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Les 115 ans de Martha Vansteenkiste

— Euh… les deux reportages en duplex ont été annulés pour cause de « grève émotionnelle ». Je ne sais pas ce qui se passe, mais vous rends l’antenne, Loïc Parmentier, pour quand même nous aider à passer l’An neuf, avec l’interview exclusive de Martha Vansteenkiste, doyenne des Belges, en ce 31 décembre 2022. Martha a son anniversaire aujourd’hui et elle est la plus âgée de notre Royaume.

— Oui Caroline, je suis en face de la maison de retraite « La Tranquillité » à Boussu-Bois. Le sapin, les lumières sont allumées, nous allons rencontrer Martha, la doyenne de Belgique, pour connaître ses trucs de longévité. Est-ce le rap, comme Jeanne Calmant, le petit coup de rouge, de whiskey, de kéfir ou la pomme par jour qui garde le médecin éloigné comme disent les anglophones, à condition de savoir viser… Caroline ?

— Vous avez tout votre temps, aucun sujet n’arrive en cette fin d’année Loïc ! Je vous vois donc à l’entrée de cette maison de retraite « La Tranquillité »…

— Nous entrons. Voici sans nul doute Martha, enveloppée dans un plaid rose dans une chaise roulante. Êtes-vous Martha Vansteenkiste, la doyenne des Belges ?

— Euh ? Non, non, je ne suis que Sonia, 82 ans. J’ai un peu froid mais je ne suis pas Martha. Martha, elle est dans sa chambre en train de faire des trucs sur Internet. Mon petit-fils l’adore ! Nous, nous ignorons ce qu’elle fabrique, mais Martha, elle n’est pas comme nous, les vieux de la vieille…

— Pas comme vous ? Elle est la plus âgée ? Que fait-elle que vous ne faites pas ?

— Elle « tweete » comme elle dit ou elle « instagramme », pardon jeune homme, je n’y comprends rien.

— Caroline Fontenoy, je reviens vers vous, ceci est étonnant !

— Effectivement Loïc, mais poursuivons votre enquête, les autres sujets du JT sont en attente.

— Caroline, nous allons donc à la rencontre de Martha, la doyenne des Belges qui, j’en suis sûr, va nous donner sa recette de sa longue vie… Nous traversons le couloir, rempli de guirlandes « Happy Birthday », etc. Nous rencontrons d’autres résidents qui ignorent que Martha est la doyenne des Belges, qui ne savaient même pas qu’elle résidait ici et pour qui la visite de RTL est une surprise. Écoutons Agathe :

— Oufti, tout ça pour Matty ! Elle qui est là avec ses ordinateurs, elle nous méprise avec son arrogance de celle qui a tout compris. Elle se fiche de nous, même de son anniversaire, mais allez-y Monsieur Loïc, parlez-lui !

— Nous ouvrons la porte de la chambre de Martha.

— Bordel de cul ! C’est quoi ce bins !

— Pardon, Madame Martha, Loïc Parmentier du JT de RTL, nous sommes là pour l’anniversaire de vos 115 ans et pour vous féliciter en tant que doyenne des Belges.

— Je suis vieille et je m’en contrefous. Vous êtes dans mon bureau, j’ai beaucoup à faire. Que voulez-vous ?

— Euh ! Ce n’est pas tous les jours que nous croisons quelqu’un qui fête ses 115 ans. Quelle est votre recette de longévité ? Un petit coup de rouge ? Un petit coup de sang ?

— Je ne vois pas le temps passer, je suis juste une militante et je continue, il y a tant de choses à faire, tant de droits qui sont à risque… Là, je suis dans le Métavers, le truc pourri de Zuckerberg qui s’est enclenché après Facebook.

— Caroline, je suis donc en entretien exclusif avec la doyenne des Belges qui explique que sa longévité n’est pas due à un petit coup de Porto ou d’amour maternel, mais à un combat contre la déréalisation de l’humain sur les réseaux sociaux.

— Bonne synthèse, jeune homme, j’approuve. Madame Caroline, puis-je poursuivre ?

— Étant donné qu’aucun reportage n’est plus attendu en cette Saint-Sylvestre délétère, Loïc, gardez l’antenne et faites pour le mieux pour terminer ce JT de fin d’année dans les conditions syndicales actuelles. Personnellement, je me mets en grève aussi. L’émotion de 2022, toutes les horreurs, je n’en peux plus.

— Ouiiii à moi, l’antenne, Caroline, chers téléspectateurs, chères téléspectatrices, RTL c’est toujours « ensemble », « ensemble » avec Loïc et avec Martha, pour une leçon de vie. Une leçon de vie qui n’est pas dans un format 1 minute, 1 minute 30. Vous en dites quoi Martha ?

