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Le voyage à la mer

Le train Trouville-Paris.

Un homme et une femme sortent de la voiture 3 et s’installent sur la plateforme entre les deux voitures. Ils ont la cinquantaine.

Elle (après réflexion) : - … alors c’est ça, l’espace pour les vélos ?

Lui : - Eh oui… C’est pour les vélos…y en a dans tous les trains maintenant…

Elle : - Y en a pas de vélos, là...

Lui : - Oui, mais souvent y en a.

Elle : - C’est intéressant…

Lui : - Oui, y en a partout. C’est la mode. On voyage avec son vélo maintenant.

Elle : - Faut être courageux quand même pour se trimballer avec ce truc sous le bras…

Lui : - Ça, oui…

Elle : - … Et ils peuvent même pas en faire dans le train…

Lui : - … C’est pour après. Quand ils sont dehors.

Elle : - Je me doute…

Elle fixe la machine à café, réfléchit : - Et ça, c’est la machine à café…

Lui : - Oui… C’est elle. Ils ont fait des annonces pendant le voyage. « Y a une machine à café entre les voitures 3 et 4 » ils ont dit.  « Paiement par carte uniquement » ils ont précisé.

Elle : - J’ai entendu… c’est nouveau ça aussi ?

Lui : - Oui, sûrement.

Elle : - Tu veux que je te dise ? Ça commence à bien faire, ces paiements par carte obligatoires... On n’a plus le choix. On nous prend en otage !

Lui : - Tu crois ?

Elle : - Oui, on nous prive de liberté !

Lui : - Ça a des bons côtés quand même.

Elle : - Oui… C’est ça…Tout s’améliore…

Lui : - Tu trouves ?

Elle lève les yeux au ciel : - Je plaisante…

Lui : - Remarque, avant y avait des serveurs dans les trains…

Elle : - Pas dans les trains pour la Normandie quand même… C’est pas l’Orient-Express !

Lui : - Ben si. Ils avaient des petites carrioles.

Elle : - Ah oui, c’est vrai, je me souviens… Ils poussaient leur truc. Mais c’était pas des serveurs, c’était des vendeurs.

Lui : - Ben, c’est pareil, non ?

Elle fait la moue : - Pas tout à fait…

Lui : - T’es de mauvaise humeur ce soir…. T’as pas aimé la mer ?

La porte de la voiture 3 s’ouvre. Un homme (pressé) en sort : – Vous savez où sont les toilettes ?

Lui : - Ah non. Pas vu.

Elle (sans regarder l’homme) : - Y en a peut-être pas...

L’homme hausse les épaules, traverse la plateforme à grandes enjambées, entre dans la voiture 4.

Elle (en le regardant s’éloigner) : - Bon courage…

Elle se penche, jette un œil dans la voiture 3, et soupire : - On est mieux là…on respire ! Parce que là-bas…bonjour l’angoisse…Tous ces gens…

Lui : - Oui, on est mieux ici.

Elle : - Ça, y a pas de doute.

Lui : - Du tout…

Elle (la tête appuyée contre la paroi, les yeux fermés) : - On va bientôt arriver.

Il regarde sa montre : - On arrive à 13.

Elle : - Oui, à 13 on y sera.

Lui : - … Dans huit minutes.

Elle regarde son téléphone: - Il est quatre, là.

Lui : - Moi, j’ai cinq.

Elle : - Moi, j’ai quatre…

Lui : - … Bon, ben maintenant, il est six. Ça a changé.

Elle soupire : - Tous ces gens dans le wagon…

Lui : - Oui, c’est beaucoup de monde pour un samedi soir…

Elle : - T’as vu celui qui lisait ?

Lui : - Non. Il lisait quoi ?

Elle : - Un Agatha Christie !

Lui :- Ah….

Elle : - Je savais pas qu’on lisait encore des Agatha Christie.

Lui : - Moi non plus.

Elle : - C’est vieux les Agatha Christie quand même…

Lui : - Pas faux… Y a des trucs plus récents à lire maintenant.

Elle : - Oui. Y a plein de femmes qui écrivent maintenant.

Lui : - J’ai vu ça.

Elle : - Mais bon…Elles pleurnichent beaucoup ces femmes-là…

Lui : - Ah bon ?

Elle : - Oh oui… Et vas-y qu’elles parlent de leur enfance, et de comment elles ont pas été aimées, et que les hommes les ont maltraitées, et qu’elles vivent mieux sans les hommes, et qu’elles veulent de gros salaires, etc. etc. etc.

Lui : - C’est pas bon ça. Pas bon du tout pour l’humanité.

Elle : - Tu veux que je te dise ? Elles s’en foutent de l’humanité. Elles pleurnichent, c’est tout. Et elles se font du pognon. Est-ce que je me plains moi ?

