut-être.  

 

Anne vint me rejoindre en m’entendant monter au bureau. Les boutons supérieurs de son cache-poussière blanc, légèrement taché de mauve, étaient ouverts (elle venait sans doute de teindre une des horribles mémères de Federico), laissant apparaître la naissance de sa belle poitrine. J’aurais dû installer un sofa dans mon bureau trop spartiate. Elle examina les deux cartons, couverts de chiffres. Rédigés en écriture crétoise linéaire A, ils auraient été plus lisibles.

— Et les trois complices?

— Deux à Bruxelles, un à Anvers. Ils ont tous quitté la zone de leurs méfaits.  

Sentant mon découragement, elle me rappela mon engagement envers Marc Blum, les raisons de sa quête, l’insistance d’Hubert que je fasse tous mes efforts afin de redonner cette étincelle de vie à son ami.

— À quoi bon? P’tit Robinet m’en a averti. Les trois autres cartons portent les mêmes hiéroglyphes. Et après? Polo a emporté le secret de leur déchiffrement dans la tombe.  

J’allais poursuivre mes jérémiades quand je fus interrompu par le téléphone. M. Blum venant aux nouvelles.

— J’ai rêvé cette nuit. Le voleur enchanté pendait au-dessus de mon lit où j’étais étendu, ma femme et mes enfants dans mes bras. Le voleur descendait de ses nuages et venait se glisser entre nous. A ce moment, je me suis réveillé en sueur, le cœur battant. Il fallait que je vous appelle immédiatement. Désolé de vous déranger. J’imagine que ce rêve idiot est un message envoyé par Dieu sait qui pour me suggérer d’en finir avec mon passé.  

Je mis le haut-parleur pour qu’Anne suive la conversation. Elle leva le pouce et chuchota:

— J’ai quelques progrès à vous annoncer. Je connais le nom et l’adresse de vos voleurs.  

Je répétai d’une voix découragée les répliques que me soufflait Anne. Blum balbutia quelques mots que je ne parvins pas à saisir.

— Deux d’entre eux sont morts, poursuivis-je. Dont le chef du commando, retrouvé pendu dans sa cellule. J’ai obtenu l’adresse de leur famille et l’identité des trois survivants.

— Splendide! Allez-y! Ne ménagez pas vos efforts!

— Ne nous emballons pas. C’est encore un long chemin de croix (l’expression était-elle appropriée?)

— Vous voulez dire que vous avez besoin d’un nouveau chèque? demanda Blum, passant de l’émotion au pragmatisme le plus brutal.

Je bredouillai que non, il m’a mal compris, je tenais à ne pas dissimuler les obstacles qui nous attendaient. Et je lui expliquai dans le détail le rébus que feu Polo avait imaginé pour verrouiller la cachette du trésor et empêcher toute tentation de ses complices de s’en emparer. Or, il était mort et on pouvait douter qu’il ait laissé un testament contenant le mode d’emploi de son fumeux plan divisé en cinq.   

 

Sur la pression de M. Blum qui entendait que j’aille jusqu’au bout de ma mission, malgré mes réticences, j’acceptai de me rendre chez la veuve de Polo. Je l’avais prévenu de la déception qui l’attendait.  

Coïncidence, la femme de Polo habitait dans mon quartier, au bas de l’avenue Rogier. Je m’y rendis à pied, avec Anne. La sonnette était à son nom. La dame qui nous reçut était petite, rondelette, portant une espèce de choucroute mal cuite sur la tête. Anne me fit remarquer plus tard que celle qui a tenté de lui faire une permanente n’a aucun avenir dans la coiffure. En entendant qu’Anne était la sœur de Beni, elle nous fit entrer dans une pièce en désordre et nous désigna des fauteuils fatigués devant une table basse couverte de revues dépareillées, surtout des exemplaires du Reader’s Digest. Malgré la fenêtre ouverte, une odeur de vieux papiers mouillés et de tabac prenait à la gorge.

