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Les Machines désirantes

“Les machines désirantes ne marchent que détraquées, en se détraquant sans cesse.”

Gille DELEUZE-Félix GUATTARI, L’anti-œdipe, 1972, p.14.



“De toute façon, les algorithmes, personne n’y comprend rien…”. Voilà qu’Amaury prononçait enfin cette phrase à voix haute. Il parlait à Valérie, son assistante sociale, qui l’observait perplexe en attendant une chute. Il n’y en eut pas. Il tapa trois fois sur le rebord du bureau pour les points de suspension et eut l’impression d’être nu ou transparent face aux interrogations qui traversaient le visage de Valérie comme des nuages de pierre. Cette phrase incomplète devait être la clef qu’elle attendait pour le comprendre, et qui sait, éprouver à son égard un début d’empathie. Il espérait une question qui l’inviterait à préciser sa pensée, mais non, seulement ce masque de craie et les traits usés de son interlocutrice. Elle regarda furtivement sa montre, songeant déjà au dossier suivant qui attendait pieusement là-bas, assis entre deux massifs d’hévéas. Amaury n’avait plus rien à dire et il se trouvait bien dans cette bulle de silence qui enflait entre eux deux, mais elle la creva:

— Vous êtes allé à ce groupe de parole que je vous ai renseigné?

— Bien sûr…

Pour lui répondre, il mit un éclat de fierté dans sa voix.

— Et?

Elle l’observait en attendant la suite et se dit: tous les mêmes, ces informaticiens, tous sortis du même bocal de cornichons, tous la même odeur de celui qui n’a pas jugé utile de prendre une douche avant de venir me voir… Pourtant, Amaury, il est à part, un surdoué dans sa spécialité, elle le sait. Il a brassé des sommes considérables à s’occuper de la maintenance et de la sécurité de gros systèmes. Il travaillait pour des banques, des hôpitaux, des cabinets d’avocats pléthoriques, des gens pas timides face à la dépense tant que leurs affaires roulent sans bruit. Mais que s’était-il donc passé pour qu’il reste coincé ici, sur la case mise sous tutelle-aide sociale? C’était l’énigme, et elle n’avait pas l’ébauche d’une explication cohérente, pas même dans cet énoncé laconique sur les algorithmes.

— Deux fois déjà.

— Bien, Amaury…

Il mentait, il ne s’y était rendu qu’une seule fois. Hier soir.

Deux heures en apnée dans les transports en commun bondés pour arriver en retard et subir la bienveillance de ce gourou haut perché sur le socle de son arrogance. Un type en apparence bien net, droit dans ses baskets blanches, courte brosse poivre et sel, costume noir et t-shirt bleu océan. Une tenue mi-stricte mi-décontractée pour bien montrer qu’il n’était pas gourou de naissance, et qu’il avait eu un parcours. D’ailleurs, sa vocation était plutôt tardive, vingt ans avant de trouver sa voie… La sortie de secours d'une carrière brillante, mais immorale, dans une boîte de consultants prétentieux. Vingt ans! Il disait: “Chez Ernest & Jeunot”. Un triste cirque. Il avait tourné la page. Chaque fois qu’il intervenait, il lançait une de ces phrases apprises par cœur, débiles, interchangeables, et censées exprimer son empathie: “Moi aussi, je suis passé par là…”, “Je sais exactement ce que vous ressentez…”.


Amaury entre et demande si c’est bien ici Les endettés… “Anonymes, oui, c’est nous”. La voix du maître de cérémonie a posé ça là, sur un mode déclamatoire et triomphant. “C’est nous”, plutôt que “c’est ici”, pour indiquer qu’il veut parler d’un rassemblement de paumés, mais que grâce à lui, tout le monde pourra s’en sortir. Un cercle, une dizaine de personnes et entre deux femmes, une seule place libre entre deux femmes. On lui laisse le temps de s’installer, et la grande bégum brune à côté de lui se remet à parler. Pour elle aussi, c’est la première fois. Elle s’est présentée et progresse dans son histoire. Elle a déjà franchi ce mur de la honte qui noue les mots au fond de la gorge, et s’exprime avec la dignité de celle qui sait qu’elle gagnera la partie.

