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Les derniers soleils de Meursault

C’est alors que tout a vacillé. La mer a charrié un souffle épais et ardent. Il m’a semblé que le ciel s’ouvrait sur toute son étendue pour laisser pleuvoir du feu.


Jour 1


Aujourd’hui je vais mourir. Ou peut-être demain. Je ne sais pas. Quand on est condamné à mort, aujourd’hui, demain sont des temps creux. Absurdes.

Absurde est cette attente du couperet, de cette guillotine qui s’en viendra mettre fin au Temps.

À l’attente. Et à la vie.

Je ne compte plus les jours. J’ai cessé de les compter depuis la dernière visite de l’homme d’église qui n’a pas réussi à me pousser vers les voies de la rédemption.

Le pardon. Voilà ce qu’il s’est échiné à tenter de m’obtenir.

Qu’ai-je à faire de ce pardon ? Quelle faute, quel crime abject ai-je commis ? Moi-même, je ne sais plus vraiment. Est-ce pour mon attitude lors des obsèques de ma mère ? Est-ce pour avoir criblé de balles le corps de l’Arabe ?

Le juge lui-même qui a prononcé ma condamnation à mort ne le sait pas. Alors moi, encore moins.

Depuis, j’attends l’aube. Je sais qu’ils se manifestent à l’aube. Eux. Ceux qui ont pour mission de me mener jusqu’à la guillotine.

Eux. Des Arabes pour la plupart, peut-être. Tout comme la majorité des détenus. J’imagine leur haine. J’ai tué l’un des leurs. Leur haine à mon égard n’est que justifiée. Amplement.

Leur haine est aussi féroce que celle du procureur. Mais elle est justifiée. Celle du procureur est absurde. Cet homme me hait pour ma non religion. Et pour ma mère. Que je n’ai pas enterrée comme l’exigent les convenances.

Pourtant, quand j’y pense, ce n’est pas vraiment de ma faute si j’ai tué l’Arabe. De ce crime-là, je ne suis pas vraiment responsable. Je me suis retrouvé sur cette plage non loin d’Alger. Le jour, déjà tout plein de soleil, m’a frappé comme une gifle. Je ne suis pas vraiment responsable.

S’il n’y avait pas eu le soleil brûlant, aveuglant, je n’aurais pas tué un inconnu. Oui, un inconnu. Dont j’ignore le nom.

Tout ce que je sais, c’est qu’il est Arabe. Il aurait pu être Français. Je l’aurais supprimé aussi, sous ce soleil propice au meurtre. Suis-je responsable de la brûlure du soleil ? De cet éblouissement ?

Si j’avais été ailleurs que sur cette plage, peut-être que, l’Arabe, je ne l’aurais pas tué. Et je ne serais pas ici enfermé dans cette cellule, à attendre l’aube. Une aube qui semble ne vouloir jamais pointer son nez. L’aube de la délivrance.

Quant à ma mère… Sur la plage, maintenant que j’y songe, c’était le même soleil que le jour où j’avais enterré maman…

Tout me ramène au soleil. Tout est lié au soleil. Le soleil, c’est un hasard. C’est lui qu’ils auraient dû incriminer. C’est lui le seul et unique coupable.

Au lieu de cela, c’est moi le coupable. Doublement coupable. Coupable d’avoir tiré à quatre reprises sur un corps allongé sur le sable. Coupable d’avoir fumé et bu du café au lait lors de la veillée mortuaire de Maman.

Et, fait encore plus grave, je suis coupable de ne pas avoir observé de deuil.

Je suis aussi coupable de m’être laissé aller à des relations sexuelles avec Marie, le jour de l’enterrement de ma mère. Marie que je n’épouserai pas. J’étais prêt à le faire parce qu’elle le voulait. Ce n’était pas mon choix.

Que fait-elle à présent ? Est-ce vraiment important de le savoir ? Sa vie après moi ne me concerne plus. Elle en épousera un autre. Ou pas. Peut-être qu’elle en épousera un autre.

Curieusement, cette idée ne me perturbe pas.