— Une leçon de vie n’a pas de format. Cela aurait pu être une décalcomanie ou un manga. Personnellement, j’ai été de tous les combats. Du droit de vote pour les femmes obtenu en 1948, aux possibilités d’ouvrir un compte en banque, seule, sans l’assentiment du mari en 1973. Vous rendez-vous compte Loïc, votre maman ? Celle qui vous a chéri et qui a dû consulter je ne sais combien de manuels pour être sûre qu’elle faisait ce qu’il fallait pour élever correctement son enfant ?

— Et vous Martha, avez-vous eu des enfants ? Combien de petits-enfants et d’arrière (– arrière) – petits-enfants avez-vous eus ?

— Zéro. Je n’en ai pas eu envie, quel monde avais-je à offrir à un enfant ? L’illusion de perpétuer une lignée. De quoi ? Pour transmettre quoi ? Un nom ? La rigolade ! Que signifie un nom quand tout est mort ? La soumission des femmes ? La pérennisation du pénis ? De la phallocratie omnipotente ? Non, merci ! Je me suis battue pour le droit des femmes, en marche derrière le Docteur Peers, en marche pour le droit à l’euthanasie derrière Roger Lallemand. Mortifère ? Ben non, Loïc, j’ai 115 ans et il me reste deux dents !

— Caroline ? Caroline ? Je vous rends le direct !

— Caroline ne vous entend plus, Loïc, vous êtes coincé avec moi, pour ce JT pourri du 31 décembre 2022. Je vous invite dans mes militances. L’avortement et l’euthanasie. Du droit de disposer de son propre corps. Du mariage pour tous. Et du droit des transgenres, des intersex, des queers plus, etc… Étonnant qu’une vioque comme moi soit dans ces revendications, non ? Loïc ?

— Je suis surpris, certes. Et je ne m’y attendais pas. Mais prenons notre temps. Apparemment, le JT est à nous. Qu’en dites-vous Martha ?

— Parfait ! Ce qui pulse dans mes veines, c’est l’injustice faite aux femmes ! OK, avec 51 % de l’humanité, nous ne sommes pas minoritaires et pourtant, les « zomes » s’essuient les pieds sur nous. J’ai connu un homme, adorable, doux qui a partagé ma vie, Arie. Il m’aidait dans toutes les tâches ménagères. La seule chose qu’il se refusait à faire, c’était de pendre le linge dehors. À cause des voisins. Il ne voulait pas d’une image de « fiotte » alors qu’il était si puissant au lit. Je te choque Loïc ?

— Euh, non. Pas du tout Martha, mais nos téléspectateurs ?

— J’ai 115 ans et je me fous du jugement des tenants des parts de marché télévisuelles. J’ai mon fan-club sur Tic-Toc et ma conscience. Je pense être une influenceuse ou un truc comme ça. Et je ne parle pas de vieilleries. De c’était mieux quand j’étais jeune. Plutôt ce sera mieux quand je serais vieille. Mais ça n’a jamais été mieux. À chaque pas en avant, il y a un pas en arrière. Loïc, c’est de ta génération. Celle où tous pensaient avoir presque atteint l’égalité des sexes à 15 % des salaires près ; #metoo a surgi et zou, un élastique du droit des femmes nous a versés dans un gouffre vertigineux. Il restait tellement de choses à faire. Je ne pouvais pas mourir.

— Vous ne pouviez pas mourir ? Vous venez d’avoir 115 ans !

— Ben non, ma mission n’était pas terminée ! Il ne suffit pas de s’indigner pour les nonagénaires. Indignez-vous n’est pas suffisant ! Impliquez-vous l’est plus, mais il est difficile de se faire entendre. C’est pourquoi je remercie RTL de vous avoir offert pour mon anniversaire, Loïc, avec le temps d’antenne libre en ce dernier jour de l’année 2022, à cause d’une grève émotionnelle. Savez-vous ce qui a déclenché cette grève émotionnelle, mon cher Loïc ?

— Je l’ignore, Madame Vansteenkiste.

— Mon dernier post Instagram.

— Vous êtes aussi sur Insta ?

— Je suis partout, sur tous les réseaux. Je milite. Vous vous souvenez ? Vous vous attendiez à quoi, Loïc en venant dans ce home ? À une petite vieille tremblotante, incapable de parler et mise en scène par des aides-ménagères qui interpréteraient les mots baveux sans son et le regard larmoyant inquiet d’une mémé dépassée ? Jamais le personnel de cette résidence n’oserait parler de moi comme d’une chose, d’un objet sans conscience comme il pourrait le faire avec quelqu’un de moins assertif, quelqu’un à qui on aurait forcé de porter un lange alors qu’il n’est pas incontinent ? Elles ont tenté cela avec moi qui n’a pas de famille mais qui a toute sa tête. J’ai gueulé sur les réseaux sociaux et cela a vite cessé. Patouche ! J’ai un million de followers. Cela vous ébouriffe, non, Loïc ? Avez-vous fait les recherches avant de débarquer avec votre caméra, votre micro et votre arrogante jeunesse ?