Ce genre de réunion est rempli de clichés, et Adélaïde (c’est le prénom de la brune) en concentre une quantité telle qu’Amaury se dit qu’une femme pareille ne peut pas exister en vrai, mais seulement dans les séries américaines. Pourtant, Adélaïde est bien réelle, là, assise à sa droite, il pourrait la toucher, et elle déplie les détails de son histoire personnelle comme si elle dépiautait un origami compliqué. Elle en a bavé…

Au commencement, elle vivait dans un monde “formidable”.

Un mari, homme d’affaires issu d’une lignée de notables. Une grande villa au fond d’un parc, une seconde résidence en province, un chalet pour le ski, des vacances en famille quatre fois par an, et avec les copines aussi, plutôt des city-trips en dehors des congés scolaires pendant que la bonne s’occupe des trois enfants du couple. Pilate, manucure, tables étoilées, thalasso chez Caudalie, grandes expos; week-end à Rome, soirée en long chez l’Ambassadeur de France, sous les fresques des Carrache, “formidable”; virée shopping à New York, trois jours et huit cents dollars de supplément bagage au retour. Pour Adélaïde, l’argent n’avait pas de consistance, pas d’odeur, et certainement pas l’odeur de la sueur. L’argent était une qualité inquantifiable, un flux de A vers B, et elle au milieu pour en profiter. La matérialité de l’argent se réduisait à quelques petits rectangles en plastique multicolores, un bip un rien agaçant, et un seul code de quatre chiffres, le même pour toutes ses cartes.

Tout était parfait jusqu’au jour du cataclysme.

Là, personne ne comprend pourquoi, mais elle se met à parler de Laïka, son lévrier afghan, “une bête magnifique…”. Amaury la voit surgir de l’ascenseur d’un palace avec sa chienne au bout d’une laisse. Le monde leur appartient et rien ne sera jamais trop beau pour elles. “Pourtant, j’ai dû la piquer… sans jardin, je ne pouvais plus la garder… ça m’a fendu le cœur…”.

Elle raconte le jour où tout s’est effondré.

Week-end à Barcelone avec les copines. Champagne au bar de la fondation Miró, et voilà que tombe ce message alarmant: la fille de sa meilleure amie, accident d’équitation, grave, elle est dans le coma. Solidaires, elles rentrent toutes les cinq dare-dare, par le premier vol, samedi soir. Les trois enfants sont chez leur grand-mère, Adélaïde passe les prendre et retour à la maison. À peine franchie la grille du parc, sensation étrange, de la lumière au premier étage, mauvais trip, son homme n’est pas en voyage d’affaires, il bourrique sa secrétaire dans le lit conjugal.

Cliché suprême, Amaury se retient de rire.

C’est midi, terminus, la fin brutale d’un empire sous un nuage pyroclastique. La maîtresse se faufile entre deux engueulades, et quelques grossièretés plus loin, la légitime décampe à son tour avec son chien et sa progéniture. Nouveau cadre de vie. Quatre chambres dans l’hôtel le plus cher de la ville et nouvelle enfilade de clichés. Toutes ces histoires-là se ressemblent… Menaces réciproques, insultes radioactives, chantages variés, longues négociations bégayantes par avocats interposés, crises de nerfs, de larmes… Exténué, Monsieur consent à lui laisser la jouissance d’un grand appartement et à payer une pension alimentaire “confortable”. Elle aurait préféré une pension de veuve, mais bon, personne n’est parfait… Il veut les gosses deux week-ends par mois. Soit. Elle double le montant de son enveloppe mensuelle. Marché conclu! La tranquillité a un prix, il est très riche, il peut bien la payer très cher. Piquer Laïka, “ça m’a anéantie, mais elle était si malheureuse… vous me comprenez?” Elle reprend son train de vie, mais l’argent a changé de nature et s’est transformé en quantité mesurable. Le dix du mois, son unique carte bancaire se met à faire un bruit désagréable. Elle est à sec, mais pas question de réduire la voilure, “je n’allais tout de même pas vivre comme une crevarde…”. Alors, elle s’invente une nouvelle carrière: consultante déco. Les débuts sont prometteurs. Elle profite de la générosité de quelques amies. Ou bien était-ce de la pitié? Elle s’en carre, elle fonce, mais quelques mois suffisent à épuiser sa “clientèle”.