Lui : - Non.

Elle : - Ben voilà. Et j’ai pas un rond de côté moi.

Lui : - Remarque, y a pas mal d’hommes qui pleurnichent aussi maintenant.

Elle : - Oh ça oui. Y en a de plus en plus… Les gays surtout… Ça couine beaucoup les gays. Et il y en a de plus en plus… et on les entend…. Partout.

Lui : - C’est vrai ça. Les gays ça se lamente beaucoup quand même…

Elle : - … Et ça veut se marier ! Et ça veut des enfants ! Et ça veut être normal ! Est-ce que je suis normale moi ? Est-ce que j’ai des enfants ?

Lui : - Pas que je sache…

Elle : - Ben voilà ! Faut savoir ce qu’on veut… Et arrêter de pleurnicher… Ça vient sûrement des États-Unis cette mode.

Lui : - Laquelle ?

Elle : - Ben, les pleurnicheries pour un oui ou pour un non.

Lui : ah… ?

Elle : - Oui ! Et les gays aussi, ça vient d’Amérique.

Lui : - Je savais pas.

Elle : Je te le dis… Ils ont même un jour où ils sont fiers. Pride, ils disent. Ils se promènent à moitié nus dans New-York. J’ai vu ça sur Arte.

Lui : - À poil dans les rues ?

Elle : - Eh oui ! C’est comme ça maintenant, les gens veulent s’exprimer… C’est ça l’Amérique d’aujourd’hui. Ça n’a plus rien à voir avec avant… Et c’est déjà chez nous…

Lui : - Y a des gens à poil dans les rues ?

Elle : - Faut croire…

Lui : - C’est vrai que tout vient d’Amérique maintenant (Il désigne la machine à café du doigt). Elle aussi sûrement.

Elle se penche vers la machine : - C’est une marque allemande, on dirait…

Lui : - Ah bon… j’aurais pas cru… En même temps, qui c’est qu’a occupé l’Allemagne après la guerre, hein ?

Elle : - …

Lui : - Ben les Américains, tiens !

Elle hausse les épaules : - Ils sont repartis depuis longtemps…

Lui : - Ça, ça reste à prouver…

Elle : - … C’est vrai… ils sont partout… ça fait flipper.

Il regarde par la fenêtre : - On a ralenti là…

Elle : - Il a lu pendant tout le trajet, le type… Je me demande comment il fait.

Lui : - Comment il fait quoi ?

Elle : - Pour lire ! Le train, ça secoue !

Lui : - Ah oui, c’est vrai que t’es secoué… J’y avais pas pensé… Moi je bouquine au lit.

Elle se redresse : - Ah bon ? Et tu lis quoi ?

Lui : - Des trucs…

Elle (après un temps) : - Je t’ai jamais vu lire…

Lui : - Ben, si t’es là, je vais pas lire. C’est pas poli. Je bouquine seul.

Elle détourne la tête : - Merci bien !

L’homme aux toilettes sort de la voiture 4, il s’arrête devant la femme : - C’est dans la voiture 6. Comme ça vous saurez pour une prochaine fois…

Elle hausse les épaules. L’homme rentre dans la voiture 3.

Lui : - Il est pas bien celui-là !

Elle : - C’est celui qui lisait. Je l’ai reconnu. Ça doit lui taper sur le système… T’as vu comment il m’a parlé !?

Lui : - Il t’a peut-être entendu ?

Elle : - Entendu quoi ?

Lui : - Quand t’as dit « bon courage ». Ça se fait pas quoi… On dit pas « bon courage » quand les gens cherchent les toilettes.

Elle lève les yeux au ciel : - …N’importe quoi !

Le train est maintenant au pas. Il regarde sa montre : - On va avoir du retard…

Elle (sombre tout à coup) : - Moi, quand je suis dans un wagon bondé, ça me donne des envies de meurtre.

Lui : - Ah bon ?

Elle : - Oui, quand je suis dans un train, j’ai envie de tuer des gens.

Lui : - Les tuer pour de vrai ?

Elle : - Oui…

Lui : - Tu passerais à l’acte ?

Elle : - J’y pense…

Lui : - T’es claustrophobe ?

Elle : -Non. Agoraphobe.

Lui : - Tu m’avais pas dit.

Elle : - Ah mais je dis pas tout… je suis pas américaine, moi. Je suis sur la réserve.

Lui : - Il est 8h12.

Elle : - Et on n’est pas arrivés… (elle se lève) Encore et toujours du retard ! (Elle regarde par la vitre) On est où là ?

Lui : - Pas loin sûrement… on devait arriver à 13… (Il regarde sa montre) il est pile 13 là. (Il la regarde regardant à l’extérieur) C’est passé ?

