top of page

Les héros du dimanche et les amis

Sans la présence de la foule, les vingt pilotes qui demain prendront le départ ne feraient pas un événement sportif. Au cameraman Carol Chariss demande de filmer des groupes de spectateurs.

Carol Chariss arrive au Grand Prix automobile avec Silvana Galdoni et un cameraman, et ne passe pas inaperçue. Les chroniqueurs sportifs femmes ne sont pas nombreux, les articles et les émissions de Carol Chariss ont attiré l’attention sur elle.

Derrière les stands, dans l’espace réservé aux organisateurs, aux pilotes, aux mécaniciens, aux journalistes, à quelques invités, Carol et Silvana s’approchent de quatre hommes en train de vivement discuter.

Pierre S., le directeur d’un journal, déplore que des bornes mal placées n’aient pas été enlevées. Des bornes au bord de la route qui quelques jours par an se transforme en circuit pour les courses de voitures et les courses de motos. Il se souvient d’accidents graves, depuis lesquels des progrès auraient dû être accomplis. Un pilote qui sort de la route à la suite d’une erreur de pilotage ou d’un accrochage s’en tire sans mal, s’il roule dans l’herbe, tandis que si sa voiture bute sur une borne et se renverse…

— Il est d’un extrême mauvais goût de rappeler que le Grand Prix de Belgique a tué des pilotes, dit le directeur de la course. D’autres pays, d’autres circuits, d’autres sports ont fait des victimes.

— Il ne s’agit pas de goûts et de couleurs, mais de sauver des vies, dit Pierre S. 

— Le pilote peureux choisira de ne pas prendre le départ, dit le directeur de la course. Ça diminuera ses chances de gagner.

— Je trouve votre mépris tout à fait déplacé, dit le pilote. Ceux qui demandent que les circuits deviennent moins dangereux sont-ils stupides et méprisables? 

Un homme qui tient à la main une bouteille de bière vient vers Silvana et lui dit: 

— Ça vous plaît, le bruit des moteurs? Ça vous plaît, l’odeur de ricin?

— Il se moque de toi, dit Carol. Les huiles pour les moteurs modernes ne sentent plus le ricin. 

L’homme à la bière demande à Silvana: 

— T’es quoi, toi? La petite sœur? L’assistante? Tu vas tenir le micro?

Que fait-il ici? Il faut un badge, pour être accepté dans cette enceinte. Le directeur de la course appelle deux hommes qui l’expulsent.

Carol dit à Silvana: 

— Il aura le courage, j’en suis sûre, de prendre le départ, le pilote qui a protesté. En plus il a des chances de gagner. Il est brillant.

— Tu vas l’interviewer, dit Silvana.

— Non, pas lui. Pas aujourd’hui. Aucun des favoris. Pour changer je voudrais consacrer mon reportage à quelqu’un qui se trouve au milieu. A quelqu’un de normal.

— Quel milieu? Normal comment? 

— Quelqu’un qui gagne rarement, sans pour autant avoir échoué. Par exemple Diego Laria. À son actif, il a deux victoires, ce n’est pas rien. Cela dit, il ne sera jamais champion du monde. Il n’est pas l’exception des exceptions, mais fait partie des gens à la fois ordinaires et plus ou moins talentueux qui méritent d’être estimés et rencontrés. 

Ici Carol semble connaître comme à Rome bien des gens. Toutes les deux habitent Rome, Silvana l’Italienne, et Carole Chariss l’Étasunienne. Elles sont amies à Rome et le sont en voyage aussi. Ici, Silvana écoute, regarde, sans connaître rien ni personne dans le monde de la course automobile, et sans y voir aucune cohérence.

Carole vient de changer d’avis. 

— Je vais interviewer plutôt, ou en même temps, le jeune Fernando Nisso-Galdo. C’est sa première course en Grand Prix.

— Fernando comment? demande Silvana.

— J’exagère et j’allonge, dit Carol. Lui au contraire… comme il espère se faire un nom dans l’univers des sportifs professionnels et célébrés, il a raccourci le sien. Dans sa vie de coureur, il s’appelle seulement Nando Nisso, ce sera facile à retenir. 