— Vous savez que Polo est mort? demanda-t-elle d’une voix rauque de fumeuse. Et moi, je ne veux plus rien avoir affaire avec son passé, ses conneries et ses anciens camarades. Quand nous nous sommes mariés, en 1937, je l’ai obligé à abandonner ses jeux politiques d’adolescent. Ce qu’il a fait pendant deux ans avant de repartir de plus belle, exalté par les discours de ce clown de Degrelle. Depuis l’arrivée des Allemands, il ne se tenait plus. À croire qu’il allait reconstruire la Belgique à lui tout seul avec sa bande de bras cassés. Pauvre Don Quichotte qui n’a pas mérité une telle fin.  

On devinait qu’elle n’avait pas souvent eu l’occasion d’ouvrir son cœur. Venue de Charleroi, elle devait se sentir bien seule dans la capitale. Ce n’était pas à ses voisines qu’elle pouvait raconter les frasques honteuses de son mari. Une fillette entra dans la pièce qui interrompit les jérémiades de la dame. Un visage délicat, une peau de porcelaine, de magnifiques yeux en amande et deux tresses qui descendaient jusqu’aux épaules.

— Lena, annonça fièrement sa mère, qui redressa instinctivement la tête. Salue donc Anne et…

— Michel Van Loo.

Que Polo ait vécu avec une femme aussi lucide et élevé une petite fille aussi charmante et délicate me parut absurde, contre-nature.

— Le seul souvenir qu’elle a de son père, reprit-elle malgré la présence de sa fille, c’est dans le décor du parloir de la prison de Charleroi. Pendant sa période de combat, comme il disait, on ne le voyait pas très souvent à la maison. Il a fait six mois sur le front de l’est avec la Légion Wallonie. De retour, il partait sans cesse pour accomplir des missions, s’il fallait l’en croire, importantes et secrètes. Il a été arrêté dès le mois d’août 44. Depuis, on ne l’a plus jamais revu libre.

Je parvins à couper son monologue en lui indiquant ce que nous cherchions et pourquoi pendant qu’Anne jouait le numéro de la sœur éplorée.  

Comme je le pressentais, la veuve me dit que Polo n’avait rien laissé. Ni papiers, ni testament. Même pas d’objets personnels. Elle ignorait tout de cette histoire de tableaux volés. Son mari ne lui en avait jamais parlé, à l’en croire. Elle se montra même choquée qu’il ait été complice de ce méfait. Anne était d’accord avec moi. Elle semblait vraiment ébahie d’apprendre que Polo ait dérobé le patrimoine des Blum après les avoir dénoncés à la Gestapo. Sa fille nous écoutait sans dire un mot. Après avoir digéré nos informations, elle se leva et nous emmena dans la chambre à coucher, ouvrit la penderie et nous remit un sac qui contenait toutes ses affaires. Seulement des vêtements. Pour ne rien laisser au hasard, je fouillai les poches sans rien trouver. Sinon deux boîtes de jeux de cartes dépareillées, manifestement beaucoup utilisées.

— Le moyen qu’il a trouvé pour dialoguer avec Lena, expliqua-t-elle, à partager un peu d’intimité. Chaque fois que nous allions à la prison, ils se lançaient tous les deux dans des parties acharnées jusqu’à la fin de la visite.

— À quel jeu jouais-tu? demanda Anne à Lena qui nous avait suivis dans la chambre.  

Avec un rire espiègle, elle nous montra des feuilles couvertes de chiffres, sur lesquelles elle avait dessiné des petits personnages devant leurs maisons avec des couleurs bariolées. Un jeu inventé par son papa, dit-elle. Le gagnant devait imaginer des combinaisons sophistiquées (auxquelles je ne compris rien). À la fin de chaque partie, il fallait les inscrire sur une feuille (belle façon d’enseigner les maths à sa fille) qui permettait de déterminer le vainqueur.