Dans les premiers jours, les premières semaines qui ont suivi mon incarcération, j’ai connu le manque, pourtant. Le manque naissant du désir impossible à assouvir. Le manque dû au tabac aussi. Rien que d’imaginer sa peau chaude contre la mienne, ou une cigarette allumée coincée entre mes lèvres, je m’enfonçais dans les affres du manque. Et puis le sevrage. Obligatoire. Implacable. Les seins de Marie dressés, un fruit défendu. Défendu aussi le tabac.

Me voilà au royaume du défendu. Et je ne me suis pas défendu. Certes, mon avocat s’est chargé de ma défense. Et moi, pour me défendre, je n’avais qu’un seul argument. Le hasard. Mais le juge, il n’a pas cru au hasard. Il s’en est tenu aux faits. Accablants.

Un homme assassiné froidement, selon toute vraisemblance. Chaudement conviendrait mieux. Et une mère enterrée par son propre fils, son fils unique, dans l’indifférence totale.

Le hasard, balayé. Réfuté par le juge.

Et puis, le soleil.

Je me souviens que les débats se sont ouverts avec au-dehors, tout le plein du soleil (…) Malgré les stores. Le soleil s’infiltrait par endroits et l’air était étouffant.

Dans la fournaise de la salle d’audience, tout était joué d’avance.

Le hasard et le soleil, deux facteurs réels qui aurait dû me faire bénéficier des circonstances atténuantes. Mais non.

Tout était joué d’avance. Dès l’instant où maman est morte.

Si elle avait survécu, Si le hasard n’avait pas décidé de sa mort, tout aurait été différent. J’ai fini par le comprendre. Dans notre société, tout homme qui ne pleure pas à l’enterrement de sa mère risque d’être condamné à mort.

Aurais-je dû faire semblant de pleurer ? Aurais-je pu pleurer ? Je ne sais pas.

Si j’avais versé des larmes ce jour-là, aurais-je été épargné ? Innocenté ?

Pourtant un homme est mort. Qu’il soit Arabe ou pas, il est mort. Et je l’ai tué. Par hasard. Parce qu’un revolver s’est trouvé en ma possession par hasard.

En me levant le matin, je n’avais pas prévu de lui ôter la vie. Pourtant je l’ai fait. Par hasard.

Je n’avais pas prévu de tuer l’Arabe.

Il est mort. Triste concours de circonstances. De ce crime, je suis coupable. Pour ce crime seul, je dois être puni. Alors la sanction par la guillotine, je l’aurais acceptée peut-être. Elle m’aurait semblé logique. Même si la guillotine est un crime en réponse à un autre crime.

Mais… La guillotine pour ne pas avoir pleuré maman, c’est absurde. Effroyablement absurde.

Aujourd’hui je vais mourir. Ou peut-être demain, je ne sais pas. J’ai refusé la visite de l’aumônier. Marie n’est pas autorisée à me rendre visite. Au regard de notre société, nous ne sommes pas mariés. Elle n’a donc aucune existence légale. Notre rencontre, aux yeux de la loi est illégale. Illégitime.

Le gardien en chef avec qui je me suis lié d’amitié m’a demandé si j’avais une dernière volonté.

J’ai demandé du papier. Et un stylo. Il m’a regardé comme si j’étais fou. Il ignore l’importance capitale, pour un condamné à mort, de disposer d’un stylo et de papier.

L’aumônier n’aura pas obtenu mes confessions. Le papier les aura. J’ignore qui les lira après mon exécution. Ou si même elles seront lues. Pourtant j’écris. J’écris avec les pensées d’un prisonnier, – ce que je suis devenu – un prisonnier condamné parce qu’il est coupable d’avoir enterré sa mère avec un cœur de criminel.

Ceci est la confession de Meursault, l’homme qui ne meurt sot. L’homme qui sur une plage, s’est trouvé par hasard en possession d’un revolver.

Je suis Meursault, victime de la brûlure du soleil. J’ai croisé par hasard, allongé sur le sable, un homme. Alors j’ai tiré quatre fois sur un corps inerte où les balles s’enfonçaient sans qu’il y parût. Et c’est comme quatre coups brefs que je frappais sur la porte du malheur.

J’ai secoué la sueur et le soleil. J’ai compris que j’avais détruit l’équilibre du jour, le silence exceptionnel d’une plage où j’avais été heureux.


Jour 2


Heureux. Je l’ai sans doute été. Peut-être. Je ne sais pas.