Nando Nisso espère monter demain, à côté des deux premiers, sur le podium. Il a de l’avenir. Il y croit. S’il réussit l’exploit d’arriver troisième, un avenir de champion lui est assuré. Du calme, du calme, il ne faut pas rêver. Il s’abstient en tout cas de rêver tout haut, pour éviter qu’on se moque de lui. Et surtout pour qu’aucun envieux ne soit tenté de lui mettre des bâtons dans les roues.

Ce débutant a déjà une réputation. 

Silvana écoute ce qui se raconte au sujet de ce qui se passe autour d’elle. Il y a une lutte, des espoirs, des risques, la foule, du bruit, des règles, des calculs, des réputations, qui lui donnent un léger vertige. 

Sur la tour de contrôle, des lettres noires sont écrites, qui ne lui disent rien. 

— De quoi est-ce le nom? demande-t-elle.

-— Ces gros caractères noirs vont disparaître, dit Carol. C’est l’enseigne d’une marque de pneus. Une marque effacée par une autre qui vient de la racheter.


À la fin de la séance d’entraînement Diego Laria est félicité par les mécaniciens de son équipe. Il est l’auteur du troisième meilleur temps. Belle performance, troisième sur vingt. 

Il a réussi à se surprendre lui-même. 

— Je m’élancerai de la deuxième ligne, ce qui ne m’était plus arrivé depuis deux ou trois ans, dit-il. Au cours des entrainements je figure rarement parmi les meilleurs. Je n’y arrive pas. Comme si les essais et les entrainements étaient du semblant. Il me faut du vrai, pour me donner à fond. C’est idiot. Les entrainements chronométrés comptent, ils qualifient, c’est d’eux que dépend la place, sur la grille de départ, bonne ou mauvaise. Malgré ça, je suis à cette étape de la compétition souvent moyen. J’attends la lutte évidente, indiscutable, définitive, elle seule me requiert tout à fait.

Ici comme ailleurs, le temps passe lentement pour les uns, le temps passe vite pour les autres. Les activités importantes de la journée ont déjà eu lieu. Nando Nisso peut dresser déjà le bilan de sa journée. L’entretien s’est mal passé. Il n’a pas été un interlocuteur bien traité, ce n’était pas un tête-à-tête, il partageait la scène et la durée du dialogue avec un autre interviewé. Il regrette surtout d’avoir été un interlocuteur malhabile. Il pense n’avoir dit que des banalités, enrobées de bonnes intentions.

Tellement différentes, les monoplaces de course contribuent cependant au progrès des véhicules ordinaires. J’ai raconté ça. Comme si j’avais de l’ambition pour une bonne cause et par dévouement. En bon jeune homme modeste, démagogue, promettant des progrès, étais-je crédible ou ridicule? 

Diego Laria s’est mis, lui, à faire le malin. Il a dit: 

— Le sport est à la fois courage et futilité. Cet assemblage contrasté, tendu, attire les uns et semble aux autres un gaspillage absurde. La voiture de course est belle, coûte cher, ne sert à rien. Sa vitesse n’est pas celle d’une ambulance qui fonce pour porter secours. Par moments pourtant, le sport nous touche comme s’il était capital ou frôlait la tragédie. Il est même assez dangereux parfois pour faire plus que la frôler. C’est un danger sans but. Un luxe, une beauté, un courage, une énergie sans but et sans progrès. Mais tout doit-il avoir un but? Les arbres, les animaux, la musique ont-ils un but?

J’avais l’air bien plat, moi, à côté des envolées de Diego Laria sur la nature et la gratuité. Aujourd’hui. Bientôt ce sera différent. Laria le beau parleur est fini. Il a trente-neuf ou quarante ans et n’est pas un champion. Cet homme est un dilettante. Pour devenir un champion, il faut ne penser qu’à ça. J’ai vingt-deux ans et ne pense qu’à ça. Comment montrer à quel point je suis capable et déterminé?

Si je n’avais pas été interviewé, je l’aurais regretté aussi. 

N’y pensons plus. Ma journée est réussie. J’ai réussi des tours d’essai très rapides. Je suis chronométré quatrième. À leur première expérience en Grand Prix, peu de pilotes se sont montrés si rapides.