Adélaïde est une grande causarde, elle parle beaucoup, trop pour certaines, elle vous emmènerait jusqu’au fond de son gouffre en papier de soie. À l’autre bout du cercle, Iris s’irrite et vibre sur sa chaise. Elle, c’est l’anti-Adélaïde, une vraiecrevarde, des seins à marée basse qui pendent sans soutien-gorge, un pantalon maculé de taches de peinture, des cheveux graisseux. Le gourou a du tact, et discrètement lui glisse un: “Calme-toi, Iris, tu pourras parler après la pause”. Adélaïde peut terminer. Elle a cinq minutes pour exposer sa stratégie.

1°: emprunter aux copines. Elles sont sympas, très riches et bien élevées, elles n’oseraient jamais réclamer… Elles disparaissent les unes après les autres, et bientôt il n’en restera plus qu’une seule: la moins nantie de toutes.

2°: commander ses fringues sur Internet et déclarer le vol de sa carte bleue, bien vérifier que tous les colis sont en route avant de bloquer les transactions.

3°: ouvrir des comptes dans une douzaine de banques, et faire voltiger l’argent de l’un à l’autre. Tant qu’il en restera un dans le vert, la fête pourra continuer.

4°: payer tout à crédit, même la bouffe.

5°: racheter ses découverts avec d’autres crédits.

L’idée forte: rendre à l’argent sa qualité de fluide, pour qu’il revienne irriguer ses désirs. Hélas! Dans sa nouvelle vie, l’argent s’est figé en une masse compacte et immobile, coincée dans le jardin des copines, il ne passera plus par chez elle. Le dernier compte tombe dans le rouge, la dernière ficelle claque et c’est la chute. Verticale.

Adélaïde suffoque au bord des larmes en tremblant comme une blatte. Félicitations du gourou: “Bravo! Adélaïde…”

Pause clope.

Amaury ne fume pas, mais il sort prendre l’air et sur le trottoir détrempé, il retrouve Iris-la-crevarde qui va et vient en tirant rageusement sur une cigarette roulée. Elle s’approche. Odeur de tabac brun, doigts jaunis, ses fringues sentent le moisi, on dirait qu’elle sort d’une cave. “Quelle pétasse, la nouvelle, j’ai bien failli pleurer!”. Elle éclate de rire et ostensiblement, elle attend qu’il approuve sa sentence. “Moi, j’ai perdu mes deux gosses… enfin… c’est le juge… À mon troisième séjour en H.P., ce con a ordonné qu’ils aillent vivre chez leur père… exclusivement… tu parles si j’en ai bavé… rien à voir avec cette pute de luxe… j’aurais fini à la rue… et toi? t’en es où?” Il laisse passer la question et l’interroge sèchement: “H.P.?” Elle recrache un filament de tabac: “Hôpital psychiatrique… c’est lui qui m’a rendu dingue… le géniteur… fais gaffe… je suis vraiment folle… ça se voit, non?”. Il répond non en tournant la tête et esquisse un pas en direction de la porte. “Ho! Attends, on a encore au moins cinq minutes avant la cloche… avant de retrouver Ernest Jeunot… Haha!” Elle le pince au coude et raconte son affaire: “militante sur les réseaux sociaux”, elle gère quelque chose comme dix ou quinze comptes. Féministe-anarchiste. On dit aussi Radfem, pour féministe radicale. Elle tend des pièges aux mâles pas déconstruits, les pas-tous-les-hommes, les oui-mais-pas-moi, tous ces braves types autoproclamés, mâles-alpha ou frustrés de ne pas l’être qui viennent pleurnicher qu’on ne peut plus rien dire, rien faire, rien penser de travers, que toutes les femmes sont devenues des sorcières castratrices, que c’était mieux au temps des colonies. Des bitards! Elle les aligne dos au mur et braque sur eux son projecteur, sa lumière, sa vérité, “viens boire mes règles, salaud…”. Elle n’est pas seule, elles attaquent en meutes et déchirent tout ce qui porte des couilles. Elles iront jusqu’au bout. Leur projet? Émasculer la société capitaliste. Au début, une vraie kermesse, ça marchait au naturel, “organique” comme on dit, mais rapidement, ça s’est tassé. Toujours les mêmes qui likent, sharent, un groupuscule de copines qui tournent en rond. Il fallait élargir l’audience, conquérir des cercles plus indécis. “Il suffisait de payer!”, alors elle a payé, et ça a marché, un tsunami, “d’un seul coup, t’as l’impression de devenir une star, tout le monde t’écoute, les lignes bougent…”. Tout son fric y passait, “siphonnées par les GAFAM, mes allocations de rescapée de la psychiatrie…”. Elle ne bouffait plus, ne dormait plus, ne baisait plus, elle ne sortait même plus de sa cave. Elle existait seulement dans le reflux des retweets de ses tweets. “La censure? Je l’emmerde!” Dès qu’elle tombait, Iris ouvrait un nouveau compte, “je ne sais même plus combien j’en ai…”. Sa rage dévie vers une nouvelle cible: les influenceuses, ces poupées en silicone qui se prennent en reel à Ibiza, Dubaï ou Marrakech, “des putes consentantes qui se prétendent créatrices de contenus… mon cul aussi crée du contenu, de la merde en vrac, c’est gratuit, t’en veux?”