— Eh non, il ne s’agit pour nous que d’un reportage d’ambiance. Un truc « feelgood » pour les personnes qui ont la chance d’avoir des grands-parents. Pas d’une enquête sociétale.

— Et pourtant, vous y êtes dans l’enquête sociétale, au cœur de ce qui reste de ma militance. Le centre de gravité qui m’empêche de retrouver le grand néant et vous de rentrer dans votre petit nid douillet pour les douze coups de minuit.

— Je ne comprends pas ; Caroline, c’est quoi ce piège ?

— Caroline n’est plus là, elle est en grève émotionnelle, vous vous souvenez, Loïc ? L’antenne est à vous. À nous. Pour terminer l’année.

— Mais bon Dieu, je devais rentrer chez moi à 20 heures pour le réveillon avec mes amis ! C’est quoi ce truc de grève émotionnelle ? Moi aussi, je vais m’y mettre, il n’y a pas de raison que je sois le seul à rester à l’antenne. Avec vous, bien sûr, Madame Vansteenkiste !

— Vous souriez jaune là, Loïc ! Où est partie votre emphase ? Je conçois que vous ayez pris peur. Et il y a de quoi. Avez-vous sérieusement regardé le Métavers ? Oui, oui, le truc qui fait des publicités sur vos ondes en arguant que les urbanistes vont avoir une meilleure vision de la ville en passant par une ville virtuelle ; que les chirurgiens vont pouvoir mieux opérer grâce à la numérisation de leurs gestes ? Pour moi, du grand « bullshit » car soit tu vois, même un tracé sur une serviette usagée, ou tu contrôles les mouvements du scalpel en connaissant la topologie d’un corps, soit tu es un danger public. Ce grand mégaphone de Zuckerberg est un attrape-couillon qui te demande d’investir, d’acheter des terrains, de l’immobilier et des espaces de visibilité intangibles. Mais le monde entier y croit !

— C’est l’avenir, Martha, c’est la perspective…

— Non ! C’est déjà là ! Il faut vous tenir à la page, ou dois-je dire au fil d’actualité ! Avez-vous vu la dernière acquisition de la droite extrême dans le Métavers ?

— Non, je n’ai pas suivi, je n’ai pas le temps…

— Moi, j’ai eu tout le temps d’observer tout cela, Loïc, avec mes 115 ans donnant l’impression que je suis gaga. Les membres de Bleu-nuit ont acheté une tour pour y aménager un donjon de torture et loué par les « incels ». Vous savez ce que c’est un incel, Loïc ?

— Pas vraiment, Martha…

— Ce sont des « célibataires involontaires », ceux qui croient qu’ils méritent l’amour – le corps des femmes – et qu’ils doivent s’imposer auprès de celles qui se refusent à eux. Saviez-vous que vos collègues féminines de RTL avaient des avatars qui se baladent dans le Métavers pour faire du shopping, les présoldes de janvier ? Que ces avatars ont été kidnappés et se sont retrouvés dans le donjon ?

— Non, je ne le savais pas.

— Ma militance n’est donc pas terminée. Quels droits évoquer lorsque son avatar se fait violer dans le Métavers ? Pas de vraie maltraitance, mais une authentique souffrance, un réel trauma. Que dit la loi ? Rien. Que disent les victimes ? Il n’y a pas de réponse. Elles se sentent piégées, déchirées, détruites. Leur corps se trouve dans le monde réel assis devant un ordinateur au chaud dans un bureau, un salon, un endroit théoriquement protégé, mais leur image – je dirai même leur âme – est maltraitée, massacrée. Comment affronter les autres en sachant cela ? C’est impossible. Donc, elles se mettent en grève émotionnelle, comme Caroline, Alix et Salima et tant d’autres… presque toutes vos collègues. Je profite de mon passage sur antenne pour demander aux téléspectateurs de venir à la manifestation que j’organise ce soir à 23 heures devant le siège du groupe, au 95 boulevard du Régent à Bruxelles. Leur bénéfice a augmenté de 40 % en an ! Mon panneau est prêt : « Les avatars ont des droits ! ». Je sais que nous sommes le soir de la Saint-Sylvestre, mon cher Loïc, mais j’amènerai des pétards !

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