Je ne suis pas déçu. La déception fatiguerait. Demain, je ne partirai pas déçu. Demain, je ne partirai pas fatigué.


En fin d’après-midi Carol et Silvana s’éloignent du circuit, se promènent dans un bois, se promènent dans une prairie. 

Ensuite, elles dinent dans le restaurant d’un village au bord d’un étang. 

Pas loin d’elles est attablé, en compagnie d’une femme et de deux hommes, Diego Laria. 

Le menu propose des huitres. 

— Il n’y pas d’huîtres de rivière et des Ardennes, que je sache, dit Carol.

— Prenons des huitres venues de loin, dit Silvana. 

Il n’y a que deux serveuses, le repas est lent. 

— Nous ne sommes pas pressées, dit Silvana. J’allonge les jambes, tu allonges les tiennes, nous n’avons aucun chemin à prendre, aucun chemin à éviter. C’est la bienveillante neutralité du soir.

— Tu es en vacances, dit Carole. Légère dès l’aube ou pendant une grasse matinée, légère à dix heures, à midi, n’importe quand. 

À la fin du repas, leur serveuse leur demande si elles sont satisfaites. 

¬— Tout va bien, rien à déplorer, lui dit en souriant Silvana. 

— Tu as un joli sourire étroit qui te va très bien, lui dit Carol.

— Sourire étroit? dit Silvana, surprise.

— À certaines personnes, le sourire ne va pas du tout, dit Carole. Il élargit leur visage, qui devient carré, menaçant, incapable de douceur et d’amitié.

En se levant, les deux hommes et la femme qui dinaient avec Diego Laria attirent le regard de Silvana.

— Les deux qui s’en vont sont-ils eux aussi des pilotes? demande-t-elle.

— Pas que je sache, répond Carol.

— L’amitié entre pilotes est-elle possible, ou leur intense rivalité la rend-elle impossible? Qu’en penses-tu? J’aime quand tu lances à tel ou tel sujet une théorie.

— Ai-je une théorie au sujet de l’amitié? 

— Oui, l’autre soir, quand nous sortions du cinéma, tu aimais le film et tu avais l’impression que le film t’aimait. Tu t’es mise alors à parler des amis proches et des amis à distance. 

— Quand nous rencontrons nos amis, nous donnons autant que possible à cette réunion une tournure joyeuse. Cependant nous aimons aussi comprendre, être lucides, faire des découvertes. Des livres, des films, des poèmes, de pièces de théâtre nous rendent clairvoyants. Ils sont des amis eux aussi, des amis que nous n’avons pas à ménager, des amis qui parfois ne nous ménagent pas, nous mettant devant des découvertes poignantes. 

— Une épreuve sportive peut-elle à l’occasion être elle aussi… peut-elle être une sorte d’événement? demande Silvana. Quand l’effort d’un sportif nous touche… ou l’épuisement d’un sportif… ou quand nous admirons un vainqueur… 

— Un vainqueur peut-être fait-il parfois une découverte, dit Carol. Un perdant peut-être fait-il parfois une découverte. Un spectateur peut-être comprend-il quelque chose qui l’inspire.

— Une course, ou un match de tennis ou de football serait alors comme une œuvre et laisserait des traces.

— J’imagine que c’est rare. Comme avec les livres, les films, les musiques. Une lecture, un spectacle, une écoute ne sont pas chaque fois une expérience qui t’impressionne ou t’éclaire.

— Dis-le lui, ça lui fera plaisir, dit Silvana.

— Dire quoi à qui?

— Il serait aussi le héros du dimanche, une sorte d’artiste, par moments.

— Qui?

— Tout à l’heure, les pilotes qui vont lutter demain, tu les appelais “Les héros de demain dimanche.” Oublies-tu ce que tu racontes? Parle-lui tout de suite. Demain tu auras oublié.

— Parler à qui? 

— Un seul est ici. Un seul pilote.

— D’accord, parlons-lui si tu veux.

Elles se lèvent et vont à la table de Diego Laria.

¬— Pouvons-nous nous asseoir deux minutes près de vous? lui demande Carol.

— Oui, à condition que ce soit sans aucune intention, dit-il.