Elle : - Quoi ?

Lui : - Ton envie de tuer…

Elle : - Pas encore…

Lui (à voix basse): - … Quand on arrive, on pourra fumer.

Elle : - Ah ça oui, on va s’en griller une.

Lui : - Au même endroit que la dernière fois.

Elle : - Oui, au même endroit.

Lui : - T’as ton Pass Navigo ?

Elle : - Dans mon sac.

Le train s’arrête.

Voix de femme dans les haut-parleurs :

Mesdames et messieurs, en raison d’encombrements à Paris-Saint Lazare, notre train est arrêté dans l’attente d’une régulation du trafic, et ce pour une durée indéterminée. Nous vous rappelons qu’il est interdit de descendre sur les voies lorsque le train est à l’arrêt. Merci pour votre compréhension.

Elle (excédée) : - Et voilà !  Encore et toujours des problèmes à Saint-Lazare !

Lui : - Oui, c’est souvent.

Elle : - Pourquoi elle dit ça, la bonne femme ?

Lui : - Quoi donc ?

Elle : - De pas descendre sur les voies. Elle est pas bien celle-là !

Lui : - C’est la fatigue. Il fait chaud.

Elle : - T’as envie de descendre sur les voies, toi ?

Lui : - Ben, non.

Elle : - Personne n’a envie de descendre sur les voies ! On n’est pas dingue quand même ! Y en a marre d’être pris pour des cons ! Tu veux que je te dise ? On nous infantilise !

Lui : - Ça se pourrait…

Elle : - Et comment ça se fait que c’est toujours des voix de femme dans les haut-parleurs ?

Lui : - Pardon ?

Agacée, elle montre du doigt le haut-parleur au-dessus du distributeur. Soudain, elle crie : - Des femmes… là-dedans… toujours des femmes dans les haut-parleurs ! Y en a marre de ces bonnes femmes qui causent !

Lui (interloqué) : - Toujours des femmes ?

Elle se ressaisit : - Presque toujours…

Lui (après réflexion) : - Ça doit faire plus chaleureux.

Elle : - Ça doit être ça…

Lui : - Bon, ben on va attendre…

Elle : - … En même temps on n’a pas le choix… Et on va pas descendre sur les voies…

Lui : - Il manquerait plus que ça… (elle se s’assied à côté de lui) - Ça t’a plu la mer ?

Elle : - Oui. Mais ça bouge quand même beaucoup… toutes ces vagues… Et les marées… C’est bizarre, les marées, non ? Tu trouves pas ça bizarre tout ce va et vient ?  On se demande à quoi ça sert…

Lui : - Ça a à voir avec la lune.

Elle: — Elle m’a rendue nerveuse, ta mer… Elle m’a stressée.

Lui: — ah bon?

Elle: — La Manche! Quel nom!

Lui: — T’aurais dû te baigner… ça fait du bien.... Ça calme.

Elle: — J’ai trop peur de me noyer!

Lui: — On se noie pas comme ça…

Elle: — Si justement. Ça arrive d’un coup. Tu rentres dans l’eau et la minute d’après t’es mort. On appelle ça une mort accidentelle. Et un accident, ça prévient pas. Ça arrive!

Lui: — Et t’as peur que ça t’arrive?

Elle: — Toujours! Moi l’eau, c’est pas mon truc.

Lui: — Faudrait peut-être voir quelqu’un…

Elle: — Qui ça?

Lui: — Un spécialiste.

Elle hausse les épaules.

Le train redémarre.

Elle: C’est pas trop tôt.

Mesdames et messieurs, notre train redémarre et atteindra son terminus avec 11 minutes de retard. Nous vous prions de nous excuser pour la gêne occasionnée.

Nous informons les voyageurs qui le souhaiteraient qu’ils peuvent noter leur voyage sur l’application MonVoyage.com. Par ailleurs, pour tout signalement concernant le ménage, un retard ou tout autre dysfonctionnement, vous pouvez vous rendre sur notre site à la rubrique: JaiQuelqueChoseaDire.

Nous vous recommandons de vérifier que vous quittez le train avec tous vos effets personnels. En effet, tout bagage abandonné sera détruit pas nos services de déminage, et ce afin d’assurer la sécurité de tout un chacun. Nous vous remercions de noter que la destruction d’objets personnels abandonnés ne pourra en aucun cas faire l’objet de réclamations.

Le personnel navigant espère que vous avez fait un bon voyage et vous souhaite une excellente soirée ainsi qu’une excellente continuation de week-end.

Le train s’arrête.

Lui: — Viens, on va fumer.

Ils se précipitent dehors.

Le voyage à la mer

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