Je crois que je ne me suis jamais appesanti sur la notion du bonheur. Ce questionnement n’a jamais été mien. Je me suis contenté d’avancer. Comme tout le monde je crois. J’agissais par habitude. Maman était à l’asile pour vieillards à Marengo. Je n’allais pas souvent lui rendre visite. Et, les rares dimanches où je prenais le bus pour y aller, c’était plus par obligation, par habitude, que par envie. Je ne m’y attardais guère non plus, pressé de retrouver mon quartier de Belcourt, mon appartement où je m’installais à la terrasse, à fumer et observer les passants ou parfois à aller au café pour faire passer le temps. Par habitude.

Heureux, moi ? Je ne sais pas. Je ne m’y suis pas attardé, à cette notion de bonheur. Je poursuivais ma vie et j’avais comme une conviction naturelle : on ne changeait jamais de vie (…) en tout cas toutes se valaient (…) et la mienne ne me déplaisait pas du tout.

J’avais mon travail. D’aucuns diront, une routine. D’autres iront jusqu’à affirmer que j’étais dépourvu d’ambition. Moi, cela me convenait.

C’est l’occasion qui s’est présentée à moi. Je m’en suis saisi. Tout simplement. Sans chercher à demander mon reste.

Le travail, une habitude comme tant d’autres.

Quant au bonheur… Il y avait Marie. Cela aurait pu être une autre. J’étais bien en sa compagnie. Était-ce du bonheur ? Je ne sais pas. Et puis, qu’est-ce que le bonheur au fond ? Maintenant que je suis enfermé dans cette prison qui surplombe les hauteurs d’Alger, peut-être que pour tromper le temps de l’attente, peut-être qu’en attendant mon exécution, je pourrais y réfléchir, à ce bonheur qui obsède tout le monde jusqu’à devenir parfois une torture.

Après tout, qu’ai-je d’autre à faire ? Réfléchir au bonheur ou à autre chose. Faire passer le temps de l’attente.

Le bonheur, c’est un vent chaud qui souffle au cœur de l’été, apposant sur le corps dénudé des caresses aussi douces que celles d’une femme. C’est un cri de jouissance qui fait s’éclater souverainement le temps. Un cri hors du temps. En ce temps hors du temps d’un plongeon dans l’eau vivifiante de la Méditerranée.

Le bonheur… L’on passe son existence d’homme à lui courir après quand des mômes qui s’adonnent à une partie de football savent qu’il est là, juste à portée de main.

Il suffit de prendre son élan, de cadrer et le ballon va se loger dans les cages. Le bonheur est dans les cages. Hourra !

En cet instant précis, oublié au milieu de ma cage terne, si l’on me demandait de définir le bonheur, je dirais, redevenir un gamin qui joue au football dans l’insouciance des ruelles de la Kasbah. Ou sur une plage d’Alger.

Pourquoi j’ai tué l’Arabe ? J’ai dit que c’était le hasard.

Je ne sais pas pourquoi j’ai dit ça. Faut-il toujours tout expliquer ? Ils voulaient une réponse. Comme tout le monde. Comme pour tout.

J’ai répondu au hasard que c’était le hasard. Je ne les ai pas convaincus.

Ils ne voulaient pas être convaincus au fond. Et je crois que ma réponse n’a fait que les arranger.

Ils se sont arrangés avec.

Quand j’y pense (et je ne fais qu’y penser) le pourquoi j’ai tué l’Arabe n’appelle pas « de parce que ». Le crime est sans appel. J’ai tué l’Arabe. Je l’ai privé de sa vie. Il a fallu que ce soit lui. Par le plus grand des hasards. Cela aurait pu être un autre.

Et si ça avait été un autre que l’Arabe, la condamnation aurait-elle été la même ? Est-ce parce que c’est l’Arabe que j’ai tué ? Un Français qui vole la vie d’un Arabe, ça ne pardonne pas. Quand bien même, Français, je ne le suis pas tout à fait. Je suis Français parce qu’il en a été décidé ainsi, à ma naissance. Avant même ma naissance. Dès cet instant hors du temps où la semence de mon paternel est allée se nicher dans les entrailles de ma mère. Semence française. Qui ne fait pas de moi un Français. Les nationalités, ce ne sont que des étiquettes à coller systématiquement à des êtres. De manière aléatoire.