— De quel genre d’intention vous méfiez-vous? demande-t-elle.

— Par exemple celle de m’enregistrer en cachette et d’être indiscrète. Que veulent les spectateurs et les journalistes? Ils veulent voir et veulent des conseils. Voir quoi? Entendre quoi? En dehors de mon métier, je n’ai rien à montrer.

— Je les connais moi aussi, les spectateurs, dit Carol. Ils veulent des sports, d’autres spectacles, et des jeux, et l’amour.

— Pour une histoire d’amour, ne comptez pas sur moi. Qui j’aime, et comment, restera secret, dit Laria. Ce que vis ailleurs, mon choix et mes sentiments en dehors de la compétition, je n’en ferai pas étalage. Mon exhibitionnisme, je le vis dans le sport. Les rencontres s’y déroulent devant tous. Dans le sport il n’y a pas de manœuvres clandestines. Aucun participant ne peut rien cacher de sa conduite.

— Non, la réalité du sport n’est pas toujours claire, dit Carol. Les rencontres et l’argent ne sont pas dévoilés ou ne le sont qu’en partie. Comment avez-vous payé vos débuts? Quelqu’un vous a-t-il aidé? Qui vous a recommandé à l’équipe qui a mis ses moyens à votre disposition? 

— À ce sujet, je pourrais frémir à retardement, mais je préfère être féroce et me réjouir de ma chance, dit-il. Penser à tous ceux qui échouent, et dont j’aurais pu faire partie, ne peut inspirer que le rire ou l’effroi. Permettez-moi de férocement ne pas voir des précipices où je ne suis pas tombé, ni des déserts où je n’ai pas erré, ni des bousculades et des piétinements qui ne m’ont pas abîmé. De l’amour et des horreurs, je ne dirai rien. 

— Vous êtes lucide et désemparé, dit Carol.

— Seulement le matin.

— Quelle est votre humeur le soir?

— Le soir, mon inquiétude me fait sourire et facilement, en équilibre entre inquiétude et happy end, je m’endors. Comme fin de journée, c’est très acceptable.

Il se lève. Au bar il paie son addition. Il s’en va.

Carol et Silvana font de même. Vers leur hôtel, elles roulent fenêtres ouvertes. La nuit sent l’herbe. 

— Étrange odeur nocturne, dit Silvana. Peut-être à cause de l’étang.

— Pourquoi étrange?

— Comme si, pour faire monter cette odorante évaporation, descendaient sur les prairies et les ruisseaux de la pluie et du soleil.

Dans son hôtel Nando Nisso se plaint du bruit. Il téléphone à la réception: 

¬— Je cours demain. Je tiens à bien dormir. 

— Bientôt le restaurant ferme et notre bar de nuit est au sous-sol, dit la réceptionniste. Vous ne l’entendrez pas. 

— J’entends le rythme d’une musique de danse, dit-il. 

— Reste la chambre de quelqu’un qui a réservé mais n’est pas encore arrivé, dit-elle. Une chambre loin du bruit.

— J’y vais. Quel numéro?

— Non, attendez, nous allons vous déménager. 

Il remet ses affaires dans sa valise et attend. Rien ne se passe. Il va dans le couloir. Personne. Il a l’impression d’être dans un mauvais film. Dans un mauvais couloir. Il revient dans sa chambre et téléphone à nouveau. Personne ne répond. Enfin arrive un homme âgé, et gros, qui marche lentement. 

— Je suis capable de porter ma valise, lui dit Nisso. 

L’homme gros la lui prend comme s’il en avait reçu l’ordre, et le conduit dans une autre chambre. 

— La plupart des pilotes sont accompagnés, dit-il, comme si Nisso était un infirme ayant des exigences particulières, démesurées, un client incapable de supporter une compagnie, une conversation, le moindre bruit.

— Il m’arrive de voyager seul, dit Nisso.

L’employé pose la valise sur un tréteau et s’en va.

Nisso ramasse la brochure qui se trouve sur la table de nuit. Elle dit beaucoup de bien des collines et des ruines des environs. Le long chemin jusqu’au château en ruines est qualifié de belle randonnée.

Les héros du dimanche et les amis

?
Belgique
bottom of page