— Polo était prof de maths à l’athénée de Marcinelle, expliqua sa veuve.  

Elle me permit de fureter dans le reste de l’appartement où je ne trouvai rien d’intéressant. À son ton, on entendait un mélange de rage et de regrets. Une vie ratée. Celle de Polo. Mais aussi la sienne. Restait Lena en qui elle mettait tout son amour et son énergie.  

 

De retour au bureau, j’avouai mon découragement à Anne. Je n’espérais plus trouver la sortie du labyrinthe.

— Et les trois survivants de la meute? fit remarquer Anne.  

Je soupirai.

— Que vont-ils nous offrir sinon des bouts de carton couverts de chiffres incompréhensibles et indéchiffrables?  

 

Je passai le reste de la journée à régler différentes petites affaires qui traînaient depuis longtemps, des factures, du courrier en souffrance. Surtout ne me parlez plus de Mr Blum ni des remords tardifs de mon ex-beau-frère!

Le lendemain, dimanche, Hubert nous invita Anne et moi à partager le somptueux poulet-compote, spécialité de Rebecca. Le repas terminé, il ne put s’empêcher de revenir sur l’affaire des tableaux. Où en était mon enquête? Je haussai les épaules et proposai de changer de sujet. Que dirais-tu d’une partie de canasta? Anne mit la main sur mon bras et lui expliqua les raisons de mon découragement.  

— Je ne reconnais plus mon Michel Van Loo. Tu ne parviens pas à déchiffrer un rebus? C’est ça qui t’arrête? Allez, va chercher les trois autres morceaux du plan. En ayant l’ensemble de la carte sous les yeux, je suis sûr que nous allons voir plus clair. Faire demi-tour au milieu du gué, ce n’est pas ton genre!

Toujours aussi optimiste, mon sacré Hubert. Assuré que rien, même pas le pouvoir divin, ne peut être un obstacle à sa résolution.  

En quittant mon pharmacien favori, Anne me prit par le bras et m’entraîna au parc Josaphat, seul remède, décida-t-elle, contre ma mélancolie. On s’arrêta au kiosque où je commandai un café.

— La preuve que tu vas vraiment mal! ricana Anne, qui prit un cornet de glace à trois boules.

— Trois boules? Attention! on arrive au bout de la provision du client!  

Autour de nous, les gosses jouaient, les uns à la marelle, d’autres à un, deux, trois, piano. Plus loin, des vieux tapaient la carte.

— D’accord, soupirai-je, on va récupérer les morceaux manquants de la carte du trésor avant de revoir Blum.  

 

Le lendemain, je pris le train pour Anvers où vivait Bébert qui me remit son morceau du plan avec le même soulagement que P’tit Robinet (il l’avait prévenu de mon arrivée). Leurs deux autres complices, Marcel et René (cloué dans un fauteuil par une maladie orpheline) s’en débarrassèrent sans plus de difficultés.  

 

J’appelai Hubert et Federico (il me fallait toutes les lumières des environs pour m’éclairer), étalai les cinq morceaux de carton sur ma table et chacun se lança dans de profondes cogitations. On tenta de disposer les cinq morceaux de toutes les façons possibles pour deviner si la carte devait se lire de gauche à droite ou le contraire ou de bas en haut ou si une partie d’une séquence de chiffres d’un carton correspondait un extrait de la fiche suivante. On mélangea le tout, on tenta de traduire en lettres chacun des chiffres mais le charabia qui en résulta ne formait pas le moindre mot. À l’endroit comme à l’envers. Rien ne sortit de toutes ces combinaisons savantes. Polo était décidément plus malin que nous tous réunis.

— Si l’on s’adressait à la Sûreté de l’État en demandant l’aide d’un de leurs espions qui a appris le décodage pendant la guerre? proposa Federico.