J’ai hérité de cette étiquette par hasard. Si la semence qui m’a fait être avait été autre que française, j’aurais été autre. Mais les si…

Pourtant je suis autre. Je suis de cette terre d’Afrique arabe, berbère et kabyle. Je suis le fils de cette mer d’Alger tout comme ma victime.

Et c’est là que repose l’erreur de mes juges. C’est là qu’ils se sont fourvoyés. Je n’ai pas tiré sur l’Arabe parce que je suis Français. Si j’ai commis cet acte sordide, c’est à cause du soleil. Il se brisait en mille morceaux sur le sable et la mer.

Et quand Raymond m’a donné son revolver, le soleil a glissé dessus.

S’il n’y avait pas eu le soleil, le crime, mon crime n’aurait pas eu lieu. L’Arabe serait encore vivant. Et à cette heure, je serais sur la plage. Ou dans mon bureau, à compulser sans envie maints et maints dossiers. Ou dans un lit avec Marie.

À faire l’amour sans soucis. À caresser ses courbes dans la fraîcheur du petit jour. Ou à la pointe du jour, à tirer voluptueusement sur une cigarette.

Le soleil ce jour-là. Il aurait pu faire gris. Le soleil aurait pu être voilé. Ou même avalé par une épaisseur de nuages.

Le hasard a voulu qu’il soit omniprésent, le soleil. Qu’il brille de mille feux jusqu’à l’éblouissement. Jusqu’à l’aveuglement. Et puis la présence de l’Arabe sur la plage, ce jour-là. Le hasard a fait qu’il soit présent. En cet instant précis. Il aurait pu être ailleurs. Quelque part dans les faubourgs d’Alger. Ou à la terrasse d’un café au cœur de la médina. Ou dans les tribunes d’un stade, concentré sur un match de football.

Il n’était pas ailleurs que sur cette plage. Il était sur cette plage. Par hasard. Comme moi. Comme ce revolver qui s’est retrouvé par hasard dans ma poche. Ce même hasard qui m’a poussé à le sortir. Et à faire feu. Une fois. Deux fois. Trois fois. Peut-être plus même. Je ne sais pas.

Ce que je sais c’est que la mer était là. Bien à sa place. Comme une évidence. La mer partout. Devant. Derrière. Tout autour. La mer inchangée. Et ce n’est pas par hasard. La Méditerranée n’est pas un hasard. Elle est la seule vérité immuable. Avec les tamaris.

Reclus entre les barreaux de cette cellule en attente du bon vouloir du bourreau, je m’attarde sur cet événement – ou non événement – qu’est la mort de maman.

Aurais-je dû me forcer à verser des larmes qu’elle aurait été dans l’impossibilité de voir ?

Un fils doit-il faire preuve de chagrin lors du décès de sa mère ? Se doit-t-il de s’adonner à une mise en scène attendue par les spectateurs ? Et si les larmes ne viennent pas ?

Et si, face à la mort de sa mère, un homme restait pudique, se refusant à se donner en spectacle ?

Que n’ont-ils envisagé cette hypothèse, mes juges !

La porte de ma cellule s’ouvre brusquement. Je sursaute brusquement.

Toquer à la porte avant de violer l’intimité d’un homme, ça ne leur vient pas à l’esprit, à mes geôliers. Un prisonnier n’a pas droit à une quelconque intimité. Entre les barreaux de sa cellule, il devient comme indigne de respect.

Est-ce déjà l’heure de mon exécution ?

Quand sonnera l’heure de mon exécution, j’aurai capitulé. Pour ma plus grande peine.

Je me demande si c’est douloureux. Je sais qu’au terme de l’exécution, ce sera fini. J’en aurai fini avec la souffrance, avec l’attente. Avec la vie. La douleur est-elle brève et subite ? Est-elle lancinante ? Foudroyante ? Atroce ?

L’un des gardes fait irruption dans la pièce. À contre-jour, je ne discerne pas ses traits.

Sans me dire un mot, il ressort aussi brusquement qu’il est venu. Sans me dire un mot. Il ne m’a même pas accordé un regard, je crois.

Les criminels ne méritent pas un regard. Encore moins un condamné à mort.

Tu pleureras la mort de ta mère. Tel est le onzième commandement décrété par la société civile.

Et donc de la justice.



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