Ernest a donné le signal et Iris vomit la suite, la vérole roule dans la matrix… “Culte du pouvoir d’achat… fast fashion de merde… abrutissement des masses… surconsommation… et toi, Adélaïde, ta dignité, tu l’as achetée sur Sheim? Notre société a cessé de produire du sens… elle ne produit plus que du désir et sa transformation en jouissance… (Jouissens… haha!) nous vivons dans une civilisation masturbatoire… condamné·e·s à courir comme des hamsters en cage derrière l’autosatisfaction de nos désirs… on a tout mélangé… on confond nos besoins vitaux et nos désirs induits par la putasserie publicitaire… tu vois ce que je veux te dire, Adélaïde?... Tu dois te désaliéner de tes désirs et combattre avec moi la dictature du capitalisme patriarcal… tu viens?”

Schopenhauer n’est pas loin, mais en mode kamikaze. Ad libitum et jusqu’à l’écœurement, Iris malaxe sa mélopée barbare, une chanson de geste où rien ne se passe, où tout se répète à l’infini, ad nauseam. Elle a inventé le mouvement perpétuel de la frustration mise en paroles. À la fin de chaque énoncé, elle tient la note sur la dernière syllabe, pour que personne n’ose l’interrompre, et dans cette houle, Amaury rebrousse chemin en nageant jusqu’au premier jour de son naufrage.

Un banal achat en ligne, et la certitude fulgurante que l’algorithme qui lui suggère d’autres achats peut lire dans ses désirs. Il clique, confirme et paie, puis recommence, et la machine désirante transforme le réel en listes et fiches produits. Son garage se remplit de boîtes en carton qu’il n’ouvre même pas — ces gadgets ne l’intéressent plus —, il est hanté par une seule obsession: comprendre le fonctionnement de la machine. Un script y suffira, une autre machine. Il la règle sur un achat par jour, puis deux, bientôt dix, enfin, c’est douze à la minute. Il pourrait encore accélérer la cadence, mais il prend peur: l’algorithme qu’il a créé pense et agit à sa place. Pire, la plupart des produits qui défilent n’existent pas encore, ils sont fabriqués au fur et à mesure. À l’autre bout de la chaîne, on assemble chaque jour de nouveaux objets en fonction du flux de ses désirs. C’est dingue. La machine produit du plaisir en fonction des désirs d’une autre machine. Iris répète sa question à Adélaïde: “Alors, tu viens?”, et le système se bloque au milieu du tunnel. Il ne comprend plus rien, mais une chose est certaine: l’expérience l’a purgé de ses économies. Au loin, une lueur vague, un masque de plâtre, le visage de Valérie qui l’attendait.

— Alors, comment ça s’est passé chez les endettés anonymes?

— Oh! vous savez, les algorithmes, personne n’y comprend rien, même pas ceux qui les créent.

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