Je téléphonai à M. Blum pour l’informer de notre échec et lui demander s’il avait un contact avec la Sûreté de l’État. Pas plus que nous. Il restait à me présenter à leurs bureaux pour demander leur aide. On ne me rit pas au nez mais presque. L’administration ne travaillait pas pour des particuliers. Même s’agissant de la récupération de biens volés par les nazis? Adressez-vous à l’Administration du Séquestre. Laquelle indiqua qu’elle ne s’occupait que des biens spoliés par les occupants nazis, pas par les rexistes. Après une semaine de démarches infructueuses, je laissai tomber la recherche d’un maître-espion. Et j’acceptai de me joindre à Hubert et à Rebecca ainsi qu’à un couple de leurs amis pour une partie de canasta. Moi, qui détestais les jeux en général et les cartes en particulier, je préférais encore passer la soirée avec des amis que tourner en rond chez moi à contempler les chiffres maudits du plan diabolique de Polo et sa meute de salopards.

— Tu me rappelles les règles? Il y a longtemps que je n’ai plus joué. Je suis un peu rouillé.

J’étais arrivé une demi-heure plus tôt pour que Rebecca m’empêche d’avoir l’air complètement ridicule quand on se mettrait autour de la table.

— Le joker vaut 50 points, le deux vaut 20, l’as 20 aussi, du 8 au roi, 10 points, du 4 au 7, 5 points, dit-elle patiemment. Les 3 noirs font perdre 100 points. Les 3 rouges valent 100 points. Je te rappelle que tu fais “une canasta complète” quand tu étales sept cartes de même rang (sept rois, sept 10, etc.) avec ou sans atout. Ce qui suppose que tu possèdes les sept cartes dans ton jeu ou tu les construis progressivement, en posant d’abord trois cartes du même rang (avec ou sans atout) et en rajoutant de nouvelles cartes aux tours suivants.

En voyant la tête que je tirais, Anne éclata de rire.

— Mets-toi à côté de moi, mon pauvre Michel. Je te soufflerai quelle carte tu dois déposer.  

À la fin de chaque manche, Rebecca notait sur un carnet le décompte des points avec une maestria déconcertante. Fascinant spectacle, si impressionnant qu’à un moment, je pris son carnet et commençai à le feuilleter. Des rangées de chiffres qu’elle seule comprenait (et le couple d’amis). Je le relus avant de m’écrier:

— Nom de Dieu, Rebecca! Tu as résolu l’affaire Blum!

Je déposai un gros baiser sur sa joue, quittai la table et me précipitai au bureau à l’ébahissement général.

— Je reviens! criai-je en claquant la porte.

Dix minutes plus tard, j’étais de retour en brandissant mes cinq cartons que je jetai sur la table.

— Pardon d’interrompre la partie. Mais, vous, les équilibristes de la canasta, dites-moi ce que vous pensez de ces colonnes de chiffres.  

 

Le lendemain, je retournai chez la femme de Polo qui me prêta sans demander d’explication les feuilles que Lena avait ramenées de la prison (avec la promesse de les restituer rapidement, c’était le seul souvenir de son papa). Et je les soumis à Rebecca.  

Elle les parcourut avec attention. Les notes étaient identiques aux siennes. C’était le résultat des parties de canasta de Polo et de Lena. Mais, en-dessous ce chaque page, Lena avait dessiné les personnages du jeu, joker, roi, dame, valet. Tous représentés devant une maison dont l’adresse était tracée, nom de la rue et numéro, de l’écriture malhabile de la petite fille.  

 

Dès le lendemain, les tableaux cachés étaient retrouvés, dans les caves ou les greniers des adresses figurant sur les feuilles des parties de canasta…

 

M. Blum nous fit l’honneur d’un dîner somptueux, Hubert, Rebecca, Anne et moi, préparé par un traiteur. Au dessert, il alluma un spot qui éclaira un tableau resté jusque-là dans l’ombre. Le voleur enchanté flottait devant nous, s’envolant doucement vers les nuages…

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Belgique
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